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dimanche 9 avril 2023

DE QUOI "DÉMOCRATIE" EST-ELLE LE NOM ?

Soit le mythe aussi fameux que fumeux dont Luc Ferry se fait l'écho lorsqu'il dit que "de fait, nous ne sommes tout simplement plus capables ne serait-ce que d'imaginer un régime légitime autre que la démocratie. [...] [Fukuyama]1 suggère que les principes de légitimité auraient tous été plus ou moins explorés au fil de l'histoire, jusqu'à ce que le plus conforme aux exigences fondamentales de l’humanité s'impose à nous"(Ferry, l'Anticonformiste). Soit maintenant une expression géographiquement et historiquement située de ladite "démocratie" : "la France [qui] est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale [dans laquelle]  la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum" (Constitution du 4 octobre 1958, dite Constitution de la V° République, art. 1 et 3). Soit, enfin une référence on ne peut plus classique au grand penseur français de la démocratie : "les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants […]. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus" (Rousseau, du Contrat Social, III, xv). À la lumière de ces quelques textes et d'autres encore (cf. notamment, l'article de Frédéric Lordon, les Demeurés de la Légitimité) confrontés à l'hubris d'une bande de Tontons Macoutes2 auto-proclamés représentants de notre République bananière afin d'imposer à coup de matraques et de grenades une "réforme des retraites" qui n'est soutenue que par une bande de soudards ivres de haine, de pouvoir et d'argent mais rejetée par 90 % des travailleurs (-euses), nous nous demanderons donc de quoi le mot "démocratie" est le nom ou, plus exactement, de quelle pathologie ce flatus vocis est devenu le symptôme.


S'il faut en croire les media occidentaux dont l'unanimité, sur ce point comme sur la plupart des autres, n'a rien pour nous étonner3, nous, Français, vivons, tous les cinq ans "un grand événement démocratique" : l'élection du Président de la République puis celle des députés à l'Assemblée Nationale au suffrage universel direct. Que l'événement soit "grand", tant par sa durée que par son intensité ou par son importance (y compris si l'on prend l'expression comme une antiphrase ironique), tout le monde en conviendra. Mais en quoi est-il "démocratique" ? En d'autres termes : à quoi reconnaît-on qu'un événement est "démocratique" ? Cédant à une tentation métaphysicienne bien établie consistant à présupposer une substance porteuse de toute propriété dénotée par un adjectif4, nous transformerons la question en : à quoi reconnaît-on une démocratie. Qu'à cela ne tienne : cherchons donc des critères définitionnels du substantif "démocratie". Dans le numéro 204 daté de mai 2009 du magazine Sciences Humaines, on peut lire : "à quoi reconnaît-on une démocratie ? De même qu’il n’existe pas une seule forme de démocratie, de même n’y a-t-il pas non plus de critères officiels internationalement reconnus pour qualifier un régime démocratique ou non. Cinq grands critères apparaissent toutefois étroitement associés : 1) souveraineté du peuple, choix des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections libres ; 2) séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; 3) égalité devant la loi ou règne de la loi, système judiciaire jugeant sur la loi, chaque citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui font la loi et ceux qui l’appliquent ; 4) garantie des libertés fondamentales de conscience, d’opinion, de la presse, de réunion, existence d’une opposition politique organisée, libre qui peut s’exprimer. Indépendance de la presse et/ou des médias ; 5) alternance du pouvoir, critère a posteriori qui se vérifie une fois que le pays a connu au moins deux alternances"(op. cit.). Ce passage est significatif de l'embarras et de la confusion est plongé quiconque prétend définir le concept de démocratie5. Première question : ces "cinq grands critères" en sont-ils vraiment ? "À la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous répondons parfois en indiquant des critères et parfois de symptômes. Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : « Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme, je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons est concomitante du phénomène qui est notre critère de définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 48). Le critère est ce qui permet de répondre à la question : "comment sais-tu que p ?" ou "quelle raison as-tu d'affirmer que p ?"p est une proposition affirmant la satisfaction empirique d'un concept c. En d'autres termes, p s'énonce : "c est satisfait par ceci". Par exemple : "ceci est une angine" avec le terme "angine" comme concept et "ceci" comme désignant un contexte empirique (en l'occurrence, un certain état bactériologique). De sorte que le critère de l'angine sera, par exemple, de "trouv[er] dans [le] sang le bacille X ou Y". Le critère est donc la raison6 qui, a priori, constitue la définition d'un concept. Wittgenstein distingue le critère du symptôme : si le premier est a priori, le second, en revanche, est le résultat d'une induction7 portant sur la corrélation statistique entre le concept et un certain phénomène empirique. Dès lors, si le critère est nécessaire, en revanche, le symptôme n'est qu'hypothétique : le critère est un outil de sélection des objets qui tombent sous un certain concept, de sorte que s'il est constaté que l'objet o possède la qualité q, "posséder la qualité q" étant le critère de la subsomption sous un concept c, alors, nécessairement, l'objet o tombe sous le concept c8. Tandis que le symptôme est une qualité dont on aura, a posteriori, constaté la présence statistiquement significative dans les objets subsumés sous un certain concept, à condition, bien entendu, d'avoir déjà sélectionné suffisamment d'objets satisfaisant ce concept, et, donc, d'avoir déjà un ou plusieurs critères opérationnels pour définir ce concept. Si on admet avec Wittgenstein qu'"une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Wittgenstein, Tractatus, 4.123), le critère est donc une propriété interne du concept, tandis que le symptôme en est une propriété externe, ou, si l'on préfère, empirique. L'aspect externe ou empirique du symptôme est particulièrement manifeste, justement dans le domaine médical, où le progrès des connaissances permet parfois de définir des pathologies dyssypmtomatiques, voire asymptomatiques. La distinction wittgensteinienne entre critère et symptôme s'inspire de celle qu'établit Frege entre caractère d'un concept et propriété d'un objet : "les caractères qui composent le concept [...] sont des propriétés des choses qui tombent sous ce concept"(Frege, les Fondements de l'Arithmétique, §53)9. En ce sens, les caractères conceptuels frégéens sont, typiquement, des critères conceptuels wittgensteiniens en ce qu'ils ont pour fonction de dépeindre, a priori, des propriétés empiriquement constatables dans les objets que subsume le concept10. A contrario, les propriétés communes à une proportion statistiquement significative d'objets subsumés sous un concept donné mais qui ne sont pas pour autant des caractères de ce concept correspondent à ce que Wittgenstein appelle des "symptômes".

