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vendredi 5 juin 2015

RIRE, RIGOLADE, RICANEMENT.



Il est une valeur qui, à la bourse de la political correctness, a vu sa cote grimper en flèche depuis l'attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 : le rire. Parmi les arguments les plus sérieux et les plus solides qui aient été énoncés pour défendre cette valeur, il y a ce raisonnement juridique dont la rigueur et la précision méritent toute notre attention :
"Charlie Hebdo c’est aussi la représentation, dans toute sa splendeur, de la liberté d’expression. Liberté qualifiée de fondamentale, elle est consacrée par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ainsi que par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme de 1950. La liberté d’expression est « un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En France, c’est la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 qui consacre ce droit et fixe comme limites la calomnie, la diffamation, l’injure, la provocation à la haine ou à la violence, ou encore l’apologie du terrorisme. Mais hors ces cas, peut-on tout dire au nom de la liberté d’expression ? Sous couvert de ce droit de s’exprimer librement et de la création artistique, la loi autorise, entre autres, la caricature à condition de respecter les lois du genre. Selon le Larousse, la caricature est une « représentation grotesque, en dessin, [...] obtenue par l’exagération et la déformation des traits caractéristiques du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique ». La jurisprudence en la matière permet de conforter l’humour comme un droit subjectif et donc opposable devant les tribunaux. En 1992, le tribunal de grande instance de Paris consacre même un « droit à l’irrespect et à l’insolence ». Cette décision va dans la lignée du célèbre arrêt Handyside de la Cour Européenne des Droits de l’Homme de 1976. Cette jurisprudence instaure le principe selon lequel « la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation ». Ainsi, la caricature, même provocante, est bien autorisée par la jurisprudence"(Ingrid Estellon, Attentats à Charlie Hebdo : quand le Terrorisme assassine la Liberté d'Expression, 21 janvier 2015)1.
Pour résumer, on peut dire que le droit de rire de tout se déduisant du principe de liberté d'expression, il est dès lors un droit positif et opposable garanti, par défaut, à toute personne physique ou morale relevant de notre système juridictionnel, tout particulièrement lorsque cette personne morale est un organe de presse. De sorte que toute restriction à ce droit "fondamental" ne peut être qu'exceptionnelle et, bien entendu, dûment motivée. Or, l'une de ces motivations jurisprudentielles justifiant une restriction se trouve être le trouble à l'ordre public résultant de l'atteinte à la dignité humaine2. Par exemple dans cet arrêt du TGI de Nice en date du 30 juin 1994 et pris contre une publication périodique se prétendant "satirique" : "attendu qu’au-delà de la vulgarité et du mauvais goût que les auteurs semblent revendiquer, cette publication comporte des dessins, photographies ou articles dont le but n’est ni l’information, ni la critique mais plutôt la dérision et l’insulte la plus basse. Que ce mauvais goût et cette vulgarité sont illustrés par vingt trois représentations du sexe masculin (le plus souvent en érection) dont sept scènes de sodomie dans chacun des deux numéros incriminés. Que cette vulgarité et ce mauvais goût seraient tolérables si les publications étaient réservées à un public d’adultes susceptibles de saisir le sens (apparemment...) caché des articles ou des illustrations, ou de se réjouir d’un (prétendu) bon mot ou d’un trait (pouvant apparaître) spirituel […]. Que le trouble causé à l’ordre public est certain quoi que puissent en penser certains esprits dits « libres »"(loc. cit.). Nous nous trouvons donc face au paradoxe saisissant d'un bien public actuel (le droit à la caricature comme modalité de la liberté d'expression) qui se révèle toutefois être un mal public potentiel (l'atteinte à la dignité humaine comme modalité du trouble à l'ordre public), voire le mal absolu si l'on se souvient du contexte de la formation du Tribunal de Nuremberg. Nous tâcherons de montrer que ce paradoxe n'est qu'apparent en ce qu'il découle d'une confusion entre, d'une part le caractère toujours bénéfique du rire intransitif ("A rit") suscité par l'humour en tant que celui-ci a seulement un sujet (A) et une cause (la tension de A), et d'autre part la duplicité du rire transitif ("A rit de B devant C") qui accompagne la dérision en tant que celle-ci a un sujet et une cause (les mêmes que pour l'humour) mais aussi des objets (B et C) et une intention (dénoncer à C une propriété de B que A considère comme indésirable), de telle sorte que, lorsque l'objet visé est une personne ou un groupe de personnes, la dérision est toujours une forme d'intimidation et d'humiliation. Et nous entendons établir que la "caricature" de Charlie Hebdo représentant Mahomet regrettant d'être "aimé par des cons" ressortit clairement à cette dernière catégorie.

Dans un ouvrage consacré aux émotions, Pierre Livet établit la relation suivante entre le rire et les émotions :
"[l'émotion] c'est la résonance affective, physiologique et comportementale d'un différentiel entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés) de la situation en cause, et le prolongement de nos pensées, imaginations, perceptions ou actions actuellement en cours. Ce différentiel est apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles (désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou qu'il s'agisse de nos dispositions actuellement activables. Plus ce différentiel est important, plus l'émotion est intense [...]. Si le différentiel est cognitivement significatif, si la situation contredit les conclusions de nos attentes implicites, nous avons là une raison de réviser ces attentes pour être plus en accord avec notre environnement. Réviser, c'est changer les prémisses ou les inférences qui nous conduisent à une conclusion démentie par les faits nouvellement connus [...]. Or, tout un ensemble d'émotions semble spécifiquement lié à cette relation entre émotions et révision. Ces émotions s'organisent selon deux oppositions : 1) la révision nous déborde-t-elle ou est-elle insuffisante ? 2) est-ce autrui qui nous l'applique ou l'appliquons-nous à autrui ? Si elle nous déborde, c'est l'angoisse, si elle est insuffisante, c'est l'ennui, si autrui nous l'applique, c'est la gêne, si nous l'appliquons à autrui, qui se révèle ne pas en être capable alors que nous le sommes, c'est le rire"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4).
 Livet part donc des émotions comme effet d'un différentiel cognitif entre ce que nous nous attendons à percevoir et ce que nous percevons effectivement, différentiel qui, dans la mesure où il implique le contenu de nos croyances relativement à ce à quoi nous nous attendions, nous incite à réviser ces dernières afin de les mettre en accord avec les états de choses qui les vérifient et, par conséquent, de faire cesser l'émotion en annulant le différentiel. Mais, ajoute-t-il, ce processus de révision s'avère souvent problématique au point qu'il donne lieu à quatre types d'émotions de second ordre selon la nature du problème lié à la révision : si nous percevons la révision comme plus difficile à effectuer que prévu, nous sommes angoissés ; si ladite révision nous apparaît, au contraire, comme trop insignifiante, nous nous ennuyons ; et si cette révision semble imposée à B non pas par les seules circonstances matérielles mais par le désir de A, alors B éprouve de la gêne tandis que A a tendance à éprouver le besoin de rire. Livet assigne donc d'emblée au rire une double fonction à la fois cathartique et critique. Une fonction cathartique : "le rire permettrait donc de décharger temporairement une émotion, puisqu'il permet d'envisager la révision à faire sans forcément accomplir cette révision"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4). Lorsque A rit de B, il se défausse, en quelque sorte de sa responsabilité à l'égard de B et qui consisterait, en toute rigueur à lui faire assumer les révisions cognitives impliquées par une émotion qui signale à A un différentiel entre ce qu'il s'attend de la part de B et ce que B accomplit effectivement. Le fait d'assumer en quelque sorte symboliquement, à travers le rire, cette responsabilité à l'égard de B suffirait donc, en l'occurrence, pour calmer l'émotion. Dès lors, la fonction cathartique du rire est indissociable de sa fonction critique : "nous rions quand un comportement ne tient pas compte d'une révision qui aurait dû être faite, et que nous pensons pouvoir la faire si nous étions à la place du sujet de notre rire"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4). C'est-à-dire que si A rit de B, c'est qu'il entend non seulement faire tomber sa propre émotion mais aussi signaler à B la voie à suivre pour que ce dernier dans un premier temps cesse, et, à l'avenir, évite, d'émouvoir son prochain en se mettant dans une pareille situation d'imprévisibilité problématique pour autrui. D'où, évidemment, la gêne éprouvée par B lorsque A rit de lui, car le rire suppose pour B qu'il doit entreprendre de modifier son comportement sans qu'il sache forcément quoi dans son comportement : "la personne qui ressent de la gêne ne sait pas forcément sur quelle propriété de son action porte le jugement négatif d'autrui, et [que] la révision peut rester pour elle un problème"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, i, 4). Tout le monde a en tête l'embarras de Daniel Eyssette dans le Petit Chose d'Alphonse Daudet lorsque, arrivant à l'école avec une blouse à la grande surprise de ses camarades et même de ses professeurs, il est aussitôt l'objet de leurs quolibets sans comprendre pourquoi il l'est.

