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vendredi 6 janvier 2017

L'ETERNITE DU PRESENT.

L'une des affirmations les plus déconcertantes de l'Éthique se trouve sans doute être celle selon laquelle "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels [sentimus experimurque nos aeternos esse]"(Spinoza, Éthique, V, 23). Qu'est-ce donc que cette "éternité" dont il nous crédite avec d'autant plus de certitude que, nous assure-t-il, elle est, par nous, "sentie et expérimentée" ? C'est d'autant plus surprenant que Spinoza semble reprendre à son compte l'un des grands invariants de la superstition théologique qu'il n'a eu de cesse de combattre, notamment dans le Traité Théologico-Politique. Si ce n'est pas le cas, en quoi peut bien consister une éternité qui ne soit pas une vie sans fin après la mort ? Nous commencerons donc par sonder les soubassements métaphysiques de la confusion des notions d'"éternité" et d'"immortalité", puis nous évoquerons quelques-unes des tentatives philosophiques pour concilier la mortalité humaine avec, néanmoins, une possibilité humaine de viser l'éternité, et enfin nous essaierons de montrer, à travers la philosophie de Spinoza, notamment mais pas uniquement, que l'expérience que nous faisons de l'éternité est, non seulement bien réelle, mais, en un certain sens, assez banale.


La réflexion philosophique sur la notion d'éternité semble aussi ancienne que la philosophie elle-même. Ou, plus exactement, aussi ancienne que la métaphysique c'est-à-dire une certaine conception de la philosophie comme pensée des conditions de la perfection absolue. En effet, si on a coutume de faire remonter les origines de la pensée philosophique grecque à la confrontation des Éléates et des Héraclitéens, c'est qu'ils s'affrontent, en effet, sur le même terrain. Et ce terrain commun, c'est la question : "y a-t-il quelque chose d'éternel ?". Pour Héraclite d'Éphèse et ses disciples, tout coule, tout change, tout se meut, il n'y a rien de permanent. Pour Zénon d'Élée et ses épigones, c'est le contraire : le mouvement, la corruption, le changement sont des illusions perceptives qui font oublier que toute chose, au fond, reste toujours identique à elle-même. Du coup, pour les uns, rien n'est éternel. Pour les autres, il existe toujours, sous-jacent à la fluence apparente des choses, un noyau de permanence (l'"être") et, donc, d'aïôn, d'éternité. Platon va habilement concilier les deux conceptions antagonistes en disant que "le modèle [du Monde] se trouve être un Vivant éternel [...]. C'est pourquoi son auteur s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. [...] Le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature"(Platon, Timée, 37d-38a). Nous avons là tous les fondements d'une tradition métaphysique qui est, encore aujourd'hui, suffisamment vivace pour être considérée comme LA vraie philosophie. À savoir que, certes, tout dans le monde est soumis à un flux perpétuel de changements destructeurs, comme le disent les héraclitéens, mais de tels changements ne sont que les avatars approximatifs de modèles immuables qui, eux, sont la seule vraie réalité. Dès lors, premièrement, la perception du changement n'est plus du tout une illusion comme le prétendent les Éléates ; c'est juste l'aspect de la réalité qui s'offre au plus faible degré possible de connaissance, à savoir la sensation : "quand il s'agit de l'acquisition de la science, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation"(Platon, Phédon, 65c-66a). Il en résulte que, comme y insistent les éléates, la vraie connaissance, la connaissance philosophique (ou métaphysique) ne peut donc être acquise que par "la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation". Raison pour laquelle, comme le suggèrent en outre les pythagoriciens, la mathématique est promue au rang de paradigme de la connaissance philosophique (ou métaphysique) : les "objets" mathématiques nous offrent, ici-bas, le meilleur exemple de ce qui a toujours été et sera toujours. D'où l'idée que "nul n'entre ici s'il n'est géomètre", fameuse devise de l'école platonicienne. Car "il est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c'est qu'[...] on la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt. [...] Elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique"(Platon, République, VII, 527 a-b). En tant qu'ils sont réputés "ne pas naître ni périr" mais "être", bref, en tant qu'ils sont éternels, les "objets mathématiques" doivent donc, naturellement, être les premiers objets de réflexion pour le philosophe métaphysicien. Dès lors, dans la mesure, justement, où la plus haute connaissance du réel est supposée être une connaissance mathématisée, alors tous les événements, tous les phénomènes, c'est-à-dire tous les objets de pensée qui supposent un avant et un après qui échappe à la validité intemporelle du raisonnement mathématique, sont non seulement imparfaits mais aussi seconds, dérivés. Car, nous explique Platon, le temps n'est qu'une imitation, par nature imparfaite, d'un modèle, parfait par définition, à savoir l'éternité : "ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le Nombre"(Platon, Timée, 37d-38a). Pour résumer cette conception antique de l'éternité (aïôn) qui, encore une fois, se confond avec l'acte de naissance de la philosophie (la métaphysique) : l'éternité n'est que l'autre nom de la perfection immobile, définitive, de l'immutabilité dont le temps, autrement dit le mouvement et l'imperfection, ne sont que les formes dégradées. Une conséquence extrêmement importante de cette conception est que la vie en général comme forme particulière de génération, de croissance et de décroissance, bref, de mouvement, n'est qu'une immortalité dégradée. La perfection humaine n'est alors envisagée par la métaphysique que sous condition d'immortalité, sinon totale, du moins partielle. Or, il est manifeste que le corps humain est corruptible et mortel. De là, l'idée qu'on ne saurait envisager de perfection humaine autrement qu'en présumant une partie de l'homme insensible à la corruption. Dès lors, l'âme (psukhè) ou l'esprit (pneuma) sont promus au rang de principes d'incorruptibilité, d'intemporalité et, donc, d'immortalité humaine : ce qui "est éternel ne connaît ni la naissance ni la mort, ni accroissement, ni diminution"(Platon, le Banquet, 211a). On comprend qu'une telle conception a toujours figuré en bonne place parmi les dogmes théologiques, c'est-à-dire les dogmes métaphysiques qui font de la divinité, c'est-à-dire du pur esprit, l'être par excellence.