À la lumière de cette clarification préalable sur la notion de "critère", que penser des "cinq grands critères [qui] apparaissent [...] étroitement associés11" dans la définition du concept de "démocratie" telle que nous la livre le magazine Sciences Humaines ? La réponse ne peut être que celle-ci : la liste des cinq indices proposés n'est pas une liste homogène de critères. Le premier indice, en effet, n'est qu'une définition étymologique. Définir la démocratie comme "1) souveraineté du peuple, choix des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections libres", en supposant que la virgule remplace (pourquoi ?) la préposition "pour"12, dire que la démocratie, c'est, pour abréger, le "pouvoir du peuple" (en grec, τό τού δῆμου κράτος), c'est comme définir la philosophie par "amour de la sagesse" : c'est clair pour qui comprend déjà le concept, cela demeure obscur pour qui ne le comprend pas. Dans un cas, ce dernier demandera : "que faut-il comprendre par "amour " ; que faut-il comprendre par "sagesse" ?", dans l'autre : "qu'entendez-vous par "pouvoir" ; qu'entendez-vous par "peuple" ?". On objectera que définir le triangle comme "figure à trois angles" se heurte aux mêmes difficultés. Sauf que, sous réserve de définir convenablement les termes "figures", "trois" et "angles", une telle définition étymologique permet, au moins, de sélectionner une collection d'objets dans laquelle l'ensemble des triangles est déjà inclus. Autrement dit, ces trois caractères sont nécessaires sans être suffisant pour définir le concept "triangle". Mais, si l'on retient "pouvoir du peuple" comme critère de "démocratie" en tant que synonyme de "souveraineté du peuple [dans le] choix13 des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections libres" est un caractère nécessaire du concept de "démocratie", doit-on exclure la forme originelle de la démocratie, celle qui se pratiquait à Athènes aux V° et IV° siècles av. J.-C. et qui ne se manifestait pas "par la tenue d’élections libres" ? Bref, s'il est des étymologies de concept qui donnent, néanmoins, des indications par défaut sur les objets qui tombent sous ce concept, ce n'est pas le cas pour toutes, et, notamment pour celle de "démocratie". Par ailleurs, une étymologie de concept ne saurait constituer un critère de concept pour une autre raison très simple : un critère, comme le montre Wittgenstein avec son exemple médical, est impliqué par le concept en tant que le critère dénote un phénomène-type (e.g. tel tableau bactériologique), ou, plus exactement, un aspect jugé significatif du phénomène-type dénoté par le concept (e.g. l'angine) ; tandis qu'une étymologie ne dénote pas un phénomène (empirique) mais suppute l'origine putative d'une expression (linguistique). En termes frégéens, nous dirons que la confusion entre critère d'un concept et étymologie d'un concept illustre, typiquement, la confusion entre objet et mode de présentation de l'objet14, ou encore, comme dirait le linguiste Alfred Korzybski, entre la carte et le territoire. Tout cela pour dire que "pouvoir du peuple", "souveraineté du peuple" et autres expressions étymologiquement apparentées ne sont nullement des critères de démocratie puisqu'elles n'ont pas pour effet d'opérer une sélection entre des objets candidats au label "démocratie". Aussi parlerons-nous désormais, non pas de "critères" mais de "symptômes" de démocratie, ne fût-ce que parce que ce dernier terme connote implicitement un état pathologique, or c'est bien d'un état, voire d'un Etat pathologique qu'il est question lorsqu'on évoque ad nauseam l'idée de "démocratie".

