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mardi 13 octobre 2015

NE PAS CROIRE CE QUE L'ON SAIT : MENSONGE A SOI-MÊME, SCHIZOPHRENIE ET CAPITALISME.




Dans un précédent article1, nous avons été amenés à définir la croyance comme l'expression, c'est-à-dire la manifestation par et dans notre corps, de ce qui a de l'importance, de ce qui vaut pour chacun de nous, bref comme ce qui, au fond, manifeste notre identité individuelle et dont l'expression linguistique "je crois que ..." ou "nous croyons que ..." n'est qu'une manifestation parmi d'autres possibles. Si, par exemple, je crois qu'il va pleuvoir, alors je fais les gestes et j'accomplis les actes typiques qui, sous nos latitudes et dans notre culture, manifestent cette croyance : je prends un parapluie, je revêts un imperméable, je rentre le mobilier de jardin, je ferme les fenêtres, etc. Bref, sans même que j'aie eu à dire "je crois qu'il va pleuvoir", un tiers qui aurait observé mon comportement pourrait justement penser ou dire tout haut : "tiens, il croit qu'il va pleuvoir". Supposons maintenant que, toutes choses étant égales par ailleurs, j'aie eu connaissance d'un bulletin météorologique local m'informant de l'imminence de la pluie et qu'au lieu de réagir comme je l'ai fait, je sois demeuré sans aucune de ces réactions. Le même observateur aurait été fondé à conclure : "c'est curieux ! Il sait qu'il va pleuvoir et pourtant il ne le croit pas". De la même manière qu'on pourrait dire du gros fumeur qui continue à fumer : "il sait qu'il met sa vie en danger, mais, au fond, il n'y croit pas". Ou encore, pour dramatiser l'enjeu du problème et pour rester dans l'air du temps, "même lorsque nous savons que la catastrophe est devant nous, nous ne croyons pas ce que nous savons" dit Jean-Pierre Dupuy dans un entretien donné à la revue Esprit en février 20072 à propos de la catastrophe climatique dont nous commençons déjà à subir les effets. De fait, plusieurs années après cette constatation et à la veille de la très médiatisée COP21, rien, absolument rien de significatif n'a été fait par quelle puissance publique que ce soit pour enrayer le bouleversement climatique dont aucune, absolument aucune, ne conteste pourtant la réalité. Ou, pour rester encore dans l'actualité, les trois personnages principaux du dernier film de Jacques Audiard Dheepan3, savent qu'ils ne sont pas une vraie famille, mais s'évertuent désespérément à croire le contraire. Il est devenu banal de qualifier d'"irrationnelle" cette inadéquation des croyances aux connaissances. Mais, à supposer que cette imputation soit justifiée,donc résiderait l'irrationalité ? Dans celui qui sait mais qui, manifestement, ne croit pas ce qu'il sait, ou bien dans celui qui fait le constat "il sait mais il ne croit pas ce qu'il sait", ou bien encore dans le contexte qui nous détermine à ne pas croire ce que l'on sait ? Nous allons tout particulièrement tenter de comprendre d'où vient ce sentiment de malaise qui nous saisit lorsqu'on entend dire de quelqu'un qu'il ne croit pas ce qu'il sait, d'abord en examinant en détail cette forme particulière de dissonance cognitive que Sartre nomme "mauvaise foi", puis en nous penchant sur ce qu'il est convenu d'appeler le "paradoxe de Moore" ("je sais que p mais je ne crois pas que p"), enfin en montrant que l'irrationalité présumée de ce type de comportement n'est que le reflet intériorisé par les agents sociaux d'une société capitaliste traversée par des contradictions insurmontables au point "qu'elle est la maladie de notre temps lui-même [...] et qui, loin de toucher exclusivement les individus faibles et médiocres, semble atteindre précisément les êtres forts, doués d'un esprit et de talents supérieurs"(Hesse, le Loup des Steppes).

S"il existe un roman dans lequel les personnages s'évertuent à ne pas croire ce que pourtant ils savent, c'est Belle du Seigneur d'Albert Cohen. À quelques exceptions près4, en effet, tous les personnages de ce roman doivent résoudre le problème suivant : ils sont tous pénétrés d'une importance sociale justifiée par une évidente réussite professionnelle et une non moins évidente aisance matérielle, à quoi s'ajoute, en tout cas pour la plupart d'entre eux, par une évidente prestance physique. Toutefois, cette position de domination sociale ne suffit pas à leur assurer, comme ce serait le cas dans n'importe quelle espèce animale autre que l'humaine, une domination sexuelle sur leurs partenaires. Il y a, par exemple, ce passage tout à fait significatif :
"en cette volière [les locaux de la SDN à Genève en 1935 où est donnée une réception mondaine], le sexuel primait parfois, atténuant ou supprimant le social. C'est ainsi que, dans un coin discret, un ambassadeur chauve (qui avait été pendant quarante ans le valet flatteur de ses supérieurs afin de progressivement monter et arriver, décati et bourré de colibacilles, à de l'importance) parlait avec empressement à une jeune interprète, idiote en quatre langues, pourvue de mamelles non encore tombantes et exposant ses grotesques fesses par le moyen d'une jupe exigée étroite, et c'était son but de vie à cette mignonne qui riait, charmée de sa provisoire puissance. Car l'action du sexuel est passagère tandis que souveraine et durable celle du social"(Cohen, Belle du Seigneur, xxvi).
Interprétons ce passage dans les termes du problème que nous avons posé dans l'introduction. Le vieux diplomate tout comme la jeune interprète savent qu'ils sont dominants : on le leur a dit après qu'ils ont passé avec succès les épreuves exigeantes de sélection et de recrutement de l'élite. Pourtant, l'un et l'autre personnages sont, provisoirement, de manière passagère, en proie à un doute abyssal au sujet de cela même que l'influence du social devrait leur garantir de manière "souveraine et durable". Et les circonstances dans lesquelles se manifeste ce doute sont toujours les mêmes : la pulsion sexuelle. Car alors, "le sexuel primait parfois, atténuant ou supprimant le social". Et cette atténuation, cette suppression du savoir social que chacun a de soi-même consiste en rien moins qu'une croyance contraire concernant leur puissance réelle. Bref, dans de telles circonstances, et dans ces circonstances seulement, nos personnages savent qu'ils sont puissants mais ils n'y croient plus. Et leur croyance contredit leur connaissance au sens où le comportement dominant typique qui est celui d'une assurance de parvenir à ses fins, soit par séduction, soit par agression, ce comportement est, de fait, complètement inhibé dans les contextes de pulsion sexuelle. Au sens où un tiers observateur (par exemple, l'auteur lui-même) pourrait, avec raison, remarquer : "tiens, ils savent qu'ils sont dominants, mais, visiblement, en ce moment, ils n'y croient pas". Il s'ensuit, dans Belle du Seigneur, chez tous ces personnages qui ont de bonnes raisons de se savoir puissants sans forcément toujours y croire, des stratégies complexes et, souvent, comiques, pour s'assurer et se rassurer de leur puissance dans les moments de doute (ils passent tous beaucoup de temps à s'observer dans et à se réajuster devant un miroir) et, corrélativement, pour la consolider (ils n'ont de cesse de se baigner, se raser, se parfumer, soigner leur apparence vestimentaire, peaufiner leur vernis culturel, surveiller leur langage, etc.). Il s'ensuit aussi une trame narrative tragique qui peut se résumer à une lente mais inexorable descente aux enfers des deux personnages principaux5, Ariane et Solal, dont les amours bestiales fondées, pour chacun, sur le désir de dominer l'autre, ne résiste pas à la contradiction entre ce qu'ils savent d'eux-mêmes en termes de puissance en contexte social public, et ce qu'ils croient d'eux-mêmes en terme de faiblesse en contexte de sexualité privée : plus ils prennent conscience de cette contradiction et plus ils s'efforcent de l'annuler au moyen de contorsions psycho-sociales aussi illusoires que dérisoires qui ne font, en réalité, que creuser l'abîme entre ce qu'ils savent de leur puissance et ce qu'ils croient de leur faiblesse, laquelle s'avère à mesure que leurs stratagèmes échouent.