Cela dit, l'analyse que fait Livet du rire nous semble très insuffisante et, partant, très contestable3. Et ce, pour au moins trois raisons : premièrement, il dissocie l'émotion des circonstances qui la provoquent et des révisions cognitives qu'elle induit ; deuxièmement, il commet manifestement une erreur de catégorie en faisant du rire une émotion du même type que l'angoisse, l'ennui ou la gêne ; troisièmement, il ne conçoit le rire que sous son seul aspect transitif et critique (A rit de B). Or nous voudrions montrer premièrement que, si l'émotion est l'effet d'une modification soudaine de l'environnement du sujet, elle n'est pas la cause d'une modification cognitive à l'égard de cet environnement, mais l'ensemble global des ajustements que ce sujet accomplit nécessairement dans de telles circonstances et dont l'intensité ne signale pas l'urgence d'une révision à faire mais, tout au contraire, la pertinence ou non de la révision déjà accomplie ; deuxièmement que le rire n'est pas une émotion de second ordre mais la katharsis émotionnelle d'une émotion de second ordre, katharsis qui, sauf chez les très jeunes enfants, se révèle être une régression ludique vers une des formes les plus primitives de la joie infantile ; troisièmement que le rire n'a donc pas fondamentalement une fonction critique mais plutôt une fonction essentiellement cathartique qui ne se double d'une fonction critique que lorsque la fonction cathartique implique des enjeux de pouvoir qui font du rire transitif ("A rit de B devant C") un rire qui interroge la nature du rapport de force entre A à B, A et C, B et C.

Commençons donc par élucider la nature et la fonction de l'émotion en général. Livet écrit qu'
"il est rationnel d'opérer des changements dans nos croyances ou nos attentes perceptives et actionnelles quand une information fiable contredit de manière répétée les conclusions que nous tirons usuellement de nos croyances et attentes. [...] Les émotions ne sont pas une condition suffisante de ces changements mais elles en sont bien une condition nécessaire"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, ii, 1).
Ce point de vue est cognitiviste et représentationnaliste4 dans le sens où la conscience humaine y est considérée comme un processus de traitement de l'information, en l'occurrence, de traitement de l'information perceptive, dont le seul contenu sémantique détermine la justesse de la pensée (vérité), de l'action (efficacité), voire du ressenti (pertinence). De là, l'utilité, la nécessité ou l'urgence (Livet dit "la rationalité") de réviser toute pensée, toute action ou tout ressenti qui entrerait en conflit avec l'une quelconque de ces séquences d'informations. Or, pour Livet (c'est là la thèse centrale de son ouvrage), c'est l'émotion qui signale un tel conflit. La question qui vient immédiatement à l'esprit est : à qui le signal est-il destiné ? Subsidiairement : qui va prendre la décision de réviser ou non les croyances et/ou les attentes en conflit avec l'information disponible ? Il nous semble que nous sommes là, typiquement, en présence de ce que, dans un article célèbre5, Kenny appelle "le sophisme de l'homoncule" en se référant à ce passage de Descartes :
"si une figure fort effroyable a beaucoup de rapport avec les choses qui ont été auparavant nuisibles au corps, [...] cela rend le cerveau tellement disposé que les esprits animaux vont se rendre pour partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos et remuer les jambes [...] et pour partie dans ceux qui élargissent ou rétrécissent les orifices du cœur qui envoie des esprits au cerveau pour entretenir et fortifier la passion de la peur"(Descartes, Traité des Passions, art.36).
Pour Descartes, comme pour Livet, l'émotion (la "passion", dit Descartes) incite le sujet à changer de direction, au propre comme au figuré6. Tout se passe donc comme si l'émotion était une sorte de clignotant sur un tableau de bord de pilotage, clignotant qui signale au pilote, selon le cas, l'utilité, la nécessité voire l'urgence d'un changement de cap. C'est en ce sens que le je (la pensée, la conscience) peut être considéré comme un homoncule, un petit homme mental pilotant le grand homme physique. Pourquoi est-ce un sophisme ? Eh bien parce que, en disant que nos émotions nous incitent à modifier quelque chose à notre comportement, nous produisons un énoncé métaphysique et que cet énoncé entretient une analogie trompeuse avec un énoncé empirique : dans les deux cas, l'énoncé fait, implicitement, référence à un mécanisme sous-jacent, physique dans un cas, psychique dans l'autre. Or
"l’énoncé [...] qui fait référence à un mécanisme, n’est pas un énoncé informatif parce qu’il utilise l’analogie avec une machine [...]. Ce qu’il y a derrière la grammaire de cet énoncé est l’image trompeuse d’un mécanisme monté pour réagir d’une certaine manière : nous croyons que si nous voyions la machinerie, nous saurions ce que c’est qu’[être ému]"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935).
Nous sommes donc victimes de cette analogie qui nous entraîne irrésistiblement à admettre l'idée de mécanisme psychique au motif que l'idée de mécanisme physique ne nous pose aucun problème. Au début de son livre, Livet écrit que "la thèse centrale de ce livre est que les émotions sont liées aux révisions"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, intro.). S'ensuit-il qu'elles leur sont liées syntaxiquement (point de vue computationaliste) ou sémantiquement (point de vue représentationaliste, celui de Livet) ? Contre la réponse négative de Wittgenstein et des wittgensteiniens, Pascal Engel a pris la défense du cognitivisme en soulignant que "cet argument [du sophisme de l'homoncule] est un non sequitur : le fait, indéniable, que les critères (nos concepts, la «grammaire») par lesquels nous reconnaissons la pensée, la conscience, ou la vision diffèrent de ceux par lesquels nous reconnaissons les mécanismes cérébraux n’implique pas que la pensée n’ait rien à voir avec les mécanismes en question"(Engel, le Cerveau est-il le Pilote du Navire de l'Esprit ?). Certes, mais cela n'implique pas non plus le contraire. Ce problème d'indécidabilité est inhérent à l'énoncé métaphysique en général. On objectera que les "mécanismes" en question n'ont, justement, rien d'un postulat métaphysique mais sont empiriquement vérifiables. Et, en effet, les progrès en sciences cognitives7, en imagerie mentale et en psychopathologie ont mis en évidence le rôle de certaines structures neuro-cérébrales dans le processus "normal" de prise de décision. Il est désormais évident que la représentation mentale de la réalité environnante procure à certaines espèces vivantes un avantage adaptatif déterminant. Mais de ce que ces représentations mentales existent, s'ensuit-il nécessairement qu'elles soient des informations brutes en attente d'être traitées au sens où nous traitons un minerai pour le transformer en un produit fini8 ? Et, à supposer même que ce soit le cas, que toutes les représentations mentales soient de telles informations brutes, s'ensuit-il, même pour le zôon logon ekhon que nous sommes, que la rationalité consiste nécessairement à opérer des inférences à partir de celles-ci9 ? Enfin, de ce que leur absence ou leur lésion détermine mécaniquement une aboulie (absence de volonté), une acrasie (faiblesse de la volonté) ou une apraxie (incapacité à agir conformément à la volonté), s'ensuit-il que ce soit à la seule présence de telles structures qu'est imputable la prise de décision ? Car enfin, s'il est exact que je ne peux écrire si je n'ai pas de main, toutefois "c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, [ce qui] ne peuvent être rapporté[...] qu’à la personne toute entière"(Bouveresse, Philosophie, Mythologie et Pseudo-science, ii). De même, s'il est exact que je ne peux éprouver de douleur dans la main si je n'ai pas de main, toutefois "si quelqu’un a une douleur dans la main, ce n’est pas la main qui crie, et on ne réconforte pas la main, mais celui qui souffre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §286). Dès lors,
"que le cerveau, nous disent [les cognitivistes], soit l’organe de la pensée, le substrat de la conscience, des croyances et des émotions est une chose sur lequel on peut s’accorder. Ce n’est pas, pour paraphraser Aristote au sujet de l’âme (de Anima, I, 4) le cerveau qui pense, mais l’homme au moyen de son cerveau"(Descombes, la Denrée Mentale, viii, 3).
On commet manifestement une erreur de catégorie chaque fois que l'on attribue à la partie (le cerveau, l'esprit, etc.) un prédicat qui ne vaut que pour le tout : c'est l'individu tout entier qui traite l'information, qui est rationnel ou qui prend une décision, et non pas un quelconque module mental de cet individu10. De la même façon, il nous semble que l'émotion n'est pas un état mental (c'est-à-dire un état de notre cerveau ou de notre esprit) mais un état de notre être humain tout entier, de sorte que ce n'est pas l'émotion qui pousse à la révision de notre comportement, mais la révision du comportement qui se fait par et dans l'émotion. On voit tout de suite l'enjeu de cette question pour le problème central que nous avons posé dans l'introduction : si l'émotion était une simple information interne dont le traitement et, a fortiori, le traitement correct était imputable à un module intelligent intégré à l'esprit du sujet de l'émotion, alors comment ne pas reprocher aux musulmans émus par les caricatures de leur Prophète et "gênés" par celles-ci de manquer d'intelligence pour traiter l'information ou, à tout le moins, de manquer de volonté pour mettre en pratique les conclusions de ce traitement ? Nous soutiendrons au contraire que l'émotion est  non seulement la condition suffisante de nos changements de comportement, mais encore qu'elle est indissociable de tels changements.