Que dire donc du second symptôme proposé par Sciences Humaines, "2) séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire" ? Tout le monde aura reconnu là l'art. 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : "toute Société dans laquelle [...] la séparation des Pouvoirs [n'est pas] déterminée n'a point de Constitution"(op. cit.). Article dont on attribue la paternité à Montesquieu : "pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. [Aussi] il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice"(Montesquieu, l'Esprit des Lois). On voit tout de suite que ce second symptôme "séparation des pouvoirs" comme critère définitionnel de la démocratie est aussi problématique que le premier. D'abord parce que la Déclaration de 1789 entend faire de la "séparation des pouvoirs" un critère de constitutionnalité et non pas de démocratie. Or, si on entend par "constitution", dans le sens le plus général, un ensemble de principes, écrits ou non15 qui règlent de façon opérationnelle les relations entre les différentes institutions publiques de pouvoir, raison pour laquelle si celles-ci ne sont pas distinctes, il ne saurait y avoir de constitution mais seulement de l'arbitraire et du contingent, on ne voit pas pourquoi il n'y aurait pas de constitution non-démocratique. Le troisième Reich allemand en est une parfaite illustration puisqu'il s'est parfaitement accommodé de la Constitution de Weimar, du moins dans la lettre sinon, évidemment, dans l'esprit16. Par ailleurs, à supposer même que la "séparation des pouvoirs" soit, effectivement, un élément de la définition de la démocratie, encore faudrait-il préciser, pour en faire un critère, ce que l'on doit entendre par "séparation". À cet égard, il est très embarrassant que cette "séparation" soit envisagée de façon aussi antinomique par et dans des Constitutions, pourtant paradigmes historiques de la démocratie, en l'occurrence, celle de la France et celle des États-Unis : dans un cas, le Président de la République (pouvoir exécutif) est autorisé, en vertu de l'art. 12, à dissoudre l'Assemblée Nationale (pouvoir législatif) et se voit confier, en vertu de l'art. 65, la présidence du Conseil Supérieur de la Magistrature (pouvoir judiciaire) ; dans l'autre cas, les art. 1, 2 et 3 confient, explicitement, chacun des trois "pouvoirs", respectivement au Congrès, au Président des États-Unis et à la Cour Suprême. Même s'il n'est pas du tout certain que cette différence d'écriture détermine, dans les faits, une différence vraiment significative dans les pratiques politiques, il reste que la notion de "séparation des pouvoirs" est tout sauf univoque et ne peut donc être considérée comme un critère de quoi que ce soit. Notamment de la liberté dont Montesquieu fait état dans l'Esprit des Lois. Rappelons que Montesquieu s'y inspire du modèle britannique de fonctionnement des institutions, notamment dans son évolution à la suite de l'English Civil War dont les épisodes se sont étalés entre 1642 et 165117. Montesquieu établit donc une relation entre la "séparation des pouvoirs" et non pas "démocratie" mais "liberté" par quoi il entend l'existence politique d'une sorte d'équilibre des pouvoirs institutionnels, en l'occurrence, ici, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, équilibre attesté, de facto, par la révolte réussie de celui-ci contre celui-là. Cependant, qu'il s'agisse ou non de "démocratie", de "constitution" ou de "liberté", dans tous les cas, les "pouvoirs" ne sont jamais "séparés" que formellement et non réellement dans la mesure où ils sont toujours transcendés par un ou plusieurs principe(s) commun(s) intangible(s), notamment tels qu'ils sont stipulés par les préambules des Constitutions écrites et, bien entendu aussi (nous le verrons plus loin), par tout un ensemble de mythes fondateurs plus ou moins conscients. Donc, faute de définir précisément ce qu'on entend par , on doit dire que, à la nuance étymologique près, "séparation (ou équilibre) des pouvoirs" est aussi tautologiquement supposé par "constitution" et par "liberté" que "pouvoir du peuple" par "démocratie". Par ailleurs, même à supposer que la "séparation (ou équilibre) des pouvoirs" fût un critère de constitutionnalité et de liberté, la relation conceptuelle entre liberté et démocratie d'une part, constitution et démocratie d'autre part, est loin d'être établie. Doit-on rappeler que, pour Platon, "la liberté [...] dans une cité démocratique [...] est le plus beau de tous les biens. [Aussi], lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au-delà de toute décence. [...] Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. Eh bien ! c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie. [] Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État"(Platon, République, VIII, 562b-564a) ? Ce qui explique que, pour Platon toujours, "la Cité démocratique [qui] déborde de liberté et de franc-parler [...] est comme un vêtement bigarré [ἱμάτιον ποικίλον] qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar à constitution [παντοπώλιον πολιτειῶν]"(Platon, République, VIII, 557 c-d) ? On dira que l'acception platonicienne de ces trois concepts est historiquement dépassée, qu'elle ne correspond en rien à leur acception moderne. Peut-être bien. Il reste que, d'une part l'exemple de la République de Weimar, réputée modernement démocratique, a pourtant bien débouché sur cette forme tout aussi moderne de tyrannie qu'a été le totalitarisme nazi18, et, d'autre part, il existe au moins un sens, fût-il dépassé, de "liberté", de "constitution" et de "démocratie" qui, même en admettant que la "séparation des pouvoirs" y soit présupposée, ne font nullement des deux premiers termes des critères définitionnels du troisième.