Freud nous offre, à première vue, un cadre conceptuel assez pertinent pour une analyse philosophique de ce phénomène :
"le ça [das Es] est la partie obscure de notre personnalité […]. Le ça tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien le mal, la morale […]. Le moi [das Ich] a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à assurer sa sécurité et sa réussite [...]. Le surmoi [das Überich] est ce qui représente pour nous toutes les limitations morales, l’avocat de l’aspiration au perfectionnement ; il est le représentant et le successeur des parents et des éducateurs qui, pendant les premières années de l’individu, ont surveillé ses faits et gestes"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
Pour Freud, ce que nous avons, d'emblée, présenté comme une contradiction est, en réalité, un conflit entre deux instances cloisonnées de notre personnalité. D'une part, le ça, "la partie obscure de notre personnalité" qui, nous dit Freud, n'est régi que par le seul principe de plaisir en vertu duquel toute pulsion, en particulier, toute pulsion sexuelle et toute pulsion agressive6, exige une satisfaction immédiate, le plaisir étant la sanction de cette satisfaction. D'autre part, dans la mesure où, mû par le principe de plaisir, le ça "viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui", à savoir les forces de répressions sociales dont le surmoi est le représentant psychique, le moi, "plus propre à assurer sa sécurité et sa réussite", et qui, pour cette raison, se soumet au principe de réalité. Sous cette grille de lecture, le problème des personnages de Cohen serait donc celui posé par un conflit entre leur moi social, public, rationnel, conscient des règles et, donc, des limites morales et juridiques à ne pas franchir, et leur ça psychique, privé, pulsionnel et inconscient, c'est-à-dire réfractaire à tout processus de régulation autre que le plaisir qu'ils pourraient se procurer en satisfaisant à n'importe quel prix leurs pulsions de domination sexuelle sur leurs partenaires, conflit médiatisé par la culpabilité diffuse instaurée par le surmoi qui laisse peser de lourds soupçons sur les intentions conscientes du moi qui ne sont peut-être, après tout, que des pulsions sexuelles ou agressives refoulées puis sublimées. Il y a là une sorte d'association d'un aveugle inquiet avec un paralytique risque-tout : l'aveugle marche (il "satisfai[t] les besoins pulsionnels") mais ne sait pas où il va, le paralytique voit (il est "le représentant du monde extérieur") mais ne peut avancer que juché sur les épaules de l'aveugle. Rien d'étonnant alors à ce que le moi, le paralytique qui voit, à la fois devant lui, la voie royale de la réussite sociale, mais aussi, avec anxiété derrière lui, le périlleux chemin déjà parcouru, entre en conflit avec le ça, l'aveugle tyrannique qui, malgré les conseils et les injonctions, n'en fait jamais qu'à sa tête. Sous cette analogie, la croyance appartiendrait au ça aveugle et la connaissance au moi paralytique. Dans ces conditions, on comprend que la croyance, ce processus profond qui tend à mobiliser toutes les forces de l'être sans s'encombrer d'aucun principe régulateur, finirait toujours par avoir le dernier mot en cas de conflit avec une connaissance qui ne mobiliserait ces mêmes forces que modulo le respect d'un certain nombre de prescriptions. Bref, d'un point de vue freudien, le conflit entre ce que ces personnages savent de leur puissance publique et ce qu'ils croient de leur faiblesse privée, est un conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Quant à la défaite annoncée de celui-ci par celui-là, elle s'explique par la nature même du principe de réalité qui n'est rien d'autre que le principe de plaisir modéré par l'exigence de différer, temporellement ou matériellement, la satisfaction de certaines pulsions : "l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur ; notre activité psychique est donc régie automatiquement par le principe de plaisir […] ; le principe de plaisir cède la place au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation"(Freud, Introduction à la Psychanalyse, iii). Ce cadre d'analyse convient, à plusieurs titres, à l'élucidation du problème posé, notamment à travers le roman de Cohen : d'abord il rend compte de l'irruption toujours destructrice des pulsions sexuelles et des pulsions agressives dans l'ordonnancement rationnel le mieux établi : "les motifs purement rationnels sont, chez l’homme d’aujourd’hui encore, de peu de poids face aux impulsions passionnelles"(Freud, l’Avenir d’une Illusion, viii)7 ; ensuite il permet de comprendre pourquoi une telle situation est toujours vécue dans le malaise et donc, en quoi elle constitue un problème à résoudre pour qui en est le jouet ; enfin, il faut remarquer qu'Albert Cohen lui-même fait un usage, certes modéré, mais néanmoins significatif du lexique psychanalytique pour rendre compte du comportement de ses personnages. Cela dit, outre le coût métaphysique exorbitant du cadre psychanalytique à la fois en termes de motivation psychique des comportements8, en termes de motivation mécanique causale9, et en termes d'existence d'une instance psychique inconsciente autonome10, le recours à la psychanalyse ne nous permet de comprendre ni les complexes et conscientes stratégies de séduction mutuelles des personnages et d'évaluation à la fois ex ante et ex post de cette séduction, ni pourquoi, contrairement à celui d'autres personnages du roman11, le suicide final de Solal et d'Ariane ne peut pas s'expliquer par une pulsion de mort inconsciente mais bien par une volonté totalement lucide et longuement délibérée. En d'autres termes, l'interprétation psychanalytique du problème posé ne permet pas de comprendre pourquoi, en cas de conflit entre la croyance et la connaissance, ce n'est pas toujours, in fine, celle-ci qui cède le pas ou, pour reprendre notre analogie, pourquoi le paralytique est loin d'être privé de tout moyen de contraindre l'aveugle qui, lui-même, est loin d'être complètement aveugle.

Sartre pose la question suivante :
"comment rendre compte du plaisir ou de l’angoisse qui accompagnent l’assouvissement symbolique et conscient de la pulsion, si la conscience n’enveloppe pas, par delà la censure, une compréhension du but à atteindre ?"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1).
Soit, par exemple, Ariane qui attend impatiemment Solal pour un de leurs nombreux rendez-vous amoureux. Après s'être baignée et après avoir essayé, devant la glace de son salon, plusieurs toilettes, après avoir narcissiquement baisé, sur son miroir, l'image d'elle qu'elle trouvait le plus satisfaisante, elle règle les ambiances olfactive, lumineuse, thermique du salon, dispose trois bouquets de roses, ouvre le piano sur lequel elle place la partition d'une sonate de Mozart, fait disparaître les creux disgracieux du sofa ainsi que les revues féminines qui traînent et qu'elle remplace par un ouvrage de Pascal et un autre de Spinoza "qu'elle laissa ouvert. Ainsi, lorsqu'il entrerait, il se dirait qu'elle était justement en train de lire un livre sérieux en l'attendant. Non, pas bien, c'était un mensonge. D'ailleurs, dangereux de laisser ce bouquin dehors, même fermé. Après tout, elle n'en savait pas lourd sur Spinoza"(Cohen, Belle du Seigneur, Lxxi). Comme le dit Sartre, "l’assouvissement symbolique et conscient de la pulsion", en l'occurrence de la pulsion de domination sexuelle consistant, non seulement à posséder, mais aussi à subjuguer son amoureux, génère en Ariane à la fois du plaisir et de l'angoisse : plaisir de se savoir physiquement désirable, donc irrésistible à son partenaire, angoisse de se croire intellectuellement limitée, donc inférieure à son partenaire. S'il s'agissait, pour le moi conscient d'Ariane, de se mettre simplement, comme le prétend Freud, au service de son ça sous le contrôle de son surmoi, on ne voit pas pourquoi Ariane s'embarrasserait consciemment de doutes sur sa valeur intellectuelle là où une angoisse diffuse devrait, justement, la déterminer à dissoudre le malaise, non à l'entretenir, voire à l'alimenter. Par exemple, pourquoi est-il si important pour elle que Solal croie, en entrant tout à l'heure dans ce salon, "qu'elle était justement en train de lire un livre sérieux en l'attendant", surtout si lui-même n'est motivé que par la perspective de la jouissance physique et qu'elle le croit ? Bref, pourquoi ne croit-elle manifestement pas ce qu'elle sait au sujet de sa désirabilité ? Car, au fond, c'est à elle-même qu'Ariane s'évertue à faire croire quelque chose qui contredit ce qu'elle sait. Elle sait que la domination n'est qu'une affaire d'apparence physique et, qu'en l'occurrence, elle est plutôt bien lotie : tout dans son histoire sociale le confirme. De même, tout, dans son histoire sociale, lui indique qu'elle fait partie de la classe intellectuellement dominante, puisqu'Ariane, issue de la grande bourgeoisie calviniste de Genève, appartient évidemment à l'intelligentsia cultivée et, est, entre autres, une excellente pianiste. Mais elle croit néanmoins qu'une petite lacune intellectuelle pourrait tout compromettre. Il est donc clair que, d'une part, comme le souligne Sartre, une telle croyance s'accorde mal avec la nature d'un inconscient freudien mais "enveloppe [...] par delà la censure, une compréhension du but à atteindre", en l'occurrence, un but, consciemment délibéré, de séduction intellectuelle apparemment inutile à la possession physique, et, d'autre part, c'est évidemment elle-même, en tant que personne consciente, qu'il s'agit de convaincre de l'importance de ce but (son ça, tout comme celui de son partenaire, n'en ont que faire) en l'opposant à la censure réputée inconsciente s'exerçant sur un savoir conscient qui lui vient de son histoire sociale.