Il s'installe donc, très tôt dans l'histoire de la philosophie, l'évidence métaphysique selon laquelle l'éternité, autrement dit la perfection, c'est l'intemporalité, la négation de la temporalité. Avec, pour corollaire que, pour espérer approcher l'éternité et donc la perfection, l'homme devrait échapper à la temporalité et à ses conséquences dévastatrices, en d'autres termes, se rendre immortel. Sauf qu'il y a une faille logique dans la justification métaphysique de ce qui va être, longtemps, considéré comme une évidence métaphysique. En effet, si on admet, comme Platon, que le monde a été créé par un summus artifex, un divin artisan qui est l'origine éternelle de toute chose, se pose alors inévitablement le problème de l'existence du temps pour ce modèle lui-même, c'est-à-dire pour Dieu. Aussi, dans ses Confessions, Augustin se demande-t-il : "ne sont-ils pas encore tout entachés de leur vieille erreur, ceux qui nous disent : Que faisait Dieu, avant de créer le ciel et la terre ? S'il était dans le repos et dans l'inaction, disent-ils, pourquoi n'y est-il pas demeuré toujours ?"(loc. cit., x, 12). S'il est absurde de se demander ce que faisait Dieu avant la création, c'est que la relation que les Grecs supposent exister de celui-là à celle-ci n'est pas une relation de modèle à imitation. Car, si tel était le cas, si donc le temps avait été créé comme image mobile d'un modèle immuable, il faudrait aussi admettre, au sein-même de l'éternité, un avant de la création. Ce qui reviendrait à nier l'intemporalité de l'éternité. Une manière de résoudre la contradiction consiste simplement à attribuer une certaine temporalité à la puissance parfaite et donc éternelle qui va engendrer le monde sans que cette temporalité soit, pour autant, de même nature que celle de ses créatures. En d'autres termes, certes, Dieu est avant le temps, mais "ce n'est point par le temps qu'[Il] précède[...] les temps, autrement, [Il] ne serai[t] pas avant tous les temps. [...] Toutes [S]es années sont immobiles, parce qu'elles existent toutes à la fois ; les unes ne sont pas poussées par les autres parce qu'elles ne passent pas ; au lieu que les nôtres ne seront toutes accomplies que lorsqu'elles ne seront plus. [S]es années ne sont qu'un jour, et [S]on jour n'est pas une suite de jours ; il est aujourd'hui, et [S]on aujourd'hui ne cède point la place à un lendemain ; car il ne succède pas à la veille. [S]on aujourd'hui, c'est l'éternité"(Augustin, Confessions, XI, xiii). Augustin corrige donc la contradiction qui est au cœur de l'aïôn antique en proposant une conception alternative de l'éternité divine, non plus comme intemporelle mais comme supra-temporelle. C'est-à-dire qu'il introduit une temporalité supérieure qui diffère de la temporalité vulgaire en ce que celle-là, contrairement à celle-ci ne devient pas et, donc, se déploie toute entière dans le présent. "Toutes tes années sont immobiles, parce qu'elles existent toutes à la fois", dit Augustin, c'est-à-dire que les phases du temps, au lieu d'être successives comme pour nous autres humains, existent toutes simultanément pour Dieu. Bref, pour Dieu, "rien ne se passe dans l'éternité. Tout y est présent"(Augustin, Confessions, XI, xiii). Mais Augustin va plus loin encore : comme, d'une part, Dieu a créé l'homme à son image, et, d'autre part, le Christ est l'homme fils de Dieu, nécessairement, le temps humain, tout en étant différent par nature du temps divin, ne peut pas, cependant, être en opposition logique avec lui comme le sont les notions de temps et d'éternité chez les Grecs. Ce qui explique que, même si les hommes connaissent trois figures de la temporalité (le passé, le présent, le futur) et non pas une seule (le présent) comme Dieu, toutefois ces trois figures ne sont pas équivalentes. Cela veut dire que, même chez les hommes, le présent a un statut particulier : "on ne peut dire, à proprement parler, qu'il y ait trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être serait-il plus juste de dire : il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas ailleurs : le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c'est leur vue actuelle ; le présent des choses futures, c'est leur attente"(Augustin, Confessions, XI, xx). Les trois temps ne se distinguent, nous dit Augustin, qu'en tant que nous avons une âme, laquelle nous est, à jamais, présente puisque c'est par elle que nous ressemblons à Dieu éternel et immortel. Ainsi, ce privilège du présent, sans assurer, d'emblée, aux hommes l'éternité, leur en donne néanmoins un avant-goût dès ici-bas, ce qui donne un sens intuitif à la notion de "vie éternelle" : vivre éternellement, ce serait, à l'instar de la perfection divine, vivre dans la béatitude d'un présent insouciant. Et, à l'inverse, comme le montrera ce grand disciple d'Augustin que sera Pascal, l'homme d'après la Chute, celui du péché, est condamné à vivre dans l'ennui, c'est-à-dire dans un perpétuel souci du passé ou de l'avenir : "nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours. Ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Nous sommes si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient"(Pascal, Pensées, B172). Ce qui est une manière de rappeler que, seul, le présent nous appartient en ce que c'est notre âme qui, en quelque sorte, invente le passé et le futur pour fuir la conscience lucide de sa misère, bref, pour se divertir. Avec Augustin et Pascal, l'éternité n'est donc plus l'intemporalité mais devient une sorte de supra-temporalité consacrant la suprématie d'un présent non pas sans changement, mais sans devenir, un présent perpétuel sans passé ni futur. Le mode de vie des ordres contemplatifs est un bon exemple de cette vision de l'éternité.