Examinons à présent, non pas le candidat suivant au titre de "critère de la démocratie", mais le 4° symptôme (la raison va en apparaître rapidement) : "4) garantie des libertés fondamentales de conscience, d’opinion, de la presse, de réunion, existence d’une opposition politique organisée, libre qui peut s’exprimer. Indépendance de la presse et/ou des médias". Notons immédiatement qu'il n'est pas question ici de la liberté en général, au sens où, par exemple, Aristote, Rousseau ou Tocqueville en ont parlé, mais de certaines libertés jugées "fondamentales". Voilà un procédé argumentatif cher aux justement nommés "libéraux" qui se prévalent du concept de liberté en se contentant de donner seulement quelques exemples de libertés, ce qui les dispense de définir leur concept soit par son intension (en énumérant les critères de la liberté), soit par son extension (en énumérant toutes les libertés, donc en ne laissant pas dans l'ombre les libertés jugées secondaires). Et on constate, en tout cas, que les exemples donnés par Sciences Humaines ont leurs lettres de noblesse. Les "libertés" de conscience et de réunion sont, respectivement, garanties par les art. 18 ("toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion") et 20 ("toute personne a droit à la liberté de réunion et d'association pacifiques") de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. Celles d'opinion et de communication par les art. 10 ("nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi") et 11 ("la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi") de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Remarquons l'embarras, si ce n'est la confusion, avec lesquels l'auteur de l'article interprète la liberté de communication. D'abord parce que celle-ci se trouve restreinte à la liberté "de la presse et/ou des médias", comme si la presse et/ou les médias était ce sans quoi la libre communication des pensées et des opinions se révélait impossible, du moins en démocratie19. Ensuite parce qu'il est question de la liberté "de la presse et/ou des médias" : quel est le bon connecteur, le "et" ou bien le "ou" ? Comme la presse fait, évidemment, partie des médias, parler de la liberté de la presse et des médias, n'est-ce pas parler, tout simplement, de "liberté de la presse" ? Et parler de la liberté de la presse ou des médias, n'est-ce pas évoquer, tout simplement, la "liberté des médias" ?20. Enfin parce que cet embarras est exprimé dans une proposition nominale assimilant, en l'occurrence, la liberté à l'indépendance : "indépendance de la presse et/ou des médias". Outre que l'assimilation de ces deux concepts est, en soi, très problématique21 nous ne développerons pas plus avant, pour la bonne raison que nous l'avons déjà fait par ailleurs, l'abîme de perplexité en quoi nous jette cette assimilation dans le cas particulier "de la presse et/ou des médias"22. Encore une fois, on ne peut qu'être surpris par ce manque de rigueur conceptuelle, dans un magazine prétendument "scientifique", dans l'utilisation dans cette notion de liberté qui, malgré son importance historique, ne peut donc revendiquer le titre de "critère" de la démocratie. Toutefois, si l'on exploite la distinction wittgensteinienne entre dire et montrer23, on est obligé d'admettre que, si ce quatrième symptôme ne dit rien qui puisse nous servir à reconnaître une démocratie, en revanche, ce qu'il montre est particulièrement intéressant. En effet, que montre un tel laxisme conceptuel, sinon que c'est justement, la pluralité des conceptions "démocratiques" de la liberté, c'est-à-dire, en réalité, l'extension flottante du concept de liberté fondamentale, qui constitue le critère que nous recherchons24. À défaut de constater une telle subtilité dans les lignes de notre magazine "scientifique", nous la rencontrons chez quelques grands "libéraux". Par exemple, lorsque Hannah Arendt fait du pluralisme l'horizon indépassable d'une nature humaine fondamentalement politique : "l’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose sur le fait de la natalité. Grâce à celle-ci, le monde humain est constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Ou, mieux encore, chez John Rawls qui écrit que "les conditions historiques et sociales des sociétés démocratiques modernes [sont :] a) le fait du pluralisme, b) le fait de sa permanence ainsi que c) le fait que ce pluralisme peut être surmonté uniquement par l'usage tyrannique du pouvoir de l'État [...]. Il peut sembler plus naturel de croire, ainsi que la pratique séculaire de l'intolérance le confirme, que l'unité et la concorde sociales exigent un accord sur une doctrine générale et compréhensive [...]. L'affaiblissement de cette croyance contribue à ouvrir la voie à des institutions libérales"(Rawls, Justice et Démocratie, v, 7). Deux remarques s'imposent ici. D'abord que ni Arendt ni Rawls ne définissent positivement la démocratie mais que l'une et l'autre s'évertuent à circonscrire ce concept en montrant ce qu'elle n'est pas, à savoir, respectivement, le totalitarisme ou l'utilitarisme. Ensuite et corrélativement, tous ces concepts et, donc, en particulier, celui de "démocratie", subsument des conceptions intellectuelles ("libérales") de la vie humaine et non pas des conditions humaines empiriques. Ainsi, au lieu de dire que la liberté entendue comme pluralité est un critère de la démocratie, nous dirons plutôt que c'est un critère de la conception arendtienne de la vie active : "c'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n'y somme pas engagés par l'utilité comme à l'œuvre"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1). De la même façon, nous dirons que c'est un critère de la conception rawlsienne de la vie juste : "la théorie de la justice, en elle-même, ne favorise aucune forme de régime. Comme nous l’avons vu, la question de savoir quel système est le meilleur pour un peuple donné dépend des circonstances, des institutions et des traditions historiques. [...] Une société démocratique peut choisir, à cause des avantages qui y sont liés, un système de marché et ensuite établir les institutions de base nécessaire à la justice. Cette décision politique, tout comme la réglementation des institutions correspondantes, peut être parfaitement libre et raisonnée"(Rawls, Théorie de la Justice, §43). Pour Arendt comme pour Rawls, donc, la pluralité des libertés est, finalement, un critère de la vie bonne. La substitution de "démocratie" à "vie bonne", "vie active" ou "vie juste" ne pose aucun problème à condition de comprendre que ce sont là, en termes frégéens, des concepts de second ordre, autrement dit des concepts qui subsument d'autres concepts ("société de marché", "société planifiée", "société de loisir", "société de culture", etc.) et non pas des faits empiriques. En d'autres termes, le critère du pluralisme des libertés n'est pas une propriété d'objets empiriques (des États, des peuples, des époques historiques, etc.), car ce ne sont pas eux qui seront réputés pluralistes, mais les conceptions sociologiques, historiques, philosophiques, etc. qui décrivent de tels objets. Bref, ce quatrième symptôme n'est pas un critère pour reconnaître des démocraties mais pour reconnaître des (re-)constructions intellectuelles de la démocratie.