Le cadre de la psychanalyse freudienne se révèle donc insuffisant pour traiter de l'un des plus puissants ressorts romanesques de cette œuvre, ce que les anglo-saxons appellent la self deception, c'est-à-dire, littéralement "duperie de soi-même", et que Sartre nomme "mauvaise foi". En effet,
"il ne suffit pas que la censure discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle, à tout le moins, une représentation de son activité [...]. La psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1).
Sartre insiste sur un point d'une importance cruciale pour notre propos : pour Freud, le problème d'Ariane est que la contradiction entre ce qu'elle croit et ce qu'elle sait se résout en un conflit entre le principe de plaisir inconscient (celui qui détermine son désir inconscient de domination sexuelle) et le plaisir de réalité conscient (celui qui conditionne son désir de sauver les apparences culturelles). De sorte que, même à supposer que la censure inconsciente, œuvre de la coopération du ça et du surmoi, "discerne les tendances maudites" (c'est-à-dire la prégnance de la sexualité et de l'agressivité) et parvienne à les refouler, c'est-à-dire à les dissimuler au conscient, encore faudrait-il "qu’elle les saisisse comme à refouler". Bref, l'inconscient, en tant qu'il s'efforce de dissimuler ses motivations profondes, est doué d'intentionnalité, de visée de quelque chose d'autre que lui-même (en l'occurrence, une stratégie de dissimulation), ce qui, de Brentano à Anscombe en passant par Husserl et Sartre, constitue, par excellence, le critère de la conscience. Bref, si dissimulation il doit y avoir, alors il y a aussi de l'intentionnalité et, par conséquent, de la conscience. D'où, d'après Sartre, l'inconsistance de la psychanalyse freudienne : l'inconscient (le ça) ne peut entrer en conflit avec le conscient (le moi) qu'en étant lui-même conscient. C'est pourquoi "la psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi", "autonome" parce que prétendument indépendante du moi conscient, "de mauvaise foi" parce qu'elle se représente quelque chose qui, précisément, doit échapper à la transparence de la bonne foi. Lorsque A dit (ou pense) que p, il est de bonne foi si et seulement s'il croit que p. Et si A dit (ou pense) que p tout en ne croyant pas que p, alors A est de mauvaise foi. Par exemple, lorsqu'Ariane, à la suite de la longue confession de Solal dont celui-ci a justement parié qu'elle suffirait à la séduire, réagit ainsi : "Adieu, murmura-t-elle, et elle resta immobile"(Cohen, Belle du Seigneur, xxxv). Normalement, lorsque quelqu'un fait ses adieux, il accomplit les gestes typiques de la coupure et de l'éloignement. Pas elle. Donc Ariane dit à Solal "je te quitte", mais, manifestement, elle n'en croit rien puisqu'elle demeure. Sartre a analysé la situation très similaire d'
"une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. [...] L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. [...] Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : [...] la jeune femme abandonne sa main mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur vers les régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie. [...] Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 2).
Cette femme dit à son interlocuteur : "voilà ma vie, voilà cela seul qui importe pour moi". Mais elle ne croit pas du tout que c'est cela qui vaille vraiment pour elle, puisque, dans le même temps, tout comme Ariane avec Solal, elle entre dans le jeu de la femme séduite, manifestant ainsi que c'est tout autre chose qui lui importe à ce moment. Mais pourquoi, après tout, Sartre parle-t-il ici de "mauvaise foi" plutôt que de mensonge ou d'hypocrisie ?

"Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1). Outre son caractère intentionnel que nous avons déjà relevé, le verbe "mentir", comme synonyme de "dissimuler la vérité", est, en effet, d'abord un verbe transitif et non réflexif. L'enfant fait normalement l'apprentissage du jeu de langage du mensonge en cachant la vérité ou la réalité à quelqu'un d'autre que soi-même12. Et ce n'est que de manière seconde et dérivée qu'il se rendra compte que, dans un certain nombre de circonstances, un bon moyen de rendre son mensonge crédible pour autrui (et donc, profitable pour lui-même) c'est d'avoir vraiment l'air d'y croire. Or, le plus simple, pour avoir l'air de croire à quelque chose, c'est encore, tout simplement, d'y croire13. Ce qui est beaucoup moins difficile que les adultes ne l'imaginent, pour peu qu'ils se souviennent à quel point la frontière entre le mythe et la réalité est floue et fragile chez les très jeunes enfants14. Le mensonge, donc, suppose fondamentalement, comme le dit Sartre, "la dualité du trompeur et du trompé". Il en va de même, pourrait-on dire, de l'hypocrisie, qui est un concept plus large portant sur des comportements trompeurs pouvant inclure, sans que cela soit nécessaire comme dans le mensonge, des déclarations ou des silences mystificateurs. Le mensonge, tout comme l'hypocrisie, sont donc deux figures de l'imposture15, c'est-à-dire d'une entreprise de mystification destinée à exploiter pour son profit la confiance d'autrui dans un contexte donné. "Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité". Et en effet, cela change tout car, à partir de là, le "mensonge", désormais rebaptisé "mauvaise foi", n'est plus transitif mais réflexif : il s'agit désormais de mensonge à soi-même. Ce qui entraîne, comme nous allons le voir, une véritable cascade de problèmes. Remarquons d'abord qu'en réduisant le mensonge à la seule dissimulation de la vérité, Sartre n'évoque que la forme la plus fréquente du mensonge, sa forme cognitive dont l'enjeu serait la connaissance de la vérité. Mais il semble que le concept de mensonge puisse recevoir une acception plus largement conative dont l'enjeu en serait plutôt l'efficacité contextuelle. Tout le monde connaît cette blague juive :
"deux Juifs se rencontrent en wagon dans une station de Galicie. « Où vas-tu ? » dit l'un. - « À Cracovie », dit l'autre. - « Vois quel menteur tu fais ! s'exclame l'autre. Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ? »"(Freud, le Mot d'Esprit et son Rapport avec l'Inconscient, ii).
Le mensonge de A à B, lato sensu, ne consiste donc pas nécessairement, pour A, à dissimuler à B la vérité sur ce que croit A, mais d'induire en B une croyance contextuellement profitable à A mais à laquelle A, précisément, n'adhère pas16, fût-ce en déclarant à B ce que A croit réellement, donc en disant la vérité. Il reste que le point de départ de Sartre, celui du mensonge à soi-même réduit à la dissimulation à soi-même d'une vérité déplaisante, tout comme la critique immédiate à laquelle ce point de départ prête le flanc, nous fournissent deux directions d'approfondissement bien distinctes. Explorons donc ces deux voies d'analyse de la nature de la mauvaise foi et que nous appellerons respectivement la voie cognitive (relative à la seule vérité de la croyance) et la voie conative (relative à l'ensemble des déterminations qui nous font croire ou ne pas croire).