Tout en conservant donc l'idée d'une liaison étroite entre émotion et révision, il nous semble exister au moins trois raisons de considérer cette liaison comme une relation interne11 et nécessaire (ou conceptuelle, une raison) plutôt qu'externe et contingente (ou empirique, une cause). Premièrement, si nous supposions, comme le font les représentationnalistes, que l'émotion est une information dotée d'un contenu sémantique détachable, il faudrait admettre aussi que ce contenu sémantique est une information privée, accessible seulement en première personne. Quel serait alors le critère de reconnaissance d'une telle information privée ? Comment saurais-je, au fond de moi-même, que, par exemple, j'ai peur, c'est-à-dire que c'est bien de la peur qu'il s'agit lorsque j'ai l'estomac noué, des frissons, des sueurs froides, etc.12 ? Wittgenstein imagine que l'on se donne, pour y parvenir, un signe qui, faute de définition conceptuelle (comment définir au moyen du langage commun ce qui ne vaut que pour moi-même ?), est un signe d'ostension du genre "la peur c'est ça" en désignant en esprit ce que j'éprouve lorsque j'ai peur (ou, plus exactement, lorsque je crois avoir peur). "Ce processus a pour effet de me permettre de me souvenir correctement de cette connexion à l'avenir. Mais dans notre cas, je ne dispose d’aucun critère de correction. Ici, on aimerait dire : est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire sur ce qui est correct"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §258). En d'autres termes, contrairement à ce dont je prétendrais me doter en l'occurrence, je ne posséderais aucun critère de reconnaissance de ma peur. Et donc, quand j'ai peur, je ne pourrais pas savoir que j'ai peur. Ce qui contredit l'expérience la plus banale : lorsque j'ai peur je sais que j'ai peur et je n'ai même pas besoin de vérifier quoi que ce soit en moi pour en être certain. C'est donc que je possède bien un critère de reconnaissance et que ce critère n'est pas intérieur mais bel et bien extérieur. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne se passe rien à l'intérieur de moi-même lorsque j'ai peur. Bien sûr qu'il se "passe quelque chose". Mais quand on me demande :
"Que se passe-t-il exactement dans [t]a tête ? Cette question n’a pas de réponse à part des déclarations concernant [m]a pression sanguine, [m]on pouls, etc."(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie).
Autant de réponses qui ne nous fournissent aucun critère de reconnaissance de notre propre peur. Descartes, à l'instar des cognitivistes modernes, est tout à fait fondé à esquisser une étiologie de ce qu'il appelle les "passions", à "imagine[r] certains processus physiologiques correspondant à nos pensées d’une manière telle que si nous connaissions la correspondance, nous pourrions découvrir les pensées en observant ces processus. [Mais], en quel sens peut-on dire que nous accédons aux pensées par l’observation de notre cerveau ?"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 8). Donc, de même que "nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi), nous voulons aussi pouvoir reconnaître la peur lorsqu'elle apparaît (ou que nous croyons qu'elle apparaît) sans avoir recours à la description des processus internes corrélés à la peur. Raison pour laquelle "si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage [par exemple] de l’expression ‘douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257)13. Et, d'une manière générale, on ne pourrait pas reconnaître telle émotion comme la même émotion qu'un certain modèle, donc, finalement, comme une émotion. Comme le dit Quine : pas d'entité sans identité. Donc, au rebours de ce que Bouveresse appelle "le mythe de l'intériorité", l'émotion ne saurait être un signe intérieur qui incite, intérieurement, à une révision du comportement.

D'où, deuxièmement, en admettant avec Livet que les émotions sont bien des signes de quelque chose hautement pertinent, ce sont primitivement et directement des signes publics destinés à autrui, et ils ne le sont pour soi-même que de manière seconde et dérivée14. Prenons l'exemple de la colère : dans la scène d'exposition de Cinna ou la Clémence d'Auguste de Corneille, Émilie, la fille adoptive d'Auguste, vient d'apprendre que son père a, autrefois, été assassiné par celui-là même qui l'a adoptée comme sa fille : "Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire, // Et que vous reprochez à ma triste mémoire // Que par sa propre main mon père massacré // Du trône où je le vois fait le premier degré ; // Quand vous me présentez cette sanglante image, // La cause de ma haine, et l'effet de sa rage, // Je m'abandonne toute à vos ardents transports"(Corneille, Cinna, I, i). Son émotion, sa colère, est, évidemment, un signe, une information. Or, à qui sont destinés ce signe, cette information ? Eh bien d'abord à Fulvie, sa confidente, puis à Cinna son amant. Il s'agit de faire comprendre à la première la nécessité de se venger d'Auguste et d'engager le second à procéder à cette vengeance. Mais il s'agit là d'une pièce de théâtre et les larmes d'Émilie, ses traits tirés, ses étranglement de voix, ses gestes emportés, ses piétinements nerveux, etc. sont évidemment aussi destinés à montrer au spectateur qu'elle est en colère. Bref,
on voit des émotions » [...], on ne voit pas les contorsions faciales et on va conclure (comme le médecin faisant son diagnostic) à la joie, la tristesse ou l'ennui. On décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui, même si l'on n'est pas en mesure de donner une autre description de ses traits. La tristesse est personnifiée dans le visage, dirait-on. Ceci relève du concept de l'émotion"(Wittgenstein, Fiches, §225).
Autrement dit, il est faux de dire que l'émotion cause un certain nombre de manifestations intérieures telles que l'accélération du pouls, le stress, le malaise, etc. ou extérieures telles que des traits creusés sur le visage, des gestes saccadés ou des paroles stéréotypées, etc., à partir desquelles le sujet lui-même ou le tiers observateur infèrent qu'il s'agit de la colère. Ces manifestations internes auxquelles sont corrélées ces manifestations externes ne sont pas des symptômes de l'émotion, mais des critères de reconnaissance de celle-ci. Ce qui veut dire qu'ils en sont indissociables, que leur relation est logique et non pas empirique15. Si ce n'était pas le cas, si l'émotion était un état intra-psychique reconnaissable seulement par introspection empirique, on ne pourrait jamais apprendre à le nommer et, in fine, à le reconnaître. C'est parce que nous avons appris à le nommer sur la base de critères d'abord externes et objectifs pour autrui, que nous pouvons, dans un second temps réidentifier telle émotion sur la base des critères intra-psychiques corrélés avec les critères physiques : je peux dire sans hésiter "j'ai mal à la jambe" lorsque je ressens quelque chose de bien particulier parce que mes parents m'ont appris à dire "j'ai mal à la jambe" chaque fois qu'ils ont constaté que je boitais, que je serrais les dents, que je gémissais, etc. Et c'est bien parce que le théâtre, le cinéma, la littérature et, sans doute, l'art en général ont, comme le dit Aristote, quelque chose à voir avec la mimèsis, c'est-à-dire la représentation des actions humaines16 qu'il est possible d'y exprimer des émotions. C'est le cas, par exemple, pour les émotions musicales :
"si je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser. En fait, si nous voulons être exacts, c’est bien un geste ou une mimique que nous employons"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I).
Une des propriétés des émotions semble donc bien être son expression ou sa manifestation : "qu'est-ce que la peur ? que veut dire "avoir peur" ? Si je voulais en donner une explication ostensive, je mimerais la peur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, ix). De sorte que, si le rire doit être une émotion d'une certaine espèce, il faut bien qu'il soit "constitué, du moins en partie, par une réaction spécifique à certaines choses parce qu'elles sont drôles. [...] Il existe des réactions animales qui sont comparables [...] au sens de l'humour : ce sont les réactions sexuelles [...]. Si on trouve sexuellement stimulant quelque chose, on ne se borne pas à enregistrer passivement le fait qu'il en est ainsi, mais on est excité, et il est difficile d'imaginer que quelqu'un soit excité sans avoir les réactions physiques correspondantes : être excité, c'est précisément réagir de cette manière spécifique"(Danto, la Transfiguration du Banal, iv). Si le rire est une émotion, alors il doit bien exister une forte corrélation entre manifestation intérieure pour le sujet et manifestation extérieure pour le tiers observateur.