Forts de cette nuance importante, revenons au 3° critère qui est censé être : "3) égalité devant la loi ou règne de la loi, système judiciaire jugeant sur la loi, chaque citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui font la loi et ceux qui l’appliquent". On peut se demander : pourquoi faire de "l'égalité devant la loi" et non pas de "l'égalité" tout court le critère demandé ? Rappelons que, pour Aristote, "si c'est en démocratie que se trouvent principalement, comme le soutiennent certains, la liberté et l'égalité [ἐλευθέρια καὶ ἰσονομία], il en sera ainsi principalement si tous partagent de la même manière le pouvoir politique [πολιτεία]"(Aristote, Politique, IV, 1291b). Chez les Grecs, il semble aller de soi que l'égalité réelle, dans son acception sociale empirique, consiste non pas en une égalité devant la loi, mais en une égalité avant la loi, non pas une égalité juridique mais une égalité politique, le terme politeïa correspondant chez Aristote, comme on le voit, à "pouvoir politique" et étant souvent traduit, nous l'avons dit plus haut, par "constitution". Il y a donc là l'idée d'une communauté de nature supposée partagée par des égaux, ce qui semble, là encore, tautologiquement supposé par le concept de "pouvoir du peuple" dont on se plaît à rappeler la synonymie avec "démocratie". Alors d'où vient la réduction de l'égalité à l'égalité de droit(s) ? Pour Alexis de Tocqueville, par exemple, l'égalité est indiscutablement le critère de la démocratie. Tandis que, "dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours"(Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, ii, 2), en revanche, "ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques à vivre en égaux, ni les raisons particulières qu'ils peuvent avoir de s'attacher si obstinément à l'égalité plutôt qu'aux autres biens que la société leur présente : l'égalité forme le caractère distinctif de l'époque où ils vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu'ils la préfèrent à tout le reste"(Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, ii, 1). Mais, lorsqu'il parle d'une véritable "passion démocratique" pour l'égalité, c'est bien de l'égalité réelle de conditions qu'il est question : "la première et la plus vive des passions que l'égalité des conditions fait naître, je n'ai pas besoin de le dire, c'est l'amour de cette même égalité"(Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, ii, 1) et, certainement pas, d'une simple égalité formelle devant la loi. Aussi, n'hésite-t-il pas à écrire, à propos des États-Unis d'Amérique des années 1830 que "le grand avantage des Américains est d'être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d'être nés égaux au lieu de le devenir"(Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, ii, 3). La pertinence socio-historique d'une telle affirmation25 importe peu pour notre propos. Ce qu'il faut retenir, nous semble-t-il, c'est que, pour l'auteur, ce désir d'égalité des conditions, cet élan démocratique, peuvent tout à fait être naturels et non acquis26. Alors comment en est-on arrivé à réduire l'égalité des conditions à l'égalité des droits ? Près d'un siècle avant Tocqueville, Rousseau "conçoi[t] dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité : l’une, qu['il] j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit ou de l’âme ; l’autre, qu’on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir"(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, exorde). Pour Rousseau, il n'y a aucune raison pour que les hommes soient naturellement ou physiquement égaux. Qu'il y ait nécessairement au moins une différence entre deux êtres humains distincts découle du principe logique général de l'identité des indiscernables : si deux choses sont indiscernables, alors elles sont identiques et, conversement, si deux choses ne sont pas identiques, alors elles sont discernables27. En revanche, il n'y pas plus de raison pour que les hommes soient moralement ou politiquement inégaux, puisqu'une telle inégalité "consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres" et abolit ainsi la liberté dont jouissent les hommes à l'état de nature. Dès lors, "si l’on recherche en quoi précisément consiste le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité : la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité parce que la liberté ne peut subsister sans elle. J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile28 : à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. Ce qui suppose, du côté des grands, modérations de biens et de crédit, et, du côté des petits, modération d’avarice et de convoitise. Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir"(Rousseau, du Contrat Social, II, 11). Pour Rousseau, si la valeur politique cardinale est la liberté comme vestige nostalgique de l'état de nature, et si l'égalité en est une condition nécessaire, alors "il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois"(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII)29. Mais, soucieux de préserver la consistance de son principe d'inégalité physique naturelle, Rousseau précise aussitôt qu'"il ne faut pas entendre par ce mot [d'"égalité"] que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes". Toutefois, conscient de la difficulté pratique de rendre l'égalité politique compatible avec l'inégalité physique, conscient que "l’abus est inévitable", il conclut que "c’est précisément parce que la force [physique] des choses tend toujours à détruire l’égalité [politique], que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir", laquelle "force de la législation" étant à la fois physique (dotée d'efficace) et politique (considérée comme juste). Bref, si l'on veut que cette notion ne soit pas une simple "chimère de spéculation", il n'y a plus d'égalité qu'à l'égard de la loi qui, d'une part, est la même pour tous les citoyens et, d'autre part, ne donne à chacun d'entre eux le droit de se distinguer que dans une certaine mesure, elle même parfaitement abstraite30. L'égalité de droit(s), autrement dit l'égalité au sens de Rousseau, n'a donc rien d'une "passion" au sens de Tocqueville mais se trouve être le problème rationnel fondamental qui est posé à l'espèce humaine. Aussi, cette acception très restrictive de l'égalité est-elle, chez Rousseau, un critère de sociabilité conforme à la nature humaine en général plutôt que de démocratie comme forme particulière de sociabilité31. D'où la construction intellectuelle du fameux mythe du "contrat social" comme "acte d’association qui produit un corps moral et collectif [...], un moi commun doté de vie et de volonté, [...] une personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres qui prenait autrefois le nom de Cité"(Rousseau, du Contrat Social, I, 6) et donc comme soubassement de l'égalité de droits. En effet, l'idée même de contrat, à plus forte raison de contrat social, suppose une certaine sorte d'égalité des contractants à l'égard des termes de ce contrat, en l'occurrence, une égalité négative qui ne dit rien sur le contenu matériel de cette égalité mais qui se borne à exclure, a priori, des formes inacceptables à l'égard desquelles le contractant engage sa responsabilité personnelle32. C'est pourquoi, "de même que les chrétiens sont égaux au Ciel et inégaux sur terre, les membres du peuple sont égaux dans le Ciel de leur monde politique et inégaux dans l’existence terrestre de la société bourgeoise [...]. La démocratie est en quelque sorte, à toutes les autres formes de l'État, ce que le christianisme est à toutes les autres formes de religion"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Voilà pourquoi nous inclinerions à tenir l'égalité devant la loi et le fait que "chaque citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui font la loi et ceux qui l’appliquent" pour un véritable critère de démocratie, en tout cas dans la forme et le développement historiques que lui a donnés le capitalisme. Il reste que, pour Marx, "démocratie" est clairement un concept de second ordre puisque l'égalité formelle33 des contractants à l'égard d'une seule et même responsabilité qui lui sert de critère n'est pas une propriété d'objets (en l'occurrence, d'êtres humains réels), mais une propriété de concepts (en l'occurrence, de conceptions "religieuses"34 de la vie humaine). John Rawls n'en disconvient pas qui affirme que "nous ne devons pas penser que le contrat originel soit conçu pour nous engager à entrer dans une société particulière ou pour établir une forme particulière de gouvernement. L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valable pour la structure de base de la société sont l'objet de l'accord originel35"(Rawls, Théorie de la Justice, §3). Le soupçon que nous faisions planer sur l'aspect formel, c'est-à-dire dépourvu de contenu matériel, du concept de démocratie se confirme : les critères de l'égale responsabilité de tous les citoyens, comme celui de la liberté des conception du bien ou du juste, ne permet pas de décider si objet empirique déterminé mérite ou non le label "démocratie".