La dimension strictement cognitive du mensonge à soi-même peut se résumer dans cette norme énoncée par Clifford : "il est toujours, partout et pour tout le monde mauvais de croire quoi que ce soit sur la base de preuves insuffisantes"(Clifford, Éthique de la Croyance). D'après cette norme, l'agent, en tout cas aussi longtemps qu'il sera réputé rationnel, doit être capable, dans un premier temps, d'évaluer les raisons d'adhérer à une croyance donnée, disons C1, de sorte que, dans un second temps, il ne doit vouloir y adhérer que si et seulement s'il a de bonnes raisons de le faire. Or, dans nos exemples de mauvaise foi, nous avons affaire à des agents qui possèdent une connaissance17, disons K1, suffisamment solide pour qu'il n'aient aucune raison de la remettre en question (par exemple en en examinant le bien-fondé à nouveaux frais), et, à certains moments de leur existence, une croyance C1 supposée suffisamment fondée (dans le sens de Clifford) pour qu'ils aient de bonnes raisons de vouloir y adhérer sans pour autant réévaluer K1 que nous supposons non-révisable. Le problème, c'est évidemment que C1 = non-K1, c'est-à-dire qu'ils adhèrent à la fois à une chose et à son contraire. Encore un exemple : "ennobli de sociale importance, [Adrien Deume, le mari d'Ariane] répondit au salut de l'huissier par un hochement protecteur et s'engagea dans le long couloir [...] saluant avec féminité tous supérieurs rencontrés. Entré dans l'ascenseur, il se contempla dans la glace"(Cohen, Belle du Seigneur, iv). Adrien connaît son importance sociale (c'est un jeune haut fonctionnaire de la SDN plein d'avenir, il n'a aucun doute là-dessus) mais, néanmoins, il "salu[e] avec féminité" tous ses supérieurs. Ce qui, d'un point de vue cognitiviste18, s'analyse comme le résultat, d'après le critère de Clifford, d'une évaluation suffisamment rationnelle de sa situation hic et nunc pour qu'Adrien soit conduit à croire à son infériorité plutôt qu'à vouloir saluer avec simplicité et sérénité des collègues plus âgés, plus expérimentés ou, momentanément, plus chanceux que lui, mais à vouloir se comporter, dans ce très bref échange de convenances, comme une femme en commerce amoureux avec un homme, c'est-à-dire à vouloir adopter un comportement fait de soumission et de séduction. D'ailleurs, dès qu'il entre dans l'ascenseur, il entend, en se regardant dans la glace, à la fois confirmer ce qu'il sait de ses signes extérieurs de richesse sociale, et à la fois se rendre compte par lui-même de l'effet que ses courbettes ont pu produire sur ses supérieurs. On peut donc dire que sa croyance en son infériorité sociale lorsqu'il croise des supérieurs hiérarchiques tout à la fois cohabite avec et lui fait "oublier" sa connaissance au sujet de son statut social généralement dominant. Or les termes de cette analyse posent de nombreux problèmes.

Premier problème : celui de la connexion entre le résultat de l'évaluation théorique et le vouloir pratique de l'agent. Un point de vue cognitiviste présuppose en effet que, suite à une évaluation de la situation de l'agent par l'agent lui-même, et quelle que soit la forme et le contenu de cette évaluation (qu'elle soit ou non "rationnelle" en elle-même, peu importent, ici les critères internes de rationalité retenus et sur lesquels nous reviendrons plus loin), sa conclusion soit déterminante pour sa volonté. C'est même en cela que l'agent sera dit rationnel. "Quod vitae sectabor iter [quel chemin suivrai-je dans la vie] ?" se demandait Descartes pour qui, subséquemment, il ne suffit pas de posséder la méthode pour bien conduire son entendement et trouver la vérité dans les sciences, car "la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu"(Descartes, Principes de la Philosophie, I, art.34)19. En ce sens, l'application du critère de Clifford en termes de raisons de croire ou de ne pas croire doit conduire l'agent non seulement à vouloir faire ou ne pas faire, mais aussi et avant tout, à vouloir croire ou ne pas croire. S'agissant de la situation d'Adrien Deume à laquelle nous avons fait allusion, la question qui se pose est donc : a-t-il de bonnes raisons de vouloir se croire, face à ses "supérieurs", en état manifeste d'infériorité ? Il s'agit bien là, non pas de faire le constat d'une infériorité (qui, par hypothèse, est bien réelle), mais de vouloir adhérer à ce constat au point d'en concevoir le malaise diffus qui envahit naturellement toute personne en situation d'infériorité et, par conséquent aussi (mais dans un second temps) d'en concevoir un comportement d'humilité, sinon d'humiliation, aussi caricatural que le sien. Après tout, si je suis un bon joueur d'échecs, je peux bien perdre quelques parties dans un tournoi face à des joueurs mieux classés que moi, je peux bien analyser mes défaites comme des faiblesses manifestes, par exemple dans mes ouvertures, tout en considérant que, malgré tout, ces joueurs sont à peu près de mon niveau. A contrario, ce qui semble proprement absurde, et qui, partant, instaure le malaise, c'est d'adhérer à une conclusion qui, même bien fondée en elle-même ("cet adversaire maîtrise visiblement mieux que moi telle ouverture"), me jetterait dans un abîme de perplexité en me faisant douter de mon niveau général. C'est le thème du roman de Nabokov, la Défense Loujine, dans lequel le personnage principal, pourtant joueur génial, sombre peu à peu dans la psychose et se suicide après avoir malencontreusement raté une partie contre un adversaire, lui aussi excellent joueur. C'est aussi ce que fait Adrien : il sait qu'il fait partie des dominants, il a de bonnes raisons de croire que sa domination s'arrête là où commence sa subordination hiérarchique (par définition), mais, néanmoins, il "donne son consentement" à la croyance selon laquelle, tous comptes faits, il est fondamentalement faible, inférieur, dominé. Il veut y adhérer, il lui donne une sorte de priorité cognitive et organise toute sa vie professionnelle et privée sur la base de cette croyance plutôt que sur celle de sa connaissance. La mauvaise foi de l'agent consisterait donc, sur la base de cette analyse cognitiviste, à vouloir cette contradiction entre C1 et K1, à lui donner son assentiment, là où, d'une part, ni C1 ni K1 ne sont, en elles-mêmes contradictoires, et où, d'autre part, on a l'impression que la contradiction entre C1 et K1, entre la croyance et la connaissance, pourrait se résoudre facilement par la disparition de la croyance parasite au prix de l'ajout de quelques prémisses factuelles à celle-ci. Que l'on songe, par exemple, à d'Othello ou, symétriquement, à Orgon qui veulent croire que les dernières données perceptives qu'ils ont pu glaner, quelque troublantes qu'elles soient, pour l'un, contredisent et, pour l'autre, ne contredisent pas ce qu'ils savent respectivement au sujet de Desdémone ou de Tartuffe. Dans les deux cas, c'est leur aveuglement volontaire, leur hermétisme à toute révision de leur croyance qui pose problème et qui, dès lors, constitue le ressort (tragique dans un cas, comique dans l'autre) de l'œuvre.

D'où, deuxième question : la mauvaise foi relève-t-elle d'une pathologie de la volonté ? Contre la conception socratique20 de la volonté comme conceptuellement liée à l'idée du bien, Aristote est le premier à pointer une difficulté :
"1- la tempérance [enkratéïa] comme l'endurance [karteria] font partie des états vertueux et louables, et, d'autre part, l'intempérance [akrasia] aussi bien que la mollesse [malakia] rentrent dans les états à la fois pervers et blâmables. 2- L'homme tempérant [enkratès] se confond avec celui qui s'en tient fermement à son raisonnement, et l'homme intempérant [akratès] est celui qui est enclin à s'en écarter. [Socrate] rejetait ainsi entièrement cette manière de poser la question, comme si l'incontinence [akrasia] n'existait réellement pas, puisqu'il prétendait que personne n'agit sciemment contre la vertu [arétè], mais par ignorance. Cependant cette manière de raisonner est en opposition manifeste avec les faits. [...] Car il est évident que celui qui se livre à l'incontinence [akrasia] ne croit pas qu'il doive faire ce qu'il fait"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1145b).