Pour autant, la vieille conception antique de l'éternité comme intemporalité ne va pas disparaître du jour au lendemain. Seulement elle va peu à peu quitter le domaine de la métaphysique pour se réfugier dans la sphère poétique. Tout particulièrement dans la poésie lyrique et dans la poésie romantique. Tout le monde, en effet, connaît ces vers : "Ô Temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours"(Lamartine, le Lac). Du coup, l'oubli involontaire de ce changement de statut de la conception antique de l'éternité, l'oubli de sa requalification poétique va servir de critère de discernement : "quand sa mère mourut, [...] Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et les voix de l'Éternel discourant dans les vallons"(Flaubert, Madame Bovary, I, vi). Confondre poésie et métaphysique, tel est, pour Flaubert, l'un des critères de la bêtise. D'autant plus qu'à partir de l'époque des Lumières, l'idée d'un progrès continuel de l'humanité (et même, à partir de Darwin, d'un progrès du vivant en général) va se substituer à celle d'une perfection fixe et définitive. Dès lors, l'idée d'une éternité comme intemporalité, comme suspension du temps n'est plus philosophiquement tenable. Tout au contraire, les métaphysiciens vont s'évertuer à défendre l'idée que "le concept d'éternité ne doit absolument pas être saisi de façon négative comme abstraction du temps, de telle sorte que l'éternité existerait pour ainsi dire en dehors de lui"(Hegel, Philosophie de la Nature, §258). D'autant plus que l'on commence bien à se rendre compte que rien, absolument rien, pas même le paradigme de la perfection mathématique, ne peut échapper au flux temporel. C'est donc, désormais, la conception augustinienne d'une éternité comme supra-temporalité qui apparaît plutôt comme une évidence. Sauf que, parler de supra-temporalité, ce n'est pas nécessairement, à l'instar de l'éternité divine dont il est question chez Augustin, parler d'une temporalité qui ne devient pas, en l'occurrence, d'un présent qui n'est jamais passé et qui n'a pas d'avenir. En toute rigueur logique, cette qualification de "supra-temporalité" peut valoir aussi pour une temporalité sans limite dans le passé ou bien sans limite dans l'avenir. De plus, à partir de l'époque des Lumières, la métaphysique tombe de plus en plus souvent dans le domaine laïc avec une prédominance des questions ontologiques sur les questions théologiques. Pour Hegel, par exemple, Dieu, c'est l'autre nom de "l'Esprit Absolu" (der absolute Geist) ou "la Connaissance Absolue" (das absolute Wissen), ou encore "l'Esprit du Monde" (der Weltgeist), entité qui, non seulement n'est pas intemporelle, mais est même consubstantielle au processus historique dans et par lequel il se réalise à travers les diverses figures que le progrès humain assume et perfectionne au cours du temps : "l'histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l'Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. [...] Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée irrésistible de l'Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même"(Hegel, la Raison dans l’Histoire). Dès lors, l'éternité (die Ewigkeit), c'est-à-dire la perfection de l'Esprit, a bien un point de départ, le présent d'une pensée en acte, mais se prolonge indéfiniment dans le passé, autrement dit dans les abîmes de l'histoire universelle, laquelle, sauf à lui assigner une origine au sens théologique, est désormais dépourvue de commencement. En ce sens, ce qui est éternellement, c'est ce qui a été : "être, c'est avoir été [Wesen ist was Gewesen ist]"(Hegel, Science de la Logique). Et ce qui a été pour l'éternité, c'est, chez Hegel, le Logos : "ce qui semble appartenir au passé est éternellement conservé dans le Logos"(Hegel, la Raison dans l’Histoire). Un siècle après Hegel, pour Heidegger, une telle conception de l'éternité comme ce qui a toujours été sera, tout au contraire, considéré comme l'indice d'une mécompréhension de la vraie nature du temps. Heidegger préfère revenir à l'orthodoxie antique selon laquelle l'avoir été n'a pas de consistance. C'est la raison pour laquelle l'être de l'homme, en particulier, n'est qu'un "Être-là" [Dasein], donc un être-au-présent. Mais pas dans le sens augustinien d'un présent sans devenir. Le présent augustinien, tout comme le présent hégélien, ressortissent à une conception vulgaire qui participe du bavardage commun (ce que Heidegger appelle "le On") et d'une curiosité pour les apparences qui nous empêche de penser l'être, seul objet digne de la métaphysique, dans sa vérité. De ce point de vue, notre "Être-là" se satisfait souvent du présent mais "l'Être-là [das Dasein] qui s'en tient au bavardage [das Gerede] est, en tant qu'être-au-monde [in-der-Welt-sein], coupé de ses rapports ontologiques fondamentaux originels et authentiques avec le monde."(Heidegger, Être et Temps, §35). Toutefois, notre curiosité nous laisse entrevoir un être orienté vers l'avenir : "la curiosité [die Neugier] ce mode de l'être-au-monde dévoile un nouveau mode d'être du Dasein quotidien où celui-ci ne cesse de se déraciner [in der es sich ständig entwurzelt]"(Heidegger, Être et Temps, §36). Il s'agit donc, pour Heidegger, de penser l'être de l'homme en dépassant à la fois le bavardage sur le présent et la simple curiosité pour le futur. L'entreprise métaphysique de Heidegger consistant à penser l'"Être-là" de l'homme dans sa vérité est, de ce fait, indissociable du "souci" (die Sorge) d'une vie "authentique" (eigentlich) qui tourne le dos à l'"inauthenticité" (die Uneigentlichkeit) du "on", lequel se complaît dans le "bavardage" (das Gerede) et dans la "curiosité" (die Neugier), là où le Dasein doit, au contraire, s'évertuer à assumer, solitairement et dans le silence, sa conscience (das Gewissen) d'"être-pour-la-mort" (das Sein zum Tode) : "la perfection de l'homme, c'est-à-dire sa capacité à devenir ce qu'il peut être en raison de sa liberté pour les possibilités inaliénables de son projet [dem Entwurf], est l'œuvre du souci"(Heidegger, Être et Temps, §42). Avec Heidegger, la pensée métaphysique de l'éternité devient donc une pensée des conditions du dépassement par l'homme de sa finitude (de son historicité au sens hégélien) par le souci de ses possibilités, sur ses "pro-jets" (littéralement, ce qu'il jette devant lui) afin d'"ek-sister" (littéralement, de sortir de l'immobilité) : "il appartient au Dasein de devoir devenir lui-même ce qu'il n'est pas encore, c'est-à-dire de l'être"(Heidegger, Être et Temps, §48). Bref, être, ce n'est plus avoir été, mais devoir être (littéralement, futurum esse). On a donc là une conception de l'éternité comme temporalité infinie qui a, certes, un point de départ dans le présent de la réflexion métaphysique (comme chez Hegel) mais qui se prolonge infiniment dans le futur des accomplissements possibles de la liberté humaine. On voit donc que Hegel et Heidegger, malgré leur opposition quant à la direction de l'éternité, donnent néanmoins, tous les deux, le premier rôle au présent comme point de départ de la pensée métaphysique, autrement dit de la pensée authentique. Finalement, pour l'un comme pour l'autre, l'éternité n'est que le nom du présent illimité qui est le seul temps authentique, le passé (pour Hegel) ou l'avenir (pour Heidegger) n'étant que les directions dans lesquelles le présent s'ouvre infiniment. L'éternité n'est plus alors synonyme d'intemporalité comme chez les Grecs, ni de présent perpétuel comme chez Augustin ou Pascal, mais d'un présent dynamique orienté par le devenir (Hegel) ou vers le devenir (Heidegger) d'une conscience humaine guidée par la métaphysique. Les deux conceptions antagonistes mais complémentaires de la révolution romantique, d'une part le romantisme littéraire nostalgique (rousseauïste ou goethéen) tourné vers le passé et, d'autre part, le romantisme politique conquérant orienté vers la fabrique de l'"homme nouveau" ont plus qu'abondamment illustré une telle conception de l'éternité.