Que le dernier des cinq symptômes ("alternance du pouvoir"), "critère a posteriori (sic !) qui se vérifie une fois que le pays a connu au moins deux36 alternances"soit tenu pour significatif, voilà qui n'est pas sans importance. Car ce n'est jamais qu'une expression particulière de ce symptôme d'instabilité qui, depuis Platon, est reconnu comme l'une des constantes historiques (sinon conceptuelles) de la démocratie. On sait que, pour Hannah Arendt, "les mouvements totalitaires faisaient apparaître ce qu’aucun organe de l’opinion publique n’avait jamais pu montrer : le régime démocratique reposait autant sur l’approbation et la tolérance silencieuse des couches muettes et indifférentes de la population, que sur les institutions et les organisations explicites et visibles du pays [...]. Mais l’indifférence37 à l’égard des affaires publiques, la neutralité en matière politique, ne sont pas en elle-même une cause suffisante pour le développement de mouvements totalitaires. La société bourgeoise, fondée sur la compétition et l’acquisition, avait provoqué l’apathie, et même l’hostilité envers la vie publique, non seulement dans les couches sociales qu’elle exploitait et qu’elle excluait de la participation active de la gestion du pays, mais avant tout dans sa propre classe"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1). Autrement dit, ce vers quoi tend l'instabilité de la démocratie conçue comme forme historique d'organisation politique, c'est le totalitarisme pour Arendt comme c'est la tyrannie pour Platon. Et pour Rawls, c'est l'utilitarisme dont "l'idée principale est qu'une société est bien ordonnée et, par là même, juste quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie"(Rawls, Théorie de la Justice, §5). Il n'est pas exclu d'ailleurs que ce ne soit là qu'une étape vers la tyrannie ou le totalitarisme dans la mesure où "les inégalités peuvent être si grandes qu’elles suscitent l’envie jusqu’à un niveau socialement dangereux et qu’elles peuvent amener les plus défavorisé à éprouver du ressentiment contre une société qui permet de telles disparités"(Rawls, Théorie de la Justice, §80). On voit bien que ne retenir que l'aspect "alternance" du symptôme d'instabilité démocratique, c'est comme s'arrêter au léger vent coulis qui précède un ouragan : c'est fermer les yeux sur les conséquences à long terme du phénomène. Or, de telles conséquences sont loin d'être de vaines spéculations engendrées par ce que la phraséologie médiatique dominante nomme "les déclinologues". Il n'échappe à personne, en effet, que la doctrine utilitariste, une fois requalifiée en pragmatisme38, est, aujourd'hui, un dogme de politique économique partagé à peu près partout dans le monde sous la forme de l'obsession de la croissance du P.I.B. et ce, nonobstant le creusement des inégalités réelles entre revenus et, surtout, patrimoines des agents économiques dans le monde capitaliste, autrement dit dans le monde tout court39. Quant au totalitarisme à quoi aboutit le désintérêt général pour la chose publique et donc, en particulier, pour la vigilance critique et, le cas échéant, pour la lutte sociale, rappelons avec Hannah Arendt que "le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. [De telle sorte que] les solutions totalitaires peuvent d'ailleurs fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit digne de l'homme"(Arendt, le Système Totalitaire, iii-iv). Nous sommes donc, avec la notion d'alternance euphémisant celle d'instabilité, effectivement, en présence d'un symptôme de démocratie particulièrement pertinent du point de vue de l'évolution historique de la démocratie comme expression superstructurelle40 du capitalisme.

Bref, comme le souligne Kelsen, "le mot d’ordre « démocratie » domine les esprits à notre époque d’une façon presque générale. Mais précisément pour cette raison, le mot, comme tout mot d’ordre, perd son sens précis. Par le fait que pour obéir à la mode politique on croit devoir l’utiliser à toutes les fins possibles et en toute occasion. Cette notion dont on abuse plus que de tout autre notion politique prend les sens les plus divers, voire même contradictoires"(Hans Kelsen, la Théorie Pure du Droit). Dans la suite de notre article, nous allons néanmoins tenter de cerner un schème conceptuel subsumant les démocraties historiques en nous intéressant tout particulièrement à ces deux autres symptômes pathologiques que sont, d'une part l'obsession de la représentation élective et, d'autre part, l'obsession du contrôle normatif. In fine, nous verrons que si l'instabilité est bien un symptôme des démocraties historiques, il existe néanmoins une conception spéculative de la démocratie (disons "utopique" par opposition à "historique") qui fait, au contraire, de la stabilité son critère essentiel.