Et ce, d'autant plus que de tels signes ont, troisièmement, notamment chez les humains, une fonction primordiale de coordinations sociale dans le sens où l'émotion a sans doute quelque chose à voir avec la manifestation extérieure et directe de la normalité. Allan Gibbard fait remarquer que
"la vie de l'homme est radicalement différente de celle de la plupart des animaux et demande des dispositions sociales si complexes que des émotions nouvelles ont pu ainsi faire leur apparition. [C'est pourquoi] les émotions humaines sont avant tout sociales. Invariablement, une personne dépend de systèmes compliqués de coopération et de réciprocité, si on veut qu'elle ait une chance honnête de survivre, de se reproduire et de soigner ses enfants. Les émotions humaines négatives réagissent par-dessus tout aux menaces qui pèsent sur la place que nous occupons dans des structures de coopération, ou en tout cas, telle est notre attente"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §7).
Il ne fait pas de doute, depuis Descartes, que certains animaux, notamment les animaux supérieurs que sont les oiseaux et les mammifères, manifestent les processus caractéristiques des émotions (les passions dit Descartes), même si Descartes n'accepte de les nommer ainsi que dans le cas de l'homme au motif que les autres animaux ne sont que des corps17. Contrairement à Descartes, Gibbard assigne aux émotions une fonction conative de coordination sociale et cette fonction, nous dit-il, est nécessaire à l'adaptation de l'individu à son milieu. Raison pour laquelle les émotions humaines sont radicalement différentes des émotions animales en diversité et en complexité, puisqu'elles correspondent précisément à la diversité et à la complexité des structures de coopération du zôon politikon qu'est l'être humain. Du coup, "une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §15). Un exemple paradigmatique du rôle de coordination sociale qu'assure l'émotion nous est fourni par le comportement de Meursault dans l'Étranger de Camus18. Meursault a commis un meurtre dans des circonstances étranges, voire absurdes. Il est jugé aux Assises. Que s'entend-il reprocher lors de son procès ? "Pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait"(Camus, l'Étranger, ii, 4), dit le procureur. Circonstance aggravante : "le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique"(-ibid-, ii, 3). Ce qui pousse le procureur à conclure : "j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel"(-ibid-, ii, 3).  Ce qui fait de Meursault un "étranger"19 dans sa propre Cité, c'est manifestement l'absence d'émotions pourtant culturellement exigées par des situations déterminées. Non pas qu'il soit incapable d'émotions, mais ses émotions ne sont pas "conformes" : il ne manifeste pas de chagrin lors de l'enterrement de sa mère, ni de passion à l'égard de son amie ; en revanche il rit beaucoup devant un film de Fernandel et il est indigné par l'aumônier qui vient le confesser dans sa cellule. A contrario ce qui fait le caractère dramatique du dilemme de Don Rodrigue dans le Cid de Corneille, c'est le conflit de conformité, relativement à la culture classique du XVII°, entre les manifestations des complexes émotionnels gravitant, d'une part autour du noyau de l'amour filial, d'autre part autour de celui de l'amour conjugal : ou bien, conformément au premier complexe, il tue Don Gormas (qui est le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène, ce qui provoquera en lui un sentiment de culpabilité pour avoir mal agi, ou bien, conformément au second, il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène, ce qui entraînera en lui de la honte pour n’avoir pas agi du tout : "J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; // J’attire ses mépris en ne me vengeant pas"(Corneille, le Cid, I, 6). On sait que, conformément au code de l'honneur, il préférera encourir la colère de Chimène plutôt que son mépris dans la mesure où "la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §7). Et ce que nous venons de dire de l'émotion en général est sans doute particulièrement vrai en ce qui concerne le rire. Dans le salon de Madame Verdurin (Proust, à la Recherche du Temps Perdu), le rire est un rituel tout autant codifié que la cérémonie du thé ou que les concerts de Vinteuil, et malheur à qui ne rit pas comme il faut quand il faut20 ! Dans toutes les cultures, ceux qui rient beaucoup ou de manière intempestive sont bien vite considérés comme des fous ou des bouffons (dans tous les sens de ces termes), ceux qui rient peu ou ne rient jamais comme des psychopathes ou des autistes. Dans les deux cas, ce sont des êtres potentiellement malfaisants : il est inutile de rappeler l'utilisation raciste qui a été faite de cette propriété socialement normative de l'émotion lorsqu'il s'est agi de stigmatiser les musulmans que les caricatures de Mahomet ne faisaient pas rire ! Voilà qui témoigne assez, nous semble-t-il, que l'émotion en général est, primitivement, non seulement un comportement extérieur observable, mais aussi, fondamentalement, un comportement destiné à être observé par autrui. Finalement, si l'on admet avec Livet et les cognitivistes que les émotions sont bien des signes, il faut admettre aussi que "les signes sont des signes s'ils ont d'abord une fonction dans le comportement extérieur d'un utilisateur et cela veut dire dans le comportement de quelqu'un dans son milieu extérieur"(Descombes, la Denrée Mentale, viii, 4).

De tout cela, il suit que si la relation entre l'émotion et la révision du comportement doit être, selon nous, regardée comme une relation interne ou conceptuelle, c'est donc que l'émotion est un événement fondamentalement conatif et non cognitif, c'est-à-dire un événement relatif à notre ajustement global à l'égard de notre environnement (à commencer, bien entendu, par notre environnement social), ajustement dont l'aspect mental (le ressenti en première personne) et l'aspect comportemental (la manière manifeste dont nous réagissons) sont indissolublement liés. C'est ainsi, par exemple que Spinoza prend le contre-pied de Descartes. À Descartes qui écrit qu'"on peut généralement nommer passions toutes sorte de perceptions et de connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.17), Spinoza répond, dans la préface de la troisième partie de son Éthique, celle, précisément, qu'il sous-titre de Origine et Natura Affectuum ("de l'Origine et la Nature des Affects") que
"la plupart de ceux qui ont parlé des affects [de affectibus] et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent des lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature […] : l’homme dans la Nature serait comme un empire dans un empire [imperium in imperio]"(loc.cit.).
 En traitant les émotions (les "passions") comme des informations, on fait de l'homme "un empire dans un empire" ou, comme nous l'avons dit plus haut, un homoncule dans un homme. Spinoza préfère parler d'affects plutôt que de passions (ou d'émotions) pour deux raisons. D'abord le terme d'affect a un sens originairement conatif :
"par affect, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3).
L'affect est donc, directement un processus de modification de l'être tout entier, c'est-à-dire, indifféremment du corps ou de l'esprit21 : "le corps humain peut être affecté en bien des manières qui accroissent ou diminuent sa puissance d’agir et aussi en d’autres qui ne rendent sa puissance d’agir ni plus grande, ni moindre [...]. Le corps humain peut éprouver un grand nombre de modifications et retenir néanmoins les impressions ou traces des objets et conséquemment les mêmes images des choses"(Spinoza, Éthique, III, post.1-2). Et l'avantage d'un tel point de vue moniste et holiste sur le point de vue dualiste et atomiste des cartésio-cognitivistes est clairement de concevoir l'affect comme l'ajustement direct et immédiat du corps/esprit à son environnement :
"toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose [...]. Par conséquent, la puissance d’une chose [rei potentia] quelconque, ou l’effort [conatus] par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6-7).
La deuxième raison qu'a Spinoza de parler d'affects plutôt que de passions (ou d'émotions), c'est que la passion n'est qu'un affect particulier en tant, premièrement, que celui-ci est pertinent et non pas neutre en termes de modification de l'être, et, deuxièmement, qu'il est imposé par les circonstances extérieures : "quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’une de ces affections [qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient la puissance d'agir du corps et/ou de penser de l'esprit], j’entends donc par affection une action ; dans les autres cas, une passion"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). Spinoza veut dire par là qu'un être peut, sous certaines conditions, s'auto-affecter22 d'une modification par laquelle il sera dit agir et non pas pâtir, ce qui est, cependant, le cas le plus fréquent : "l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Dire que "l'homme est nécessairement soumis aux passions (aux émotions)" permet d'éliminer la contingence inhérente à la conception cognitiviste (cartésienne et post-cartésienne) de l'émotion comme flux d'informations à traiter en vue d'une modification de notre comportement et donc, derechef, d'éliminer cette vulgate selon laquelle il ne tiendrait qu'à nous de maîtriser nos émotions afin de n'en rien laisser paraître, voire d'agir en contradiction avec celles-ci. L'alternative conativiste (spinozienne) considère l'émotion (la passion) comme l'effort (conatus) que fait nécessairement notre être pour, au vu des circonstances, persévérer dans son existence, persévérance qui commande, en général, un ajustement de nos comportements. Bref, l'ajustement n'est pas, en règle générale, l'effet d'un choix. Cet ajustement, qui peut être positif ou négatif dans le sens où notre puissance d'exister s'en trouve renforcée ou amoindrie, Spinoza l'appelle, respectivement, la joie ou la tristesse, lesquelles sont donc les deux émotions primitives : "la Joie est le passage [transitio] de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.2 et 3). Ces deux émotions primitives déterminent à leur tour les deux émotions secondaires que sont l'amour et la haine comme, respectivement, désir de conserver ce qui est source de joie et désir de détruire ce qui est à l'origine de la tristesse : "l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure [et] la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.6 et 7). Par quoi l'on comprend donc que les complexes émotionnels Joie/Amour et Tristesse/Haine présupposent le désir comme condition de possibilité, de sorte que "le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Tout désir est donc, directement, désir d'aimer ce qui procure de la joie en vue de le conserver et, indirectement, désir de haïr ce qui entraîne de la tristesse en vue de le détruire. Il y a asymétrie entre joie et tristesse parce que "l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12). Bref, tout désir est, directement, désir de joie et d'amour, autrement dit désir de vivre le mieux possible. Et c'est dans ce désir de vivre le mieux possible que consiste, fondamentalement, le conatus ou la puissance d'exister d'un être humain.