On voit donc que le caractère supra-temporel de l'éternité comme présent infini de l'homme qui pense droitement marque un profond changement de paradigme par rapport à l'antique conception de l'éternité comme intemporalité statique réservée à des entités extra-mondaines. Mais c'est néanmoins à Wittgenstein et à Bergson qu'il va revenir de porter les coups les plus rudes contre la confusion de l'éternité avec l'intemporalité et donc, en particulier, avec l'immortalité. Chez Wittgenstein, "l'immortalité de l'âme humaine, c'est-à-dire la survie éternelle après la mort, non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente ?"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). Comme chez Augustin, Pascal, Hegel ou Heidegger, l'immortalité de tout ou partie de l'homme, pour séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord en tant que solution au problème du caractère angoissant de la mort, se trouve être, à y bien réfléchir, tout aussi problématique que le problème lui-même, mais pour des raisons bien différentes d'eux : pour Wittgenstein, une vie prolongée infiniment dans une direction ou une autre reste toujours une vie avec tous ses problèmes ("l'éternité, c'est long, surtout vers la fin !" disait Woody Allen). Si l'on désire trouver "la solution de l'énigme de la vie", ce n'est donc pas en la prolongeant à l'infini qu'on y arrivera. L'argument de Bergson va dans le même sens : "comment, pourtant, ne pas voir que s'il y a effectivement un problème de l'âme, c'est en termes d'expérience qu'il devra être posé, en termes d'expérience qu'il sera, progressivement et, toujours, partiellement, résolu ?"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, iii). C'est-à-dire que, loin de prétendre résoudre ce que Wittgenstein appelle "l'énigme de la vie" et que Bergson nomme le "problème de l'âme", la réduction antique de l'éternité à l'intemporalité et à l'immortalité fait abstraction de ce qui constitue en propre le problème de la vie. C'est donc, tout au contraire, "en termes d'expérience qu'il devra être posé [...] et, toujours, partiellement, résolu". En tout cas, pour Wittgenstein comme pour Bergson, l'éternité n'est pas l'immortalité pour la raison que ce n'est pas la quantité mais la qualité de la vie humaine dont il est implicitement question dans le problème de l'éternité. Mais n'est-ce pas pour cette raison, précisément, qu'Augustin, Pascal, Hegel ou Heidegger ont tenté de réconcilier éternité et temporalité ?

Bien sûr, mais tous ces philosophes rejoignent, néanmoins, Platon sur un point décisif : ils traitent le problème de l'éternité en métaphysiciens. Bergson voit même dans la réponse éléatique aux héraclitéens l'acte de naissance de la métaphysique : "la métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). L'idée fondatrice de la métaphysique est la croyance selon laquelle "notre action ne s’exerce commodément que sur des points fixes, c’est donc la fixité que notre intelligence recherche : elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, i). D'où la tendance à réduire le mouvement à l'espace parcouru, c'est-à-dire, en fait à occulter le mouvement, puisque tout mouvement consiste à parcourir un certain espace en un temps donné. De plus, le mouvement, pour un être vivant, c'est la vie. Les métaphysiques pré-platonicienne et platonicienne, qui conçoivent l'éternité comme immobilité et donc comme immortalité, scient donc la branche sur laquelle elles sont assises : en voulant comprendre ce que sont le mouvement en général et la vie et l'action humaine en particulier, elles rendent le mouvement, la vie ou l'action incompréhensibles (on se souvient des paradoxes de Zénon sur l'impossibilité du mouvement, paradoxes qu'Aristote dénonçait déjà au livre VI de sa Physique). Les conceptions d'Augustin, de Pascal, de Hegel ou de Heidegger semblent faire droit au mouvement et à l'action, puisqu'elles situent la perfection éternelle dans l'accomplissement d'un présent, qu'il soit divin ou humain. Illusion, dit Bergson, car "tout au long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis au même rang et traités comme choses du même genre [...]. Pour passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a remplacé juxtaposition par succession"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, i). En d'autres termes, si les conceptions antiques de l'éternité ont éliminé le temps au profit de l'espace, les conceptions modernes, elles, n'éliminent plus le temps, c'est vrai, mais le pensent par analogie avec l'espace, ce qui ne vaut guère mieux. L'analogie est la suivante : la succession des instants est au temps ce que la juxtaposition des points est à l'espace. Du coup, l'éternité du temps est traitée par analogie avec l'infinité de l'espace : on parlera d'un temps éternel pour dire, soit qu'il y existe un commencement mais pas de fin (à l'instar de la demi-droite du plan géométrique), soit qu'il n'y existe ni commencement ni fin (à l'instar de la droite). Notons au passage que le raisonnement par analogie n'a rien d'intrinsèquement pervers : "le principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). Ce qui est un souci tout à fait louable. Pourtant, lorsqu'on lit, chez Augustin : "si l'avenir et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je ne peux encore le savoir, je sais cependant qu'en quelque lieu qu'ils soient, ils n'y sont ni futurs ni passés, mais présents"(Augustin, Confessions, XI, xviii) ; chez Hegel : "le progrès à partir de ce qui est commencement est un même temps [...] le retour à la source de ce progrès, à son commencement véritable"(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques) ; chez Heidegger : "ce qui, en appelant, donne ainsi à entendre est la conscience [dont] l'appel [à l'éternité] retentit dans le lointain vers le lointain"(Heidegger, Être et Temps, §55), on se dit que les auteurs de ces propos prennent leurs analogies un peu trop au pied de la lettre. Comme le dit aussi Wittgenstein, ""Où va le présent quand il devient passé, et où est le passé ?". Dans quelles circonstances cette question a-t-elle quelque chose de séduisant ? [...] Il est clair que cette question survient le plus facilement quand nous nous préoccupons de cas où des choses s'écoulent devant nous, comme des rondins qui descendent le cours d'une rivière. Dans un tel cas, nous pouvons dire que les rondins qui sont passés devant nous sont tous en aval vers la gauche, et que les rondins qui passeront devant nous sont tous en amont vers la droite. Nous utilisons alors cette situation comme comparaison pour tout ce qui se produit dans le temps, et incorporons cette comparaison dans notre langage lorsque nous disons "l'événement présent passe" (un rondin passe), ou "l'événement futur va arriver" (un rondin va arriver). Nous parlons du flux des événements et aussi du flux du temps, la rivière sur laquelle les rondins descendent. [...] Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 107-108). C'est-à-dire que, sans nous en rendre compte, nous nous laissons abuser par les figures de style que nous utilisons afin de tenter de résoudre un problème conceptuel compliqué et nous adhérons à ces figures comme si elles étaient des descriptions à prendre au sens littéral. Bref, nous nous comportons exactement comme Emma Bovary lisant Lamartine : nous prenons la représentation (analogique) de la réalité pour la réalité elle-même. Que cette confusion soit fréquente dans le langage courant de la vie de tous les jours n'est sans doute pas surprenant. On peut juste s'étonner de la trouver dans les propos de ces maîtres en l'art de manier le concept que sont les philosophes. Ce qu'il faut retenir, c'est que, rigoureusement parlant, un événement temporel ne "passe" pas, parce que, pour "passer", il faut un espace. Et c'est pour cette raison que, tout en n'étant certainement pas intemporelle, l'éternité ne peut néanmoins être un présent infini au sens d'Augustin, de Hegel ou de Heidegger. Sur ce point, Wittgenstein et Bergson sont d'accord : les métaphysiciens ne nous seront d'aucune aide s'il s'agit de comprendre la notion d'éternité comme expression du problème de la vie. Et si tel est le cas, c'est que la métaphysique pose mal le problème en se prenant au piège de ses propres analogies spatio-temporelles.

D'ailleurs, le problème de l'éternité n'a rien de fondamentalement métaphysique. Émile Durkheim, qui n'est pas métaphysicien mais sociologue, remarque que "partout, l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre. L'âme a toujours été investie d'une dignité qui a été refusée au corps considéré comme essentiellement profane"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales). Si l'on suit Durkheim, alors l'idée que les corps mouvants sont des illusions, l'idée que les corps sont des copies imparfaites des âmes, l'idée que seules celles-ci sont éternelles, tout cela va toujours dans le même sens : justifier la supériorité de l'âme sur le corps. Ce qui est donc en jeu, au fond, dans la notion d'éternité, c'est une certaine façon de traiter le mind-body problem, comme disent les anglophones, autrement dit le dualisme âme/corps. L'ennui, c'est que, comme l'a souligné Bergson, la tradition métaphysique fait payer un prix exorbitant pour une telle justification puisqu'aucun des métaphysiciens n'a essayé de résoudre le mind-body problem autrement qu'en niant la réalité du temps de la vie. Aucun n'a pris au sérieux le temps concret et vulgaire, celui de la vie quotidienne des êtres qui, n'étant pas eux-mêmes des métaphysiciens, n'ont pas le loisir de mépriser les basses injonctions du corps pour se réfugier dans les hauteurs éthérées de l'âme. En d'autres termes, aucun ne s'est avisé d'envisager le mind-body problem du point de vue du corps plutôt que de celui de l'âme. C'est à cette tâche de réhabilitation du temps concret et vulgaire du corps vivant que vont s'atteler Bergson et Wittgenstein en montrant, par des voies très différentes, qu'il est lui-même porteur d'éternité. Pour ce faire, l'un et l'autre commencent, naturellement, par se démarquer de cette manie de la métaphysique à vouloir à toute force définir les concepts qu'elle utilise comme s'il s'agissait de concepts scientifiques. Par exemple, nous dit Wittgenstein, "la question “qu’est-ce que le temps ?” […] donne l’impression que ce que nous voulons, c’est une définition. [Il s'ensuit] une sorte de recherche scientifique sur ce que le mot veut réellement dire ; [les métaphysiciens] ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27-28). On aura bien compris que le défaut commun aux conceptions antiques de l'éternité comme intemporalité et aux conceptions modernes comme supra-temporalité, c'est, précisément, leur prétention à la scientificité, oubliant au passage que des problèmes tels que "la solution de l'énigme de la vie [...] ne sont pas des problèmes de la science de la nature que nous avons ici à résoudre"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). De la même façon, Bergson écrit que "l'on peut toujours, avec Platon, poser a priori une définition de l'âme qui la fait indécomposable parce qu'elle est simple, incorruptible parce qu'elle est indivisible, immortelle en vertu de son essence [...] comme celle du triangle et pour les mêmes raisons"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, iii). Au rebours de celle des métaphysiciens, l'intention de Bergson "n'est pas d'approfondir la nature de la matière, pas plus d'ailleurs que la nature de l'esprit. On peut distinguer deux choses l'une de l'autre et en déterminer, jusqu'à un certain point, les rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune d'elles"(Bergson, l'Âme et le Corps). Et Wittgenstein d'abonder dans le même sens en disant que "souvent nous sommes incapables de définir clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition […] ; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières nettes"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26-28). Bref, d'un point de vue méthodologique, l'un et l'autre vont essayer d'aborder le problème de l'éternité sans essayer de la définir. Pourquoi ? Eh bien justement parce que le temps est inhérent au mouvement et du changement, phénomènes qui ne peuvent être adéquatement compris qu'à travers leur nature mouvante et changeante et non pas à travers des définitions qui, par nature, nient le temps et le mouvement. En d'autres termes, ils vont tâcher d'aborder le problème "de l'intérieur" en quelque sorte, et ainsi, éviter de le décrire au moyen d'analogies spatialisantes qui le dénatureraient en l'immobilisant. Mieux encore, tandis que pour les métaphysiciens, toute action est un affaiblissement de la pensée dans le sens où la pensée est, nécessairement, première et l'action, nécessairement, dérivée, en revanche, pour Wittgenstein, la pensée "est un raffinement, au commencement était l’action"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 31) et, pour Bergson, "l'histoire de l'évolution de la vie [...] nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la faculté d'agir"(Bergson, l'Évolution Créatrice, intro.). Bref, prenant acte des acquis des sciences de la nature et des sciences de l'homme sans prétendre se substituer à elles, Bergson et Wittgenstein vont poser un postulat contraire à celui des métaphysiciens : c'est la vie, le corps et la corruptibilité qui sont premiers, et c'est la conscience, l'âme et l'éternité qui sont secondes. Plus précisément, l'éternité va être pensée, quantitativement, comme une qualité du temps concret et vulgaire, et qualitativement comme processus mouvant de perfectionnement de la vie et non plus comme un état de perfection idéale et absolue.