1Référence à l'essai du politologue américain Francis Fukuyama paru en 1992 et intitulé the End of History and the Last Man.
2Nom donné aux sbires sanglants de feu le dictateur Haïtien François Duvalier ("Papa Doc").
4On passera ainsi de l'adjectif "inconscient" au substantif "l'inconscient", de l'adjectif "divin" au substantif "Dieu", de l'adjectif "beau" au substantif "beauté", etc.
5Certes, "souvent nous sommes incapables de définir clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition […] ; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières nettes"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26-28). Sauf que ce que dit Wittgenstein ne s'applique pas aux termes scientifiques (d'où le "souvent") ou, en tout cas, qui ont cette prétention. Or, nous parlons couramment (à tort ou à raison) de "science politique", de "politologue", etc. De sorte que, si le terme "démocratie" est un concept appartenant à la "science" politique, alors il y a bien lieu de le définir.
6Notre exemple porte sur un seul critère. Mais il va de soi que la raison de répondre à la question "comment sais-tu (ou pourquoi affirmes-tu) que p ?" peut consister en une conjonction de critères.
7Rappelons que l'induction, encore appelée "généralisation empirique", est une "inférence [qui] se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent les mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX).
8"Posséder la qualité q" est un critère qui permet de sélectionner les candidats à un concours, par exemple.
9"Les concepts sous lesquels tombent un objet sont propriétés de cet objet, ainsi “être F est une propriété de A” est une autre manière de dire “A tombe sous le concept F” [“A est un F”]. Si l’objet A possède les propriétés F, G, H, je peux réunir ces propriétés en W. Et il revient au même de dire “A possède la propriété W” ou bien “A possède les propriétés F,G,H”. Je dis que F,G,H, sont les propriétés de A et sont les caractères du concept W"(Frege, Concept et Objet).
11Qu'entendre, d'ailleurs, par indices "étroitement associés" ? Conjoints ? Synonymes ? S'impliquant les uns les autres ? Chaque propriété est-elle suffisante ou simplement nécessaire ?
12Ce qui est déjà très problématique : pourquoi la "souveraineté du peuple" devrait-elle, ipso facto, se borner au "choix des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections libres" ?
13Ou, puisqu'on s'intéresse ici à l'étymologie, élection. En latin eligo = "je choisis".
14Frege dirait : entre Bedeutung ("dénotation") et Sinn ("sens") d'une expression (cf., notamment, Sens et Dénotation des Noms Propres chez Frege).
15Qu'on pense à la πολιτεία grecque ou à la constitution britannique.
16Ce qui pose le problème de l'interprétation des textes constitutionnels qui, soit contiennent des dispositions qui, tel l'article 16 de la Constitution française de la V° République, brouillent explicitement les frontières entre le démocratique et le non-démocratique, soit, à l'instar du fameux projet avorté de Traité Constitutionnel Européen de 2005, sont si longs et si peu lisibles que, justement, ils autorisent toutes les interprétations, y compris les plus autoritaires.
17"La première révolution anglaise (appelée English Civil War par les historiens britanniques), dont les épisodes se déroulèrent entre 1642 et 1651, est la conséquence de multiples événements passés, de la prise de pouvoir des Stuart sur le royaume d'Angleterre, au règne de Charles Ier. Cette révolution se terminera par le jugement puis l'exécution du roi Charles Ier le 30 janvier 1649 à Whitehall près de Westminster. À la suite de ce régicide, la monarchie sera abolie et une république, appelée Commonwealth d'Angleterre, sera instaurée avec Oliver Cromwell à sa tête. Cette révolution marqua les esprits, en Angleterre bien-sûr mais également dans toute l'Europe, et sera une étape cruciale dans la transformation du pouvoir royal anglais qui s'orientera progressivement vers une monarchie constitutionnelle"(Wikipedia, art. Première Révolution Anglaise).
18La pertinence platonicienne de cet exemple réside d'ailleurs moins dans le résultat tragique de la licence démocratique dénoncée par Platon mais plutôt sur la nature fondamentalement instable de la démocratie : Platon est, en effet, le premier à avoir vu que la démocratie avait de fortes chances de n'être pas un état (et donc, pas non plus un État) mais une transition entre un état et un autre.
19Rappelons au passage ce qu'écrit Honoré de Balzac dans la Revue Parisienne du 25 août 1840 (c'est-à-dire pendant la rédaction de son roman-fleuve Illusions Perdues dans lequel il illustre son point de vue avec une précision chirurgicale) : "la presse est en France un quatrième pouvoir dans l'État : elle attaque tout et personne ne l'attaque. Elle blâme à tort et à travers. Elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité". S'il y a un sens à considérer la presse comme le quatrième pouvoir, il est aussi ridicule de faire reposer la garantie des libertés fondamentales sur elle seule qu'il y aurait à la faire reposer sur le seul pouvoir exécutif, le seul pouvoir législatif ou le seul pouvoir judiciaire, ce qui, par ailleurs, viole le principe tautologique de séparation (ou d'équilibre) des pouvoirs caractéristique d'un système politique constitutionnel.
20D'un point de vue formel et en langage de la théorie des ensembles, si A est inclus dans B, l'intersection de A et de B est égale à A et la réunion de A ou de B est égale à B.