Donc, nous sommes d'accord avec Livet pour admettre qu'"une situation qui provoque une émotion peut induire une révision [...]. Inversement, toute situation qui déclenche une révision déclenche aussi une émotion"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, ii, 3). Spinoza ne dit pas autre chose : la modification des relations d'un organisme vivant A avec les objets extérieurs X, Y, Z, etc. qui constituent son environnement, dans la mesure où cette modification l'affecte nécessairement, peut provoquer une émotion ("passion") et donc peut induire, effectivement, une révision du comportement de A sans laquelle A ne serait plus ajusté à son nouvel environnement. Mais ce "peut" signifie que tout affect n'est pas nécessairement une passion (il existe des affects neutres qui n'ont pas d'incidence sur le conatus) et non pas que l'affect est une information qu'un module intelligent a la latitude de traiter comme ceci, comme cela, ou de ne pas traiter. Pour Spinoza, il n'y aura ce que Livet appelle "révision" que si et seulement si le conatus (ou puissance) de A est augmenté(e) ou diminué(e), bref, s'il y a émotion de joie ou de tristesse. Mais si jamais c'est le cas, alors la révision est nécessaire car immanente à l'émotion. On ne peut donc pas accepter l'idée selon laquelle "il est rationnel d'opérer des changements". Car alors la modification significative (positive ou négative) du conatus de l'organisme corrélative à la modification de l'environnement d'un organisme donné n'est pas une information23 : c'est un stimulus qui détermine une réponse, et, le plus souvent, une réponse dans l'urgence. Lorsque l'attente de l'animal est contredite, par exemple lorsqu'il se trouve en face d'un prédateur lors même qu'il s'attendait à trouver une proie, la rapidité et la simplicité de sa réaction conditionne sa survie et est incompatible avec la notion même de "traitement" qui présuppose du temps et de la complexité. Aussi, ne dirons-nous pas qu'il est rationnel pour lui de réviser son attente, mais qu'il est vital pour lui de réagir par la fuite. L'émotion qu'il manifeste alors (disons la peur) est, en termes spinoziens, une tristesse qui fait suite à un affaiblissement brutal de sa puissance et que l'animal est déterminé à enrayer au plus vite. D'où la modification du comportement : l'attaque fait place à la fuite. La description que fait Descartes de la passion animale en disant que "tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres"(Descartes, Traité des Passions, art.13) est parfaitement valable tant qu'on ne fait pas de ce phénomène une information que l'esprit doit traiter. Il n'y a aucune raison de concevoir le temps de réaction au stimulus extérieur, déterminé par la complexité des échanges neuro-chimiques et neuro-physiques impliqués dans la réponse comme le temps d'un traitement d'une information par un module approprié. Et si l'émotion (ou passion) peut, exceptionnellement, déterminer, effectivement, un traitement rationnel des croyances au sens des cognitivistes24, en tout cas chez les êtres humains25, c'est parce qu'
"une passion [une émotion] est une modification originelle de l’existence. [Tandis que] par raison, nous entendons des affections [...] telles qu’elles agissent calmement, sans causer de désordre dans le caractère"(Hume, Traité de la Nature Humaine, II, iii, 3-7)26,
bref, parce que l'urgence de l'ajustement aux circonstances extérieures laisse quelque répit au sujet de l'émotion (ou passion), particulièrement lorsque le sujet est humain et qu'il a le loisir de réfléchir.

C'est évidemment cet aspect essentiellement conatif de l'émotion qui garantit sa communicabilité et son univocité de principe. Les traits et attitudes associés à la peur animale (les griffes sorties, les dents montrées, les muscles bandés, le corps ramassé, le poil hérissé, le grognement sourd, etc.) sont non seulement une préparation à l'attaque, mais cette modification est elle-même un signal, un avertissement sans ambiguïté à l'adresse de l'agresseur. De même, si le tableau d'Edvard Munch intitulé le Cri, non seulement ne laisse subsister aucune ambiguïté quant à la nature de l'émotion éprouvée, mais déclenche immédiatement l'empathie du spectateur, c'est que le spectateur moyen va y percevoir une situation globale, non seulement de détresse du sujet qui crie mais aussi d'environnement menaçant partagé par le sujet et par le spectateur. De là, la puissance de la tragédie comme mimèsis, comme représentation de la tristesse humaine :
"à la vue ou du moins à l’idée des fortes passions [émotions] que doit produire l’importance de la perte ou du gain, le spectateur est ému, il se prend de sympathie en éprouvant quelque chose de ces mêmes passions"(Hume, de la Tragédie).
Et nous avons pu voir par ailleurs27 qu'il y avait, dans le fait de faire partager, par sympathie, la détresse humaine à des spectateurs dont le conatus n'est pourtant nullement menacé directement par les circonstances qui affectent le personnage mis en scène, un enjeu éthique et social très clair pour le zôon politikon que nous sommes : bien que le spectacle de la tristesse suscite la tristesse et donc, immédiatement, une moindre perfection, il est des formes de tristesse individuelle et transitoire qui, en créant ou en renforçant le lien social, déterminent un surcroît durable de puissance commune et donc, in fine, une plus grande perfection et une joie, tant il est vrai que "ce qui conduit à la société commune des hommes, ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde est utile, et ce qui introduit la discorde est au contraire nuisible"(Spinoza, Éthique, IV, 40). Telle est donc la fonction cathartique de la tragédie qui "suscitant pitié et crainte, opère le perfectionnement [katharsis], propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1450a), et, d'une manière plus générale, des activités mimétiques28 mettant en scène l'humaine tristesse. Dans tous les cas, l'enjeu humain de la partageabilité de la tristesse et du chagrin est éthique : c'est de perfectionnement, donc, in fine, de joie qu'il est question. Or, pourquoi ce qui vaut pour la tristesse et le chagrin ne vaudrait-il pas, a fortiori, pour la joie et le rire29 ?

Soulignons d'abord qu'avant de devenir quasiment un droit de l'homme post-moderne, le rire n'a pas toujours eu bonne presse. Tout particulièrement chez les philosophes :
"il est une passion qui n’a pas de nom, mais dont le signe est cette distorsion du visage que nous appelons rire [...]. Mais à quoi nous pensons et de quoi nous triomphons quand nous rions n’a encore été déclaré par aucun philosophe [...]. La passion du rire n’est rien d’autre qu’une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire, il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui, de sorte que lorsqu’on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe de vous et on vous méprise"(Hobbes, the Elements of Law).
Mais aussi chez les écrivains :
"ce qui suffirait pour démontrer que le comique est un des plus clairs signes sataniques de l'homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique, est l'accord unanime des physiologistes du rire sur la raison première de ce monstrueux phénomène. [...] Aussi, il fallait dire : le rire vient de l'idée de sa propre supériorité. Idée satanique s'il en fut jamais ! Orgueil et aberration ! Or, il est notoire que tous les fous des hôpitaux ont l'idée de leur propre supériorité développée outre mesure. Je ne connais guère de fous d'humilité. Remarquez que le rire est une des expressions les plus fréquentes et les plus nombreuses de la folie30"(Baudelaire, de l'Essence du Rire)31.
Ce qui est plus étonnant, c'est qu'Aristote n'ait pas vu dans le comique le prolongement du tragique mais son symétrique éthique :
"[tandis que] la tragédie est la représentation [mimèsis] d'une action de caractère noble et complète, [la comédie] est une représentation [mimèsis] de ce qui est laid, dont une partie est le ridicule. En effet, le ridicule a pour cause une faute et une laideur non accompagnées de souffrance et non pernicieuses : par exemple, on rit tout d'abord à la vue d'un visage laid et déformé, sans que celui qui le porte en souffre"(Aristote, Poétique, 1449a-1450a).
Rappelons à ce propos que le roman d'Umberto Eco le Nom de la Rose met, justement, en scène la découverte, dans une abbaye médiévale, de ce qui devait être la suite consacrée au rire et à la comédie qu'Aristote entendait donner à sa Poétique et qu'il n'a jamais rédigée, ou qui s'est perdue. Le moine Jorge de Burgos tombe par hasard sur l'ouvrage du Philosophe dans la bibliothèque de l'abbaye puis empoisonne les pages du livre afin que soient éliminés tous les lecteurs potentiels du manuscrit au motif que "de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie [...]. Au moment où il rit, peut importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, selon le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre, pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l'affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus affectueux des donc divins ?32"(Eco, le Nom de la Rose, 7° jour). Cette prévention savante et pluri-séculaire contre le rire33 est, au fond, de même nature et encourt le même reproche que celui que Spinoza adresse aux cartésiens : l'homme y est conçu comme un "empire dans un empire". Pour les uns, à travers la pensée, il est l'empire de l'ordre rationnel dans un empire de désordre passionnel, pour les autres, à travers le rire, l'empire de la déchéance et de la corruption dans un empire de vertu et de sainteté.