En effet, si, comme le proclame Bergson, "la conception platonicienne n'a pas fait avancer d'un pas notre connaissance de l'âme malgré deux mille ans de méditation sur elle"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, iii), c'est, précisément, parce que la vie est un principe de la pensée, que la vie est une condition de possibilité de la pensée. Ce qui est déjà, nous l'avons dit, un postulat farouchement anti-métaphysicien. Mais il y a plus : si "notre pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se représenter la nature de la vie"(Bergson, l'Évolution Créatrice, int.), c'est que la vie est ce que Kant appellerait un "transcendantal", c'est-à-dire une conditio sine qua non de notre faculté de penser. Or, il est clair que les conditions de possibilité du déploiement de la pensée (pour Bergson, la vie) ne peuvent pas elles-mêmes être pensées. Des philosophes aussi différents que Pascal, Kant ou Wittgenstein y ont lourdement insisté : ce qui sert à mesurer ne peut pas être mesuré par son propre moyen, l'instrument de mesure ne peut pas être à lui-même son propre objet. Et Bergson de requalifier en métaphysique la biologie évolutionniste en regrettant que "la philosophie évolutionniste étende sans hésitation aux choses de la vie les procédés d'explication qui ont réussi pour la matière brute"(Bergson, l'Évolution Créatrice, intro.). Notre faculté de penser est d'autant moins capable de se penser elle-même qu'elle ne fonctionne correctement qu'en s'appliquant à la matière inerte, donc en se niant comme pensée vivante. Voilà pourquoi Bergson préconise, à l'instar de Pascal, et afin d'appréhender la réalité vivante de la vie et de la pensée qui en dérive, de laisser tomber l'intelligence qui pense au profit de l'intuition qui sent : "l'intelligence part ordinairement de l'immobile [...], l'intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l'aperçoit comme la réalité même. [...] Pour l'intuition, l'essentiel est le changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, ii). L'intuition est simplement ce principe vital que tout vivant possède et qui lui permet d'être spontanément en relation avec son milieu extérieur, milieu dont le mouvement perpétuel l'oblige, en permanence, à s'adapter : "quand on parle de l'adaptation d'un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, [...] il n'y a pas encore de forme [pré-existante] et c'est à la vie qu'il appartiendra de se créer elle-même une forme appropriée aux conditions qui lui sont faites"(Bergson, l'Évolution Créatrice, i). Si l'on veut comprendre la nature de la vie, il convient donc de partir de ce que tous les vivants possèdent en commun, en l'occurrence la vie que Bergson appelle, pour cette raison, "élan vital", et, dans le cas particulier de l'être humain, "volonté", cet "élan originel de la vie"(Bergson, l'Évolution Créatrice, i). Élan vital (volonté) et intuition sont, au fond, le même phénomène considéré, soit sous l'angle conatif du principe de relation du vivant avec son milieu, soit sous l'angle cognitif de la conséquence immédiate de cette mise en relation. Il s'agit toujours pour le vivant, comme le dira aussi Popper, de résoudre les problèmes que pose son environnement à son existence-même. En effet, nous dit Bergson, tout être vivant est doté "d'une certaine puissance d'agir [qui n'est rien d'autre qu'une] action virtuelle qui extrait de la matière nos perceptions réelles, informations dont [cette puissance ou action virtuelle] a besoin pour se guider"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, ii). Or, si nous nous fions, nous autres humains qui sommes des vivants parmi d'autres, à notre intuition et non plus à notre intelligence, qu'apprenons-nous concrètement sur la nature de vie ? Eh bien elle nous apprend que "la vie se présente à nous comme une certaine évolution dans le temps [...], le progrès continu d'un être qui vieillit sans cesse, c'est-à-dire que [la vie] ne revient jamais en arrière et ne se répète jamais"(Bergson, le Rire, ii). Or, ce progrès continu et unidirectionnel intuitivement ressenti car constitutif de toute forme de vie, c'est aussi ce que Bergson appelle la durée : "la durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"(Bergson, l'Évolution Créatrice, i). Bref, s'intéresser au phénomène de la vie non pas "de l'extérieur" comme objet inerte décrit par la science ou par la métaphysique, mais "de l'intérieur" en tant qu'état vivant senti par le vivant lui-même, aboutit à cette découverte : c'est la vie qui produit l'intuition de la durée, c'est-à-dire le sentiment inexpugnable qu'il existe du passé qui ne sera plus jamais, du futur qui est en progrès, évolution à venir, et du présent qui n'est rien d'autre que l'adaptation permanente du vivant aux conditions qui lui sont faites, notamment à travers ce sentiment du passé et du futur. La durée, c'est le temps concret de la vie.