Bref, pour en revenir aux termes de notre analyse, il ne suffit pas que A sache K1 pour qu'il consente à K1 ni même qu'il sache que C1 contredit K1 pour réfuter C1. Encore faut-il, nous dit Aristote, que A soit vertueux, en l'occurrence, qu'il soit enkratès, c'est-à-dire tempérant (ou continent). Si, au contraire, il est intempérant ou incontinent (akratès), c'est que sa volonté est défaillante : il "ne croit pas qu'il doive faire ce qu'il fait", en l'occurrence, donner son adhésion à C1 et la refuser à K1. "Croire que l'on doit faire" ceci ou cela, voilà donc la volonté. Ici, Aristote donne un exemple d'acrasie, de faiblesse de la volonté par défaut : A ne croit pas qu'il doive faire ce qu'il fait, il agit contre sa volonté. C'est le cas, par exemple, lorsqu'Adrien tente de se suicider : "il ôta le cran d'arrêt du browning, le remit, passa ses doigts dans ses cheveux en sueur, considéra ses doigts, les essuya à la veste du pyjama. Il avait peur [...]. Oui, voilà, le tout était que l'index voulût presser. Mais lui, non, il était jeune, il avait toute la vie devant lui [...]. Lui, c'était seulement pour voir. Seulement faire le geste, pour se rendre compte, pour voir comment on faisait. Oui, c'est comme ça qu'on faisait, le canon contre la tempe. Mais lui, non, son index ne voudrait pas [...] et son index voulut"(Cohen, Belle du Seigneur, Lxxxv)21. Dans ce roman, Adrien Deume est le prototype du lâche, du faible, de l'inconsistant qui rate toute sa vie, même sa mort : tantôt il ne croit pas devoir faire (il ne veut pas faire) ce que, pourtant, il fait (presser la détente de son pistolet), ce qui peut s'interpréter comme une faiblesse de la volonté par défaut au sens d'Aristote, tantôt il fait ce qu'il croit devoir faire (ce qu'il veut faire) mais qu'il ne devrait pas croire (s'avilir devant à ses supérieurs), ce qui, ramené à la définition que donne Aristote de l'acrasie, serait alors une faiblesse de la volonté par excès, une véritable incontinence. D'une manière générale,
"un acte qui manifeste de la faiblesse de la volonté [any weakness of the will] pèche contre le principe normatif selon lequel on ne devrait pas intentionnellement accomplir une action quand on juge, sur la base de toutes les considérations qu'on considère comme étant disponibles, qu'une autre ligne de conduite également possible serait meilleure"(Davidson, Duperie et Division, in Paradoxes de l'Irrationalité).
Est-ce à dire que la mauvaise foi au sens sartrien d'un mensonge à soi-même peut se définir comme une faiblesse de la volonté en ce sens ? Davidson répond que non : "la [mauvaise foi]22 et la faiblesse de la volonté se renforcent souvent l'une l'autre, mais elles ne sont pas une seule et même chose. On peut le voir du fait que le résultat de la faiblesse de la volonté est une intention ou une action intentionnelle, alors que le résultat de la [mauvaise foi] est une croyance. La première est une attitude évaluatrice produite à la suite d'une défaillance, alors que la seconde est une attitude cognitive produite à la suite d'une défaillance"(ibid.). D'après lui, l'acrasie serait donc due à une défaillance de l'évaluation conduisant à une intention non-justifiée, tandis que la mauvaise foi serait le résultat d'un défaut de connaissance induisant une croyance fausse. Tandis que l'acratique aurait de mauvaises raisons de former l'intention qu'il forme, en l'occurrence, adhérer à C1, l'être de mauvaise foi, lui, aurait de mauvaises raisons de tenir C1 pour vraie. Cette distinction nous laisse perplexe : s'il est exact que la mauvaise foi analysée d'un point de vue cognitiviste consiste pour l'agent, comme nous l'avons montré, à vouloir croire à une description de la situation qui entre pourtant en conflit avec ce qu'il sait, en revanche on ne voit pas trop pourquoi, ni surtout comment cette "attitude évaluatrice", cette croyance fausse tenue pour vraie, pourrait être dissociée d'une intention d'agir pour de mauvaises raisons néanmoins tenues pour bonnes, donc d'une certaine "attitude cognitive". Il est clair que le "mensonge" que se racontent à eux-mêmes Adrien ou Ariane quant à leur prétendue infériorité constitue une (sinon la principale) raison, évidemment mauvaise, d'agir comme ils ont l'intention de le faire, en l'occurrence, accumuler ad nauseam des preuves de leur puissance sociale. L'un et l'autre forment l'intention de croire vraie C1 tout en la sachant fausse puisqu'elle contredit K1 qui n'est jamais remise en question. En ce sens, ils manifestent bien ce que Davidson appelle "faiblesse de la volonté", puisqu'ils s'apprêtent à agir conformément à une croyance dont la fausseté est, pour eux, avérée. Mais si un(e) confident(e) leur demandait : "pourquoi veux-tu ignorer K1 et accumuler ainsi des preuves inutiles de ta valeur sociale ?", ils ne répondraient évidemment pas : "parce que K1 est fausse, la preuve étant que C1 la contredit". Ils répondraient plus probablement : "parce que, hic et nunc, j'ai l'intention de donner la priorité à C1 sur K1". Il semble donc bien qu'ils aient l'intention d'adhérer à C1 simplement parce qu'ils ont l'intention de donner, hic et nunc, à C1 une priorité absolue sur toute autre forme de représentation de leurs relations d'eux-mêmes avec le monde extérieur. Bref, l"attitude cognitive" (la mauvaise foi) et l'"attitude évaluatrice" (l'acrasie) que distingue Davidson nous semblent deux attitudes intentionnelles nécessairement enchâssées dans un seul et unique mensonge à soi-même dont l'"attitude cognitive" constituerait simplement la raison dernière (inutile donc de continuer à leur demander pourquoi ils donnent cette réponse). Comme le remarque Elizabeth Anscombe,
"il y a [plusieurs] descriptions possibles pour une seule action, chacune dépendant de circonstances plus larges, et chacune est reliée à la suivante comme une description de moyens en vue d'une fin [...]. En faisant de [telle] intention le dernier terme de notre série, nous avons reconnu qu'il était [...] l'intention dans laquelle a été accomplie l'action sous ses autres descriptions"(Anscombe, l'Intention, §26).
La faiblesse de la volonté ("je ne veux pas trop insister sur ce que je sais") est donc un moyen au service de la mauvaise foi ("j'ai l'intention d'adhérer à C1 en "oubliant" opportunément K1").

D'où, troisième problème : si les croyances des agents de mauvaise foi ne sont pas contradictoires en elles-mêmes et si elles tendent toujours à s'intégrer dans un schème intentionnel cohérent, à part le fait qu'elles contredisent une connaissance, en quoi pèchent-elles contre la rationalité ? D'après Davidson, l'irrationalité de la mauvaise foi s'arrête là : "il est clair qu'elle l'est si l'on continue à penser que les données qui infirment les croyances sont plus favorables que les données qui la confirment [...]. Mais si l'on a oublié les données qui, au départ nous ont fait rejeter la croyance [...], alors ce nouvel état d'esprit n'est pas irrationnel"(Davidson, Duperie et Division, in Paradoxes de l'Irrationalité). Pourtant, il y a dans cette appréciation une ambiguïté d'autant plus gênante que, de notre point de vue, elle fait partie intégrante du problème. Qui est ce "on" dont parle Davidson ? Il nous semble que le sens de l'irrationalité n'est pas le même selon que c'est le sujet de mauvaise foi lui-même ou bien que c'est un tiers qui "pense que ..." ou qui "oublie que ...". C'est pourquoi nous voudrions réserver un traitement distinct au soupçon d'irrationalité selon qu'il est vécu intra-subjectivement comme un problème phénoménologique ou qu'il est décrit objectivement comme un problème anthropologique (psychologique ou sociologique, si l'on veut). Et pour faire cette distinction nous allons partir du célèbre paradoxe connu sous l'appellation de paradoxe de Moore. George Edward Moore considère comme particulièrement fallacieuse l'énonciation suivante : "I went to the pictures last Tuesday, but I don't believe that I did [je suis allé au cinéma mardi dernier mais je ne crois pas l'avoir fait]"(Moore, a Reply to my Critics). Comme le dit Davidson, si je ne croyais pas l'avoir fait parce que je l'avais oublié, alors il n'y aurait plus, de ma part, ni irrationalité, ni, peut-être aussi, de mauvaise foi. Or je ne l'ai pas oublié puisque je déclare l'avoir fait. Et, dans le même temps, j'affirme ne pas y croire, ce qui suppose que je ne veux pas y croire, qu'il y a une activité intentionnelle et donc consciente de ma part. Il y a là, manifestement, un mensonge cognitif à soi-même puisque A déclare à A quelque chose qu'il sait être faux :
"celui à qui l'on ment et celui qui ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement - et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la structure unitaire d'un même projet. Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ?"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1).