21Cf., par exemple, Rousseau : "on a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres [...]. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui [...]. Je ne connais de liberté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance"(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII). Pour Rousseau, le problème n'est pas de savoir si mais de quoi l'on va être dépendant, au sens où certaines dépendances (en l'occurrence, celle à l'égard de la volonté particulière) nous aliènent tandis que d'autres (celles à l'égard de la nature ou encore de la volonté générale) nous libèrent. Cf. la Loi doit-elle donner la Priorité à la Liberté ou à l'Égalité ?
24Ce qui recoupe la définition ironique platonicienne de la démocratie comme "bazar à constitutions".
25De même que la pertinence de l'assimilation tocquevillienne de l'égalité à l'individualisme. Ce que nous recherchons, pour le moment, c'est à savoir dans quelle mesure une certaine acception de l'égalité peut constituer un (ou le) critère pour une certaine acception de la démocratie.
26Ils peuvent aussi, bien entendu être des acquis historiques, ce qui est le cas, notamment, en France. C'est évidemment à cet exemple que pense Tocqueville lorsqu'il dit que "la démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables ; mais les révolutions démocratiques les disposent à se fuir et perpétuent au sein de l'égalité les haines que l'inégalité a fait naître"(Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, ii, 3).
27Cf. le principe leibnizien connu sous le nom d'"identité des indiscernables" : "il faut toujours qu'outre la différence du temps et du lieu, il y ait un principe interne de distinction et, quoiqu'il y ait plusieurs choses de même espèce, il est pourtant vrai qu'il n'yen a jamais de parfaitement semblables: ainsi, quoique le temps et le lieu (c'est-à-dire le rapport avec le dehors) nous servent à distinguer les choses que nous ne distinguons pas bien par elles-mêmes, les choses ne manquent pas d'être distinguables en soi"(Nouveaux Essais sur l'Etendement Humain, i). Principe assumé aussi par Wittgenstein : "dire que deux choses sont identiques est dépourvu de sens et dire qu’une chose est identique à elle-même, c’est ne rien dire du tout"(Tractatus, 5.5303).
28Ou liberté politique : "la liberté sans la justice est une véritable contradiction"(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII). La liberté civile (ou politique) est le souverain bien dont la justice (ou égalité) est une condition nécessaire.
29"La loi [...] doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens [sont] égaux à ses yeux"( Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, art.6).
30De là, la notion, sémantiquement tortueuse, de distinction au mérite sous réserve d'égalité des chances : "tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents"(Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, art.6).
31D'autant que Rousseau est assez sceptique quant à la pertinence de la notion de démocratie : "s'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes"(Rousseau, du Contrat Social, iii, 4).
32Ce que dit implicitement, par exemple, le Code Civil : "le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou ne pas faire [...]. Il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol"(Code Civil, art. 1101-1109).
33Ce qui est particulièrement net chez Rawls qui s'intéresse avant tout (on le lui a suffisamment reproché) au caractère procédural de la justice. Le problème fondamental, pour lui, étant : "un certain nombre de personnes doivent se partager [par exemple] un gâteau, en supposant que c'est le partage égal qui est équitable, quelle procédure, s'il y en a une, donnera ce résultat ?"(Rawls, Théorie de la Justice, §14). Or, en l'absence d'une procédure parfaite dans le cadre de laquelle le résultat rend immédiatement la procédure juste ou non (dans l'exemple du gâteau : tout le monde a, sensiblement, la même part), on doit se fier à une procédure imparfaite (par exemple, en matière criminelle) à l'issue de laquelle reste, après coup, ouvert le débat sur la justice de la procédure. C'est pourquoi Rawls préfère substituer le concept d'équité à celui d'égalité comme critère d'une conception juste, donc démocratique, des rapports humains, c'est-à-dire dont le critère principal est, nous l'avons vu, la pluralité (ou la liberté) des conceptions de la vie bonne. On remarquera à quel point Rawls réactualise le contractualisme de Rousseau.
34"La religion est la théorie générale de ce monde-ci"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). En réalité, la conception de Marx est mystique et cléricale plutôt que religieuse (cf. de la Nature des Croyances Religieuses). La religiosité n'est pas la religion. Mais peu importe ici la nuance.
35Accord lui-même purement formel puisqu'il est présupposé par un raisonnement contrefactuel (les verbes sont tous au conditionnel) : "ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts [bien compris] et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient"(Rawls, Théorie de la Justice, §3), position initiale mythique que Rawls qualifie de "voile d'ignorance".
36Pourquoi "au moins deux" ?
37En pleine période de naissance du nazisme, Musil écrit sensiblement la même chose : "nous ne sommes pas capables de nous libérer nous-mêmes [dit Meingast], la chose ne fait aucun doute : nous appelons cela démocratie, mais la démocratie n'est que l'expression d'un état psychique d'indifférence absolue. Nous sommes à l'époque du bulletin de vote. Déjà, chaque année, nous élisons notre idéal sexuel, la reine de beauté, par le moyen du vote. Nous avons fait de la science positive notre idéal : c'est comme si nous glissions de force dans la main des prétendus faits un bulletin de vote afin qu'ils choisissent à notre place. L'époque est antiphilosophique et lâche : on n'a pas le courage de décider ce qui est valeur et ce qui n'en est pas. La démocratie, réduite à sa plus simple expression, revient à faire ce qui se produit !"(Musil, l'Homme sans Qualités, II, §19)
38De la même façon que la notion d'alternance attire l'attention sur le bon côté de l'instabilité, celle de pragmatisme est le bon côté de l'utilitarisme comme inclination à valoriser ce qui est présenté comme l'intérêt du plus grand nombre.
39Cf. à ce propos, l'ouvrage de Thomas Piketty : le Capital au XXI° Siècle.
40Ce qui, chez Marx, se déduit de ce que "l’ensemble des rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées"(Marx, Critique de l’Économie Politique) et de ce que le capitalisme "ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i).

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