Pour Bergson, toute intuition est donc intuition présente d'une durée. "Présente" parce que le présent, c'est l'autre nom de la vie, et, inversement, la vie, c'est le nom de ce à quoi le vivant est nécessairement présent, à savoir soi-même et son propre milieu. En ce sens, tout comme chez Augustin, Pascal, Hegel ou Heidegger, il y a aussi, chez Bergson, un privilège du présent. Mais, contrairement à ces derniers, pour Bergson, le présent n'a rien d'infini, puisqu'il n'est que l'intuition vivante de sa propre durée, laquelle ne peut, en aucun sens du terme, être qualifiée d'infinie. Ce qui ne l'empêche pas, pourtant, d'envelopper l'éternité. En effet, "il est impossible de distinguer entre la durée, si courte soit-elle, qui sépare deux instants et une mémoire qui les relierait l’un à l’autre, car la durée est essentiellement une continuation de ce qui n’est plus dans ce qui est"(Bergson, Durée et Simultanéité). La durée n'est pas une situation de passivité : elle n'est pas attente (en ce sens, elle n'a aucun rapport avec l'ennui tel que le thématise Pascal, par exemple), mais, si courte soit-elle, toujours présence active, c'est-à-dire intuition d'un effort présent d'organisation concrète de l'inerte par le vivant afin de résoudre un problème qui se pose à lui. Donc, en tant qu'il enveloppe virtuellement son passé pour faire exister son avenir, le présent possède une épaisseur virtuelle que Bergson appelle aussi mémoire. Car, nous dit-il, "le travail d'organisation [de la volonté ou de l'élan vital] va du centre [le présent] vers la périphérie [le passé et l'avenir]. Il commence en un point qui est presque un point mathématique et se propage autour de ce point par ondes concentriques qui vont toujours s'élargissant"(Bergson, l'Évolution Créatrice, i). La mémoire comme propagation du présent vers le passé et vers le futur est ainsi promue par Bergson comme organe de l'éternité potentielle dans la mesure où son pouvoir créateur est toujours qualitativement original et quantitativement indéfini, imprévisible en qualité comme en quantité. La volonté (l'élan vital) comme effort d'organisation du présent vivant suppose donc toujours une mémoire c'est-à-dire une dilatation potentiellement illimitée de l'instant présent, tout à la fois en amont (passé) et en aval (futur). La sanction positive de cette dilatation, c'est toujours la joie : "partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie"(Bergson, l'Énergie Spirituelle). Voilà donc où se loge le perfectionnement et donc l'éternité pour Bergson : dans la créativité virtuellement infinie du vivant et dans sa sanction joyeuse, à la limite, dans l'extase. Toutefois, de même que la joie n'est souvent, chez la plupart des vivants, qu'un plaisir éphémère, de même l'éternité passe, le plus souvent, inaperçue et n'a de durabilité, donc de réalité, que chez les êtres vivants supérieurs, à savoir, les hommes dans l'échelle de l'évolution et, parmi les hommesceux qui sont capables de dilater significativement tout ou partie de leur présent. Les artistes en sont d'excellents exemples en ce qu'ils sont capables de sentir et, souvent aussi, de montrer la richesse d'une vie qui, ordinairement, échappe au vulgaire : "nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. [...] Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens"(Bergson, le Rire, iii). Le propre de l'artiste, nous dit Bergson, c'est, d'une part de "voir les choses mêmes", c'est-à-dire la réalité en tant qu'elle participe concrètement et dynamiquement de notre vie et non pas, à l'instar des scientifiques, comme ensembles d'objets abstraits et inertes, d'autre part de donner à voir, à entendre, à sentir cette réalité vivante et dynamique avec une profondeur sans limite : "la vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. L'imagination poétique ne peut être qu'une vision plus complète de la réalité"(Bergson, le Rire, iii). La "réalité plus complète" dont parle ici Bergson n'est pas, cela va de soi, uniquement la réalité matérielle d'une texture ou d'une lumière telles que Cézanne ou Monet pourraient nous la faire percevoir. Il s'agit aussi et principalement de la réalité spirituelle proprement humaine. Par exemple, "que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup d’autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans une danse"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, i). D'une manière générale, cette "vision plus complète de la réalité", Bergson la réserve aux génies, aux saints, aux mystiques, aux héros, aux prophètes, bref, à des êtres humains d'exception qui, pour cette raison, manifestent une présence spirituelle très éloignée de la simple existence matérielle à quoi se réduit généralement la vie de leurs semblables pour qui le présent n'est, hélas, vécu que comme une succession d'instants sans épaisseur. Bergson nous offre donc une conception de l'éternité comme mémoire, c'est-à-dire comme présence en chaque vivant d'un pouvoir créateur qu'il nomme "volonté" ou "élan vital" et qui n'est compréhensible qu'à travers l'intuition de la durée concrète de la vie. Cette créativité consiste en une dilatation virtuellement sans limite de sa présence à l'égard de la réalité environnante à la fois vers le passé et vers l'avenir. Toutefois, ce n'est que chez des êtres exceptionnels que la volonté créatrice trouve l'énergie spirituelle suffisante pour dilater cette présence jusqu'à participer à l'éternité dont la plus haute manifestation est l'extase mystique.