Pour bien cerner la nature du problème que Sartre pose là sans parvenir à le résoudre ni même à l'éclairer, comparons P1 : "je suis allé au cinéma et j'y crois" ; P2 : "je suis allé au cinéma mais je n'y crois pas" ; P3 : "j'étais allé au cinéma mais je n'y croyais pas" ; P4 :"il est allé au cinéma mais il n'y croit pas". Pour Moore, "quand un homme asserte une chose, [...] il implique que lui-même, au moment où il parle, croit ou sait la chose en question [...] quand bien même il serait en train de mentir"(Moore, a Reply to my Critics)23, autrement dit qu'il la tient pour vraie. Donc, pour lui, "je crois que je suis allé au cinéma", "je tiens pour vrai d'être allé au cinéma" est impliqué par "je suis allé au cinéma". Compris de cette manière, P1 est une tautologie et P2 une contradiction. Or, malgré des grammaires de surfaces apparemment identiques à P2, P3 et P4, elles, ne sont nullement contradictoires. En effet il est possible que, pour me faire une surprise, un copain m'ait entraîné, à mon insu, dans une salle de cinéma où l'on projette, en 3D, un film d'un réalisme époustouflant et que je rende compte de mon expérience en disant que, pendant que j'étais en cet endroit, j'étais à ce point bluffé que je ne croyais pas le moins du monde être dans un cinéma. D'où P3. Et, bien entendu, ledit copain peut tout à fait, pendant la séance, penser avec amusement en son for intérieur que je ne crois pas être au cinéma, en parlant de moi à la troisième personne. D'où P4. Bref, pour Moore, le paradoxe de celui qui, en toute mauvaise foi, sait que K1 mais croit que C1, avec C1 = non-K1, autrement dit sait que K1 mais ne croit pas que K1, c'est que l'irrationalité constitutive d'une telle attitude évaluatrice ne vaut qu'en première personne (lorsque l'agent lui-même dit ou pense "je") et encore, uniquement au présent de l'indicatif. La raison, qu'en donnera ultérieurement Wittgenstein, c'est que
"les verbes psychologistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes [...]. Ce qui caractérise les verbes psychologistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §§471-472).
En d'autres termes, P4 consiste à attribuer une croyance à quelqu'un sur la base de l'observation de son comportement24 à l'instant même de l'énonciation (au présent). P3 aussi, sauf que c'est à moi-même que j'attribue une croyance sur la base de l'observation rétrospective de mon comportement (ce dont je me souviens). Mais P2, en revanche, ne consiste pas à m'attribuer à moi-même une croyance puisque, au moment même où je sais, par exemple, que je suis allé au cinéma, je sais aussi que j'adhère ipso facto à ce que je sais, donc que j'y crois, que je le tiens pour vrai, et ce, sans observation ni introspection aucune de moi-même, "et c'est pourquoi "je crois que p" peut être équivalent à l'assertion de "p""(Wittgenstein, Remarques sur la Philosophie de la Psychologie, I, §504)25. Dès lors, dire dans le même temps, que je sais que K1 et que je crois que C1, avec C1 = non-K1, autrement dit que je sais que K1 mais ne crois pas que K1, c'est beaucoup plus qu'une simple contradiction logique au sens de Moore, beaucoup plus qu'une simple irrationalité. Pour Wittgenstein, c'est proprement une impossibilité grammaticale. Celui qui s'exprimerait (ou qui penserait) ainsi ne serait pas de mauvaise foi. Il ne serait pas non plus irrationnel. Bien plutôt, il montrerait qu'il ne maîtrise pas ou qu'il maîtrise mal les règles de base du langage qu'il emploie, qu'il ne sait pas ce qu'il dit, ce qui peut toujours arriver, mais de manière exceptionnelle (par exemple chez de très jeunes enfants ou, des immigrés de fraîche date ou encore des malades mentaux). Est-ce à dire que Moore et Wittgenstein nient l'évidence de ce phénomène qu'avec Sartre nous avons baptisé "mauvaise foi" ? Disons plutôt qu'ils le dénient. Ils rejoignent même tout à fait Sartre en ce que, pour les uns comme pour l'autre, on ne peut pas, dans le sens le plus fort de l'impossibilité, celui de l'inconcevabilité, se mentir à soi-même26 et donc s'affecter de mauvaise foi : "de quelqu'un qui dirait "il pleut et je ne le crois pas", on aurait l'impression qu'il s'exprime comme deux personnes"(Wittgenstein, Remarques sur la Philosophie de la Psychologie, I, §495), en l'occurrence une personne qui énonce ce qu'elle sait et une autre personne qui lui attribue une croyance (éventuellement contradictoire avec la connaissance énoncée) sur la base de l'observation de son comportement. L'unité de la personne consciente est irrémédiablement détruite : "celui qui s'affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l'être de la conscience est conscience d'être. Mais alors tout ce système psychique s'anéantit"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1). Ce qui, pour Sartre comme pour Wittgenstein, et contrairement, nous l'avons vu, à Freud, est un non-sens. Bref, et c'est bien là l'intérêt du paradoxe de Moore pour l'élucidation de notre problème, de deux choses l'une : ou bien la mauvaise foi est un mensonge à soi-même en termes de dissimulation à soi-même d'une vérité embarrassante et peut, à ce titre, faire l'objet d'une analyse cognitive, mais alors l'imputation de mauvaise foi ne peut se faire qu'en troisième personne ("Untel ment à soi-même") ou, à la rigueur, en première personne mais rétrospectivement ("à ce moment-là, je me mentais à moi-même") ; ou bien, si on tient à conserver la possibilité de l'imputation consciente en première personne et au présent ("en ce moment, je mens à moi-même"), c'est que la mauvaise foi n'est pas justiciable du traitement cognitif étroit en termes de vérité et de rationalité que nous lui avons réservé. Essayons donc à présent de lui appliquer un traitement conatif plus large en termes de puissance d'agir et de structures sociales.

Avant d'en terminer définitivement avec l'analyse cognitive du problème privilégiant une approche logique, épistémique ou phénoménologique, notons encore deux raisons de lui préférer une alternative conative plus anthropologique, sociologique ou historique. Premièrement, si, comme le souligne Wittgenstein, les verbes comme "croire", "penser", "savoir", "voir", etc. sont des verbes psychologistes, on peut s'étonner que, si celui qui ne croit pas ce qu'il sait est, en général, passible, au mieux, d'un procès en irrationalité, en revanche, celui qui ne croit pas ce qu'il voit fait l'objet d'une certaine indulgence, voire, carrément, d'éloges philosophiques27. Or, là encore, de deux choses l'une : ou bien on tire la vision du côté de la connaissance et, à la limite, ne pas croire ce que l'on voit revient à ne pas croire ce que l'on sait ; ou bien, au contraire, on tire la vision du côté de la croyance et, à la limite, ne pas croire ce que l'on voit revient à ne pas croire ce que l'on croit. Dans les deux cas, nolens volens, on est ramené au cas précédent. Il nous semble donc que, de ce point de vue, si l'analyse cognitiviste était consistante, elle ne réserverait pas un sort aussi sévère aux verbes de perception. La nouvelle d'Edgar Poe, la Lettre Volée, est d'ailleurs là pour nous rappeler que l'attitude consistant à ne pas croire ce que l'on sait et celle consistant à ne pas croire ce que l'on voit partagent exactement les mêmes prérequis culturels et occasionnent exactement le même type de cécité dont le raisonnement, aussi formellement irréprochable qu'il soit, reste tributaire28. Deuxièmement, bien que Sartre reconnaisse que son "embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1), il nous livre cependant un argument décisif pour abandonner l'approche exclusivement cognitive qui est la sienne. C'est lorsqu'il dit que
"si j'essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j'échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s'effondre sous le regard. [...] Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1).