Or, nous dit Spinoza,
"le Rire , tout comme la plaisanterie, est une pure Joie ; et par suite, à condition qu'il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Tels sont mon argument et ma conviction. Aucune divinité, ni personne d'autre que l'envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d'une âme impuissante"(Spinoza, Éthique, IV, 45).
Spinoza est probablement le premier philosophe à donner au rire comme ensemble des manifestations convulsives de la joie une valeur éthique supérieure à celle du chagrin comme ensemble des manifestations convulsives de la tristesse en qualifiant de "sauvage et triste superstition34" le préjugé favorable à ces dernières et qu'affiche caricaturalement le moine vengeur du Nom de la Rose. Mais c'est à Freud que revient le mérite d'avoir, le premier, transposé au plan psychique le point de vue métaphysique de Spinoza. Pour Freud, en effet, toutes les formes du comique
"représentent des méthodes permettant de regagner, par le jeu de notre activité psychique, un plaisir qu'en réalité le développement seul de cette même activité nous avait fait perdre. Car cette euphorie, à laquelle nous nous efforçons par-là d'atteindre, n'est rien autre que l'humeur d'un âge où notre activité psychique s'exerçait à peu de frais, l'humeur de notre enfance, temps auquel nous ignorions le comique, étions incapables d'esprit et n'avions que faire de l'humour pour goûter la joie de vivre"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi).
Regardons rire un enfant. Si l'on reprend la définition spinozienne de l'émotion que nous avons donnée supra en termes de modification immédiate du comportement d'un sujet faisant suite à un événement extérieur inattendu qui affecte significativement sa puissance d'exister, le rire est indiscutablement une émotion : l'enfant rit en réaction à une situation qui le surprend. De plus, visiblement, cette réaction ne l'abat pas car, passé l'instant de surprise (qui, encore une fois ne saurait être assimilé à un délai de traitement d'une information), l'enfant puise dans cette réaction un surcroît d'énergie qui l'excite, qui le rend volubile, qui lui donne envie de prolonger ou de renouveler une expérience qui, de toute évidence, lui a donné du plaisir. De là, le jeu qui, dans le cadre de règles qui le sécurisent, est, pour l'enfant, une garantie de situations imprévues et, partant, une source intarissable d'occasions de rire. L'émotion qu'il y manifeste est donc une joie que l'enfant va désirer conserver ou reproduire en se mettant dans les conditions qui la lui ont procurée et que, pour cette raison, il aime. C'est en ce sens que Spinoza est sans doute fondé à affirmer que le "rire est une pure joie", une joie sans mélange, sans calcul, et que Freud appelle "cette euphorie, à laquelle nous nous efforçons par-là d'atteindre, [et qui] n'est rien autre que l'humeur d'un âge où notre activité psychique s'exerçait à peu de frais". Voilà pourquoi le rire est, non seulement une émotion joyeuse, c'est-à-dire directement bonne par elle-même en ce qu'elle est, dans un premier temps de la vie, expression de la puissance de l'ontogénèse humaine35, mais aussi, dans un second temps de la vie, une émotion cathartique en ce que "l'esprit, le comique, et toutes les méthodes analogues destinées à nous procurer du plaisir au moyen d'une activité psychique, ne sont en effet rien autre que des moyens destinés à retrouver, de ce seul fait, cette humeur enjouée - cette euphorie - quand elle n'existe pas en tant que disposition générale du psychisme"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi). C'est bien de cela qu'il est primitivement question dans le rire : l'euphorie, c'est-à-dire, étymologiquement, "la fabrique du bien-être". Et si, une fois adultes, nous cherchons à rire, si nous rions et faisons rire, c'est parce que nous sommes tous et toutes "à la recherche du temps perdu",
"l'image d'une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j'aie à chercher en quoi elle consiste. C'est, par delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d'un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l'animait, un charme d'imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l'incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire était à jamais ressaisi [...], nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust, Jean Santeuil, 462-465).
Il n'est d'ailleurs pas impossible que cette katharsis ex-statique, cette recherche de perfection par la sortie hors du temps présent que nous offre le comique soit, finalement, exactement de même nature que celle que nous propose le tragique. Car au fond, lorsqu'il joue, lorsque donc il s'emploie à représenter, à mettre en scène sa propre vie, l'enfant pleure presque aussi souvent qu'il rit. En effet, "la tendance à la représentation [mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. Sur ce point, il se distingue de tous les autres êtres par son aptitude très développée à la représentation. C’est par la représentation qu’il acquiert ses premières connaissances, c’est par elle que tous éprouvent du plaisir"(Aristote, Poétique, iv, 1448b). C'est pour cela qu'on ne voit pas très bien pourquoi ce plaisir de la mimèsis devrait naître, "instinctivement", de la représentation d'une "action noble" (le jeu tragique) plutôt que de celle d'une "action laide" (le jeu comique). Aristote, à l'inverse de Freud ou de Proust, semble confondre la valeur éthique de la cause occasionnelle36 de l'émotion comique (l'action laide) ou de l'émotion tragique (l'action noble) avec la valeur cathartique de son effet actuel sur l'acteur (ou le spectateur) et qui, précisément, est la même dans la mesure où les deux sortes de causes sont interchangeables : je peux prendre le même plaisir cathartique à jouer, à voir jouer ou à me rappeler ce qui provoque le chagrin que ce qui déclenche le rire. C'est ce qui arrive au Narrateur de Proust lorsque, par exemple, il chausse sa bottine qui évoque immédiatement le souvenir de la grand-mère chérie (joie) mais aussi, indissolublement lié à ce souvenir, celui de la grand-mère disparue (tristesse)37. Dans les deux cas, il y a pourtant la même katharsis du présent par la convocation directement ou indirectement joyeuse du passé. Rappelons que la katharsis est un perfectionnement et que le plaisir en est un bon critère : "le plaisir perfectionne l'activité non comme une disposition immanente, mais à la façon d'une perfection finale supplémentaire [all' hôs epiginomenon ti telos]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1174b).