Ce qui conduit Sartre à une aporie c'est, nous l'avons dit, l'impossibilité (phénoménologique pour lui, grammaticale pour Moore et Wittgenstein) de se mentir consciemment à soi-même. Pourtant, tout incompréhensible qu'elle soit, la mauvaise foi en première personne existe bien. Il existe manifestement un usage en première personne du présent de l'indicatif pour la locution "être de mauvaise foi"29. Sauf que Sartre lui donne un autre nom : il l'appelle le cynisme. Le cynisme, c'est la bonne foi de la mauvaise foi, c'est la transparence de l'opacité qui devrait envelopper les efforts que je fais pour me cacher ce que je sais et que, manifestement, je ne crois pas. Dans un autre texte, Sartre donne un exemple de cynisme en imaginant la conscience que pourrait avoir de sa propre mauvaise foi le renard de la fable30 :
"je saisis cette âcreté du raisin trop vert à travers une conduite de dégoût. Je confère magiquement au raisin la qualité que je désire. Ici cette comédie n’est qu’à demi sincère. Mais que la situation soit plus urgente, que la conduite incantatoire soit accomplie avec sérieux : voilà l’émotion"(Sartre, Esquisse d'une Théorie des Émotions).
Or, pour Sartre, prisonnier de son ontologie phénoménologique qui identifie l'être humain au pour-soi, c'est-à-dire à une conscience31, "l'émotion est une certaine manière d’appréhender le monde"(ibid.)32. Et cette émotion, comme toute émotion, peut être soit jouée, soit sincère. Mais pour Sartre, l'émotion est toujours ambivalente : "si l’émotion est un jeu c’est un jeu auquel nous croyons"(ibid.). L'émotion sincère, voilà donc le cynisme : "la saisie d’un objet étant impossible ou engendrant une tension insoutenable, la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement, c’est-à-dire qu’elle se transforme précisément pour transformer l’objet"(ibid.). Le cynisme, c'est donc la forme que prend la conscience33 lorsque, en situation d'urgence, ne pouvant modifier le monde selon son projet initial, elle abandonne ce projet sans reconnaître que c'est le monde extérieur qui s'y oppose ni perdre de vue que c'est elle qui s'est transformée. Le renard ne peut pas saisir les raisins. Ils sont trop haut. Alors il (se) déclare qu'ils sont trop verts et bons pour des goujats. Le renard (sa conscience) sait que l'objet qu'il convoite est inaccessible, mais il s'efforce de croire qu'il n'est pas inaccessible et que c'est lui qui renonce en toute liberté d'y accéder. Ce pourrait, bien entendu, n'être qu'une comédie, une pose : peut-être le renard veut-il donner le change à quelque plaisant sarcastique. Mais, non : il est seul. Aussi est-il raisonnable de penser qu'il ne croit pas ce qu'il sait, qu'il assume en toute bonne foi sa propre mauvaise foi, bref, qu'il est cynique. "Fit-il pas mieux que de se plaindre ?" demande le fabuliste. En effet, il avait devant lui toute une palette d'émotions possible : le désespoir, la déception, l'amertume, le ressentiment, la colère, etc., et les plaintes qui vont avec. Très dignement, il leur a préféré le cynisme, une émotion moins spectaculaire, plus froide, plus "intériorisée". On dirait aujourd'hui qu'il a "positivé", qu'il est "pragmatique", qu'il est "stoïque", etc. Il reste que, dans tous les cas, sa conscience a, suppose-t-on, gardé, en la circonstance, le parfait contrôle d'elle même : "toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, c’est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités n’étaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie"(ibid.). En tant qu'elle est lucidement assumée en première personne (et non attribuée par un tiers), la mauvaise foi, si l'on suit Sartre, n'est plus de la mauvaise foi mais du cynisme, une conduite "magique", comme toute émotion. Pourtant, on voit bien qu'il n'y a pas, entre le mensonge à soi-même comme déni intellectuel de la réalité, et le cynisme comme "conduite magique" impliquant le corps en interaction avec le monde extérieur, l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette : le cynisme, comme émotion, comme "manière d'appréhender le monde", comme "jeu auquel nous croyons" procède bien d'une intention de faire croire à soi-même ce à quoi on ne croit pas spontanément, par exemple que les raisins sont trop verts, donc d'un mensonge conatif, autrement dit d'un mensonge dans lequel la vérité n'est pas l'enjeu principal. Mais peu importe. Sartre nous montre la bonne voie à suivre si l'on veut comprendre ce qu'est la mauvaise foi : se préoccuper des relations d'un corps avec le monde extérieur par l'intermédiaire de l'émotion. C'est cette voie que nous allons suivre désormais.
2Le texte de cet entretien est consultable sur le site de la revue Esprit.
3Palme d'Or du Festival de Cannes 2015.
4Exceptions, d'ailleurs significatives, puisque, dans ce roman, seuls les personnages de condition sociale modeste ne manifestent pas ce problème : Mariette, la vieille domestique d'Ariane, Rachel Siberstein, la naine juive qui a soigné Solal, Agrippa, le vieil oncle excentrique d'Ariane et les cinq "valeureux" qui constituent la famille juive sépharade dont Solal est issu.
5Les deux personnages principaux se suicident. Et, pour les mêmes raisons qu'eux, Isolde, l'ancienne amante de Solal, se suicide aussi, et Adrien, le mari d'Ariane, tente de se suicider mais en réchappe.
6"Nous pouvons diviser les instincts en deux groupes : les pulsions érotiques qui tendent à agglomérer toujours plus de substance vivante afin d’en faire de plus grandes unités, et les pulsions de mort qui s’opposent à cette tendance et ramènent la matière vivante à l’état inorganique"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
7À quoi on peut ajouter l'inquiétude prophétique de Freud à l'égard de la montée du nazisme lorsqu'il écrit, en 1929, que "la question décisive pour le destin de l'espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l'humaine pulsion d'agression et d'auto-anéantissement. À cet égard, l'époque présente mérite peut-être justement un intérêt particulier. [...] Et maintenant il faut s'attendre à ce que l'autre des deux "puissances célestes", l'Éros éternel, fasse un effort pour s'affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut présumer du succès et de l'issue ?"(Freud, Malaise dans la Culture, viii). Inquiétude manifestée à la toute fin de l'ouvrage et à laquelle font tragiquement écho la longue complainte de Solal au chap. xciv de Belle du Seigneur au sujet du triomphe de la force brutale de la nature que les nazis invoquent contre la douceur délicate de la culture pour éliminer les Juifs.
8Ce qui introduit ce qu'il est convenu d'appeler, depuis Kenny, le sophisme de l'homoncule, c'est-à-dire le sophisme par lequel on impute à un centre autonome de décision (un homoncule) à l'intérieur même de l'être humain des prédicats qui ne peuvent être vrais que de l'individu tout entier : typiquement, on impute le comportement inconscient de quelqu'un à une instance intra-psychique de cette personne. Cf. Rire, Rigolade, Ricanement.
9"Dans ce que dit Freud, je vois une confusion entre entre une cause et une raison [...]. La différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935).
10Freud reconnaît d'ailleurs lui-même volontiers le caractère conjectural du ça : "le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étudiant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Du point de vue épistémologique, le raisonnement de Freud qui produit cette conjecture est un raisonnement abductif. L'abduction (en ce sens distincte de l'induction et de la déduction) consiste à conjecturer un conséquent ("voilà en quoi doit consister le rêve et le symptôme névrotique"), à imaginer un antécédent de ce conséquent ("s'il existait une instance psychique inconsciente, alors tout ce que nous avons conjecturé du rêve et de la névrose serait justifié"), enfin à isoler cet antécédent en en inférant l'existence ("donc il doit exister une instance psychique inconsciente"). Ce type de raisonnement conséquentialiste consistant à introduire une prémisse ad hoc est très courant, y compris en science et n'est donc pas un sophisme. Encore faut-il en connaître la nature et les limites.
11Adrien est trahi par sa main qui appuie sur la gâchette de son arme sans qu'il l'ait voulu. Isolde bascule dans le vide, là encore, sans qu'elle l'ait voulu, à la suite d'une hallucination. On pourrait analyser ces comportements à la lumière des concepts freudiens de pulsion de vie inconsciente qui ne maîtrise plus la pulsion de mort, elle aussi inconsciente (donc en termes de conflit interne au ça) : "tant qu’elle est contrôlée par la pulsion de vie, la pulsion de mort se manifeste comme pulsion de destruction dirigée contre le monde et contre d’autres êtres vivants"(Freud, le Moi et le Ça). Mais l'auteur ne le fait pas.
12De ce point de vue, il en va du concept de "mensonge" exactement comme de celui de "pensée" ou de "calcul" : "l’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II).
13Rappelons au passage le conseil que Pascal donne au libertin qui voudrait bien croire en Dieu mais qui n'y parvient pas : "vous voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l'infidélité, et vous en demandez le remède : apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d'un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en taisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fait croire et vous abêtira"(Pascal, Pensées, B233). Ce qui revient à dire que la croyance n'est pas un événement mental mais un comportement. Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
14Il s'ensuit que l'adhésion infantile à un mythe et, d'une manière plus générale, le wishfull thinking, le fait de prendre ses désirs pour des réalités, ne sont sans doute pas intentionnels. Mais on se trouve là face à une importante difficulté concernant l'ontogenèse de l'intentionnalité et donc de la conscience.
15On peut comparer, sur ce point Tartuffe, le paradigme de l'hypocrite dans la pièce de Molière (dont le titre complet est Tartuffe ou l'Imposteur), et Khlestakov, l'imposteur du Revizor de Gogol : le premier, contrairement au second, parvient à ses fins sans presque jamais mentir.
16Ce qui rend très contestable la définition qu'Aragon donne de l'art comme "mentir vrai". Car, si mentir consiste, pour le menteur, à cacher la vérité (acception cognitive étroite), alors l'artiste tombe sous le coup de l'assimilation platonicienne peu flatteuse de l'art et de la rhétorique (cf. l'Artiste doit-il raconter ou imiter ?). Et si mentir consiste à induire une croyance qu'il n'a pas (acception conative large), il semble bien, au contraire, que l'artiste s'évertue plutôt offrir à son public un point de vue en première personne dont le partage est toujours problématique (cf. Proust, Leibniz et les Monades Lisantes). Si, maintenant, on insiste sur la vérité, on peut rappeler avec Danto qu'"une part du plaisir [artistique] s'explique certainement parce qu'on sait que ce qui est imaginé ou imité n'a pas lieu réellement"(Danto, la Transfiguration du Banal, i).
17Jusqu'à la fin de l'exposé, nous supposerons, pour ne pas trop compliquer le problème, nous supposerons qu'il n'existe, entre la croyance et la connaissance qu'une simple différence de degré, celle-ci étant logiquement, temporellement et socialement mieux enracinée que celle-là (cf. de la Nature des Croyances Religieuses pour des développements sur les difficultés qu'entraîne cette simplification, notamment d'un point de vue cognitiviste).
18Cf. Rire, Rigolade, Ricanement, notamment note 4.
19Rappelons que, pour Descartes, "toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse"(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Preuve qu'un cognitivisme n'est pas nécessairement un intellectualisme.
20"Socrate. - Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises. En conséquence, ceux qui, sans les connaître, les croient bonnes, désirent manifestement des choses bonnes, n'est-ce pas ? Ménon. - Pour ceux-là, il y a des chances. Socrate. - Mais quoi ? Ceux qui, à ce que tu dis, désirent les choses mauvaises, et qui pensent que les choses mauvaises sont nuisibles pour celui a qui elles arrivent, savent-ils qu'ils en subiront du dommage ? Ménon. - C'est nécessaire. Socrate. - Et ces mêmes hommes, ne pensent-ils pas que ceux qui subissent du dommage sont malheureux à proportion du dommage subi ? Ménon. - Cela aussi est nécessaire. Socrate. - Et que les malheureux sont infortunés ? Ménon. - Je le pense, pour ma part. Socrate. - Est-il donc un homme qui veuille être malheureux et infortuné ? Ménon. - Il ne me semble pas, Socrate. Socrate. - Personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais, s'il est vrai qu'il refuse d'en être réduit là. Être malheureux, en effet, qu'est-ce d'autre que désirer ce qui est mauvais et l'obtenir. Ménon. - Tu as des chances de dire vrai, Socrate. Et personne ne veut ce qui est mauvais"(Platon, Ménon, 77b-78e).
21Cela rappelle le meurtre absurde de l'Arabe par Meursault : "il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé"(Camus, l'Étranger, I, vi).
22Le texte anglais d'origine porte "the self-deception" que le traducteur (Pascal Engel) traduit par "duperie de soi-même", ce qui, effectivement, correspond à la mauvaise foi au sens sartrien de "mensonge à soi-même". Toutefois, nous verrons plus loin que la mauvaise foi n'est qu'une modalité du mensonge à soi-même.
23Cf. aussi Austin : "en assertant que p, je donne à entendre que je crois que p"(Austin, the Meaning of a Word, in Descombes, le Parler de soi, vii).
24Nous rappelons au passage que, comme nous l'avons précisé dès l'introduction de cet article, les croyances ne sont pas "dans la tête" mais sont des comportements observables d'un certain type.
25Wittgenstein donne donc une interprétation grammaticale de la certitude du cogito que Descartes interprétait de manière métaphysique en déclarant qu'"il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 18).
26Cette approche est généralisable à tous les verbes psychologistes. Si Ψ-er est un tel verbe, il est impossible de dire, pour les raisons développées par Wittgenstein, en première personne et au présent de l'indicatif : "je Ψ-e mais je n'y crois pas". Ce qui permet, en passant, de résoudre l'agaçant paradoxe d'Épiménide le Crétois : "je mens" est la formulation elliptique de "j'affirme p mais je mens en affirmant p", donc (en conservant au concept de mensonge le sens cognitif étroit de dissimulation de la vérité) "je tiens p pour vraie mais je n'y crois pas". En ce sens, le "paradoxe du menteur" n'est un paradoxe que dans la mesure où le locuteur prétend dire ce qu'il est impossible de dire.
27Nul n'est besoin de rappeler ici la liste des griefs que les rationalistes de tout poil ont, depuis Platon, élevé contre la fiabilité des sens, tout particulièrement celui de la vision, et, parallèlement, des encouragements qu'ils ont prodigué à qui, par principe, leur refuse toute confiance.
28Rappelons qu'en l'occurrence, le détective Auguste Dupin parvient à ses fins (retrouver la lettre volée) en croyant à ce qu'il voit là où échoue le commissaire, trop confiant dans ce qu'il sait. Cf. aussi Zadig ou la Destinée de Voltaire, notamment ch. iii ("le Chien et le Cheval").
29Il suffit, pour s'en convaincre de taper la requête "je suis de mauvaise foi" dans un moteur de recherche sur Internet et de constater l'abondance de "forums" de psychologie qui abordent ce sujet !
30"Certain Renard Gascon, d'autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d'une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n'y pouvait atteindre :
"Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats."
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
"(Jean de la Fontaine, le Renard et les Raisins).
31Là encore, on rejoint Descartes : "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 7).
32"Toutes les émotions ont ceci de commun qu’elles font apparaître un même monde, cruel, terrible, morne, joyeux, etc., mais dans lequel le rapport des choses à la conscience est toujours et exclusivement magique. Il faut parler d’un monde de l’émotion comme on parle d’un monde du rêve ou des mondes de la folie"(Sartre, Esquisse d'une Théorie des Émotions) Pour une analyse critique du cognitivisme émotionnel en général, cf. Rire, Rigolade, Ricanement.
33"Conscience non-thétique de soi-même", nous dit Sartre puisque le pour-soi, contrairement à l'en-soi, ne se chosifie jamais, ne se pose jamais comme une chose, jamais comme un être mais toujours comme un néant : "l’être de la conscience [...] c’est d’exister à distance de soi [...] c’est le Néant"(Sartre, l’Être et le Néant, II, i, 1). Pour une analyse détaillée de la conscience de mauvaise foi chez Sartre, cf. peut-on mentir à soi-même ?

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