Aussi nous semble-t-il que, contrairement à ce que dit Livet, tout en ayant certainement une fonction cathartique, le rire n'est pas, pour autant, une émotion de second ordre mais une émotion tout à fait primitive38 : le rire est probablement l'expression primitive et naturelle de la joie tout comme le chagrin (les cris, les larmes, etc.) est l'expression primitive et naturelle de la tristesse. C'est pourquoi cette "pure joie" qu'est le rire a, outre les vertus psychologiques que nous avons soulignées, des vertus existentielles considérables. C'est ce que nous dit Nietzsche, par exemple, lorsque, après avoir "énonc[é] trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I), Zarathoustra conclut que "l’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré. Oui pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un « oui » sacré. C’est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde"(ibid.). La "volonté de puissance" (Wille zur Macht) n'est rien d'autre que cette tendance, déjà évoquée chez Freud et Proust, à redevenir ce qu'on a été, à savoir un enfant qui joue, ce "oui" absolu à la vie. Aussi, tout naturellement, Nietzsche canonise-t-il le rire :
"Ô hommes supérieurs, ce qu’il y a de plus mauvais en vous : c’est que tous vous n’avez pas appris à danser comme il faut danser, — à danser par-dessus vos têtes ! Qu’importe que vous n’ayez pas réussi ! Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez donc à rire par-dessus vos têtes ! Élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus le bon rire ! Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette couronne ! J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenez donc — à rire"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV).
Mieux. Il le divinise :
"à supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de conclusion m'ont conduit, je ne doute pas qu'ils sachent rire d'une manière surhumaine et neuve, au dépens de toute chose sérieuse"(Nietzsche, par-delà Bien et Mal, §294).
Le rire, tout comme les pleurs, sont des vestiges de l'époque enfantine, époque où notre puissance d'exister, à défaut d'être maximale, avait la légèreté d'une danse39 et n'acceptait pas la lourdeur des compromis. L'art comique, tout comme l'art tragique, sont donc la plus haute et la plus pure expression de cette joie de vivre enfantine que, malheureusement, seuls les "hommes supérieurs" (Übermenschen) savent convoquer et retrouver, le commun des hommes étant inexorablement voué à l'horreur et au dégoût de l'existence. Pour les premiers, en effet, "l'art s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde. Le chœur des satyres du dithyrambe fut l'acte salvateur de l'art grec"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Bref, le rire exorcise le dégoût, tout comme les larmes dissolvent l'horreur40, le rire comme manifestation du comique, les larmes comme expression du tragique, et donc du sublime. Si, comme le souligne Nietzsche, c'est le théâtre grec qui à donné à cette katharsis son expression la plus parfaite, c'est parce qu'il mime la joie infantile du jeu, du chant et de la danse. Le rire comme le chagrin41 sont donc bien, à tous les âges de la vie, des remparts contre l'absurdité de l'existence humaine dont nous nous évertuons à transmuer la valeur à travers des éclats de rire, ou en étant émus aux larmes. Il est alors tout particulièrement compréhensible que "les hommes ne se so[ie]nt pas contentés de savourer le comique au hasard des rencontres ; ils se sont efforcés de le produire intentionnellement"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi). La fonction du comique, tout comme celle du tragique "civilisés" est donc clairement régressive42 : il s'agit rien moins que de créer des occasions de renouer avec cette capacité formidable de résilience qui caractérise l'enfance à l'égard de "ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence", de créer les conditions d'une anamnèse de cette insouciance enfantine qui, nous dit Nietzsche, est "perdue au monde". Gogol dit aussi qu'"il n'y a qu'une âme profondément bonne à pouvoir rire d'un bon rire clair. Mais on ne sent pas la force puissante d'un tel rire"(Gogol, la Sortie d'un Théâtre) : loin d'être un signe avant coureur de dégénérescence ou de perversité, le rire est fondamentalement un signe, non seulement de bonne santé mentale, mais encore de pureté morale.

(à suivre ...)

1On peut lire l'intégralité de cet article sur le site de l'IREDIC.
2"La dignité de la personne humaine est une composante de l’ordre public"(Arrêt du Conseil d'État, Commune de Morsang-sur-Orge, 27 octobre 1995). La Charte des Nations Unies entrée en vigueur le 24 octobre 1945, les Statuts du Tribunal de Nuremberg annexés à l’accord de Londres du 8 août 1945, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 ainsi que les Pactes Internationaux de New-York du 16 décembre 1966 proclament également leur attachement à la dignité de la personne humaine. Je tire toutes ces informations du très intéressant mémoire de M. Jean-Michel Péril intitulé le Droit à l'Humour au sein des Services de Communication Audiovisuelle et consultable également sur le site de l'IREDIC.
3Le rire n'est cependant pas le thème central de son ouvrage.
4Le cognitivisme est un courant de recherche en philosophy of mind qui naît dans les années 1950 à la fois dans le sillage des recherches en cybernétique concernant le traitement formel de l'information en général, et en réaction contre le courant béhavioriste qui considère justement que le traitement de l'information n'a aucune pertinence lorsqu'il s'agit de comprendre le comportement humain qu'il s'agit, en conséquence, d'appréhender dans sa globalité. Le cognitivisme étudie donc la nature des interactions causales qu'un organisme intelligent, vivant ou non, entretient avec les informations qu'il reçoit de son environnement. Plus précisément, il se subdivise, grosso modo, en trois sous-courants : le computationnalisme qui, calqué sur l'analyse des processus informatiques, fait bon marché des états de conscience et conçoit l'information sous son seul aspect syntaxique ; le représentationnalisme pour qui, à l'inverse, certaines informations ne peuvent être traitées par des êtres vivants que via des représentations mentales (c'est-à-dire une certaine forme de conscience) qui s'intéresse donc au contenu sémantique (et pas à la simple forme syntaxique) de l'information ; le fonctionnalisme, enfin, qui est un sorte de synthèse des deux précédents en ce qu'il admet, du moins pour certains êtres vivants, une dualité de description possible du traitement de l'information, soit en termes syntaxiques (c'est alors le cerveau qui en est responsable), soit en termes sémantiques (le traitement incombe alors à l'esprit).
5Anthony Kenny, the Homunculus Fallacy, in the Legacy of Wittgenstein (1961).
6Lorsque Descartes dit que "la nature m’enseigne par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais [...] que je compose comme un seul tout avec lui"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 24), il veut dire que je, c'est-à-dire ma pensée ("je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison" - Méditations Métaphysiques, II, 7), n'ai pas la faculté de changer de corps. C'est en ce sens que "je compose comme un seul tout avec lui". Cela mis à part, pour Descartes comme pour les cognitivistes, je suis bien à l'égard de mon corps, dans le même rapport de pilotage que le pilote à l'égard de son navire.
7Par exemple l'exploration des processus neurologiques de représentation mentale chez les animaux "supérieurs" (les oiseaux et les mammifères). Cf. Joëlle Proust, comment l'Esprit vient aux Bêtes.
8Ce qui pose le problème de la nature des attentes animales et des croyances humaines. Contrairement à ce que nous faisons dans la note 1 de De la Nature des Croyances Religieuses (suite), Livet (et les cognitivistes en général) ne distingue pas clairement croyances et attentes.
9Les études menées sur la façon dont les bons joueurs d'échecs se représentent le déroulement du jeu montrent que l'expertise de ceux-ci repose sur l'intuition spatiale globale plutôt que sur le raisonnement formel, lequel, en plus d'être fatigant et périlleux leur fait ... perdre du temps. Or, dans une partie d'échecs, la maîtrise du temps est aussi essentielle que celle de l'espace et rien n'est plus périlleux, pour un joueur, que d'être en Zeitnot ou "crise de temps". Comme le dit Pascal, "la raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents. Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment ; autrement, elle sera toujours vacillante"(Pascal, Pensées, B252). Cf. Valérie Buron, le Cerveau des Joueurs d'Échecs.
10Ce "module" fût-il le cerveau ou l'esprit. Cf. l'expérience de pensée dite du "cerveau dans une cuve" (a brain in a vat) : "supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses"(Putnam, Raison, Vérité et Histoire, i). Question : peut-on parler ici de "perception" ?
11Interne et externe ont ici un sens logique et non physique ou psychique : "quelle est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, 102). Précision utile car nous allons aussi employer ces deux adjectifs dans le sens, respectivement, de ce qui correspond à l'intériorité psychique, et de ce qui est relatif à l'extériorité physique.
12De la peur et non pas de la grippe, par exemple, comme le suggère Goscinny dans Astérix et les Normands à propos des Normands qui sont censés ignorer la peur !
13"Comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244). C'est parce que l'intérieur et l'extérieur de la douleur sont étroitement corrélés que les parents de l'enfant nomment "douleur" ce qu'ils perçoivent extérieurement en présupposant que ce qui est ressenti intérieurement par l'enfant ressemble à ce qu'eux ressentent intérieurement quand ils ont une douleur et qu'ils ont appris à nommer ainsi parce que leurs propres parents, etc. C'est en ce sens que dire "j'ai mal" est une autre manière de dire "aïe !".
14"De même qu'on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer, on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement"(Wittgenstein, Recherches Philoso­phiques, §339) et on ne peut apprendre à désigner une émotion en soi-même qu'en apprenant à la reconnaître d'abord chez autrui. Il est probable que l'inversion apparente des priorités (l'intériorité avant l'extériorité) trouve son origine dans le cartésianisme autant que dans le romantisme, comme le souligne Charles Taylor dans les Sources du Moi.
15"À la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous répondons parfois en indiquant des critères et parfois de symptômes. Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : « Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme, je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons est concomitante du phénomène qui est notre critère de définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 48). Bref, le critère est logique et conventionnel, le symptôme est empirique et expérimental. Cela dit, dire que nous avons des critères de reconnaissance de nos émotions n'est pas dire que ces critères s'appliquent de la même façon pour le sujet et pour le tiers observateur.
17"Le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite"(Descartes, Traité des Passions, art.40) Dans d'autres textes, Descartes nomme pourtant "passions" de tels phénomènes animaux : "comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient"(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646).
19Encore que ce terme puisse, en l'occurrence, tout autant désigner l'Arabe anonyme qui a été tué par Meursault ou le colon (le "Pied Noir") en général (l'action se passe à Alger du temps de l'"Algérie française").
20Deleuze considère d'ailleurs toutes les émotions que manifestent les personnages de Proust comme des signes : "l'œuvre de Proust est fondée, non pas sur la mémoire, mais sur l'apprentissage des signes"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 1).
21En vertu du parallélisme selon lequel "l’esprit et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du corps, tantôt sous l’attribut de la pensée"(Spinoza, Éthique, III, 2). En effet, "l’esprit humain n’est rien d’autre que l’idée d’un corps [...]. Rien ne pourra arriver dans le corps qui ne soit perçu par l’esprit [...]. Le corps est l’objet de l’idée constituant l’esprit humain"(Spinoza, Éthique, II, 11-12-13).
22 Il y a auto-affectation dans le cas où l'individu est suffisamment puissant pour comprendre, à la fois du point de vue du corps et de celui de l'esprit, la cause qui l'affecte (cf. mon cours sur l'Éthique de Spinoza). Ce qui n'a rien à voir avec la conception "magique" de l'émotion selon Sartre pour qui "toutes les émotions ont ceci de commun qu’elles font apparaître un même monde, cruel, terrible, morne, joyeux, etc., mais dans lequel le rapport des choses à la conscience est toujours et exclusivement magique. Il faut parler d’un monde de l’émotion comme on parle d’un monde du rêve ou des mondes de la folie"(Sartre, Esquisse d'une Théorie des Émotions). Sartre, en effet, considère que "les faits psychiques sont des réactions de l'homme contre le monde"(ibid.), tandis que nous inclinons plutôt à penser (avec Livet ou Spinoza) qu'ils sont des réactions de l'homme dans le monde.
23Il existe, cependant une synthèse possible du cognitivisme computationnaliste et du conativisme spinozien en termes de néguentropie (entropie négative, cf. Information, Conatus et Entropie). Mais on adopte alors un point de vue strictement physicaliste qui est complètement inopérant si l'on s'intéresse à la complexité humaine et, notamment, aux émotions.
24"D'une part les croyances sont comme des prémisses d'un raisonnement ou des règles d'inférence, d'autre part ce qu'on s'attend à percevoir se présente comme la conclusion de ces raisonnements et inférences. On cherche alors à savoir quelles sont les procédures rationnelles de révision des prémisses et règles quand leurs conclusions sont contredites par les faits"(Livet, Émotions et Rationalité Morale, ii, 1).
25"Pour penser, il faut avoir le concept de croyance, et pour avoir le concept de croyance, il faut posséder le langage"(Davidson, des Animaux Rationnels). Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
26Pour Spinoza comme pour Hume, la raison est un mode de connaissance subordonné à l'enjeu conatif de préservation de l'existence. Mais pour Spinoza (qui n'oppose pas raison à passion, mais raison à imagination et passion à action), "il faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile"(Spinoza, Éthique, IV, 18), tandis que pour Hume "la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions"(Hume, Traité de la Nature Humaine, II, iii, 3).
28Il n'est que de voir le prestige social dont sont revêtues les personnes qui savent raconter, avec force détails et mimiques, les malheurs des gens ainsi que l'audience des émissions télévisuelles montrant des gens qui souffrent, crient et pleurent, pour être convaincu de la contagiosité de la tristesse.
29Désormais, nous appellerons donc "rire", tout à la fois l'émotion globale lato sensu au sens où nous l'avons définie supra, et les manifestations caractéristiques de cette émotion (déformation du visage, expirations saccadées et bruyantes, larmes, etc.) stricto sensu.
30D'un point de vue strictement scientifique, Baudelaire est loin d'avoir complètement tort : il existe en effet des rires pathologiques qui sont des symptômes ou des signes avant-coureurs de maladies neuro-dégénératives (cf. Neurologie du Rire). De même, dans nombre de ses romans (par exemple Tristan ou le Docteur Faustus), Thomas Mann suggère une essence tout à la fois pathologique et satanique du rire.
31Il est vrai que Hobbes ou Baudelaire (ou Thomas Mann) font partie de ces auteurs que la nature humaine n'a jamais vraiment enthousiasmés.
32Il y a, bien entendu, dans ce discours un comique satirique féroce de la part de l'auteur. Nous y reviendrons.
33Comme le souligne Gogol, ""ce qui fait rire est bas", dit le monde ; ce qui est prononcé d'une voix sévère et tendue, cela seul est qualifié d'élevé"(Gogol, la Sortie d'un Théâtre).
34Superstition dont Spinoza n'hésite pas à attribuer la responsabilité aux clergés dans l'appendice de la première partie de l'Éthique. Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
35Même si les recherches en éthologie tendent à établir que les êtres humains ne sont pas les seuls êtres vivants à manifester certaines manifestations caractéristiques du rire, "c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §281), et donc, probablement aussi, qu'il "rit" ou qu'il "pleure". Avec Wittgenstein, nous inclinons à penser que le problème de savoir s'il existe un rire animal ou si, comme le dit Rabelais, le rire est le propre de l'homme, est un problème conceptuel (donc philosophique) et non pas empirique (donc scientifique).
36"Cause occasionnelle" car l'événement présent qui déclenche l'émotion n'a, comme le montre Proust, le plus souvent qu'une vague analogie avec l'événement qui, jadis, détermina l'émotion oubliée que l'événement présent réactive pour notre plus grand plaisir : "l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, [...] est seule capable [...] de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2272) Cf. Proust et la Lecture Romanesque et Proust, Leibniz et les Monades Lisantes.
37"Bouleversement de toute ma personne. […] à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla […], des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux"(Proust, Sodome et Gomorrhe, 1292).
38C'est pourquoi nous sommes aussi en désaccord total avec Bergson lorsqu'il dit que "le comique [...] s'adresse à l'intelligence pure ; le rire est incompatible avec l'émotion"(Bergson, le Rire, iii, 1).
39Ce qui, là encore, contredit Bergson pour qui "si donc on voulait ici définir le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l'opposer à la grâce plus encore qu'à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur"(Bergson, le Rire, i, 3). Les romans d'Hermann Hesse (par exemple, Siddharta ou le Loup des Steppes) opèrent une sorte de synthèse entre Bergson et Nietzsche, en faisant du rire l'apanage d'une maturité parvenue au terme d'un parcours initiatique qui conduit, précisément, de la rigidité empesée d'une jeunesse formatée par ses contraintes éducatives à la légèreté et à la souplesse d'une sagesse enfin consciente d'elle-même et délivrée de la temporalité (c'est toujours le maître, voire, par prosopopée, les morts, qui rient).
40Mais, encore une fois, pas sur le mode hallucinatoire à quoi pense Sartre : "l’origine de l’émotion c’est une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde. Ce qu’elle ne peut supporter d’une certaine manière, en s’endormant, en se rapprochant des consciences du sommeil, du rêve et de l’hystérie. Et le bouleversement du corps n’est rien autre que la croyance vécue de la conscience, en tant qu’elle est vue de l’extérieur"(Sartre, Esquisse d'une Théorie des Émotions).
41Certes, le chagrin (par exemple celui du spectateur de la tragédie) est une tristesse et si "la Joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement mauvaise"(Spinoza, Éthique, IV, 41). Toutefois, "l'Excitation [Titillatio] est une Joie qui, relativement au Corps, consiste en ce qu’une de ses parties ou quelques-unes sont affectées plus que les autres ; et la puissance de cette affection peut être telle qu’elle surpasse les autres actions du Corps, reste obstinément attachée à lui et empêche ainsi que le Corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres manières ; cette affection peut donc être mauvaise. Pour la Douleur qui est au contraire une Tristesse, considérée en elle-même, elle ne peut pas être bonne. Mais [...] nous pouvons donc concevoir une douleur telle que, réduisant l'Excitation, elle l’empêche d’être excessive et fasse dans cette mesure qu’il ne diminue pas l’aptitude du Corps ; et en cela par suite la douleur peut être bonne"(Spinoza, Éthique, IV, 43). Bref, le chagrin, en tant qu'il tempère une excitation qui s'avérerait nuisible (on pense, évidemment, à l'addiction à certaines substances ou à certains comportements compulsifs), peut être "indirectement" bon. On voit donc que la raison pour laquelle une douleur pourrait avoir une valeur éthique positive n'est pas la même chez Spinoza ou Nietzsche d'une part, chez Freud ou Proust d'autre part. Car chez ceux-ci, la douleur peut être "directement" bonne en tant qu'elle est indissolublement liée au plaisir, tandis que, pour ceux-là, la douleur n'a de valeur positive que comme moindre mal.
42Aristote, sur ce point, serait d'accord avec nous : "ils aiment à rire, et c'est pour cela qu'ils plaisantent, car la plaisanterie est une impertinence polie. Tel est le caractère des jeunes gens"(Aristote, Rhétorique, II, xii, 1389b).

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