Si, comme nous l'avons suggéré, le problème de l'éternité peut s'entendre comme une manière d'envisager le dualisme corps/esprit, la version bergsonienne du dualisme est tout à fait claire : tandis que "[par l'intelligence], nous marchons à une durée de plus en plus éparpillée [...] par laquelle nous définirions la matérialité, [par l'intuition] nous allons à une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en plus : à la limite, se trouve l'éternité. Non plus l’éternité conceptuelle, qui est une éternité de mort, mais une éternité de vie"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, vi). L'intelligence conceptuelle nie la durée en l'atomisant, en l'analysant, en l'éparpillant, en traitant les instants du temps comme les points de l'espace. Elle s'applique donc, par nature, à la matière. À l'inverse, l'intuition de la durée, c'est-à-dire, fondamentalement, la compréhension de la vie, est, par excellence, une fonction spirituelle qui, comme nous l'avons vu, organise la matière en dilatant, virtuellement, la mémoire, c'est-à-dire le présent, d'une infinité de façons possibles. En ce sens, la conception bergsonienne de l'éternité peut être qualifiée de "spiritualiste". Wittgenstein est particulièrement virulent à l'égard de ce qu'il considère être une superstition : "à première vue, il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents : un monde mental et un monde physique [...] quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme […] le nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré. [Or] l’idée d’ "objets éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Par exemple, tout le monde peut s'accorder pour dire qu'il existe, ici ou là, une table ou une planète. Aussi ces objets sont-ils réputés matériels. Tandis que l'existence d'"objets" mentaux tels qu'une intuition ou une mémoire reste indéterminée pour toute autre personne que celui qui intuitionne ou se souvient. Aussi, "nous parlons d’esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur). Pour Wittgenstein, les "objets" mentaux sont juste des conventions grammaticales et non pas des substances métaphysiques ni même des fonctions biologiques. De même, les pronoms "moi" ou "je" (du moins lorsqu'ils sont employés avec un verbe mentaliste comme "penser", croire", rêver", etc.) ne désignent ni un objet physique, ni un "objet mental", mais sont des substituts aux adverbes "ici" et "maintenant" : "je  pense" signifie "il y a de la pensée ici (au lieu de l'énonciation) et maintenant (au moment de l'énonciation)", le "je" de l'élocution n'étant donc rien d'autre que cette élocution même hic et nunc et non pas le sujet réel (l'objet) à qui l'élocution est attribuée. Tout ça pour dire que Wittgenstein ne peut pas être d'accord avec Bergson pour admettre que l'éternité qualifie la puissance créatrice d'un esprit exceptionnel qui durerait en se dilatant par opposition à la matérialité d'un corps qui occuperait dans l'espace une position bien définie. Il n'est pas non plus être d'accord avec le vitalisme de Bergson qui introduit une fracture ontologique entre d'une part l'inerte et, d'autre part, le vivant. Wittgenstein se rapproche plutôt d'Aristote qui établit une différence de nature entre la vie animale (la zôè) et la vie humaine (la bios) dont l'existence "n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien"(Aristote, Politique, 1280a). Pour Wittgenstein, pas plus que pour Aristote, la vie humaine n'est une vie animale avec simplement quelque chose de plus (l'esprit ou "énergie spirituelle", en l'occurrence), mais une vie radicalement différente en ce qu'elle ne consiste pas seulement à survivre mais à vivre le mieux possible, ce qui suppose de pouvoir donner une valeur, un sens à la vie. Pour cette raison, Wittgenstein conçoit la vie humaine non pas comme un phénomène spirituel, mais plutôt comme  un phénomène éthique.

Si la vie humaine (la bios grecque) se distingue radicalement de la vie animale (la zôè), c'est justement parce que celle-ci est entièrement descriptible d'un point de vue scientifique, c'est-à-dire objectif ou extérieur. Wittgenstein partage, à cet égard et contre Bergson, le point de vue des sciences de la nature : la vie animale (ou végétale, à plus forte raison) est un fait du monde. Car "le monde est tout ce qui a lieu [die Welt ist alles, was der Fall ist]. Le monde est la totalité des faits"(Wittgenstein, Tractatus, 1, 1.1). Tandis que la vie humaine, en tant qu'elle est la seule forme de vie qui soit dotée d'un sens, c'est-à-dire d'une valeur, n'est pas un fait du monde : "le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur"(Tractatus, 6.41). Pour Wittgenstein, le sens de la vie (humaine) et le sens du monde se confondent. Car se demander, "qu'est-ce qui importe pour moi ?", c'est toujours, in fine, se demander "quelle est ma relation au monde (aux faits du monde) ?". En d'autres termes, "le monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621). Et mon monde, ce n'est pas le monde, mais le monde en tant qu'il a, pour moi, un certain sens, une certaine valeur. Et, comme le sens de la vie ou le sens du monde ne se laissent pas décrire scientifiquement, objectivement, le caractère humain de la vie n'est certainement pas le genre de phénomène sur lequel la science a quelque chance de nous éclairer : "à supposer que tous les problèmes théoriques soient résolus, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). Là-dessus il est d'accord avec Bergson dont il partage, en outre, la méfiance à l'égard de la métaphysique, tout particulièrement, à l'égard de la prétention de la métaphysique à nous apprendre quoi que ce soit sur le temps vivant. Pour l'un comme pour l'autre, ce qu'il y a d'humain dans la vie, à commencer par le temps, ne peut qu'être senti "de l'intérieur" et non pas décrit extérieurement. Toutefois, dire cela n'est, pour Wittgenstein, qu'une commodité de langage, car il n'y a pas, à proprement parler, d'"intérieur", quelque chose comme un "esprit", qui assurerait cette fonction. Sentir quelque chose "de l'intérieur", pour Wittgenstein, c'est une autre manière de dire que cette chose appartient au domaine de l'éthique et non à celui de la science ou de la métaphysique. Car l'éthique, justement, ne se dit ni ne se décrit, mais se vit et se montre : "il ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur [Sätze können nichts Höheres ausdrücken ]"(Wittgenstein, Tractatus, 6.42). À quoi, alors, se remarque ce "supérieur" (das Höhere), ce sens de la vie que suppose l'éthique ? À cette question, Wittgenstein répond : "et si, maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être heureux, la question apparaît de soi-même être tautologique : il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est l'unique vie correcte [...]. Quelle est la marque objective de la vie heureuse, harmonieuse ? Il est à nouveau clair ici qu'il ne peut y avoir de telle marque qui se laisse décrire"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 147-148). Il répond exactement comme Aristote : "c'est le bonheur [eudaïmonia, littéralement "la bonne conduite"]. […] Ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète. Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […] puisqu'il est la fin de notre activité, [car] est absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même et jamais pour un autre"(Éthique à Nicomaque, 1094a-1097b). Voilà donc en quoi consiste une position éthique : la recherche du bonheur comme perfectionnement proprement humain conçu comme fin en soi et non comme moyen en vue d'autre chose. Certes, Wittgenstein partage aussi le point de vue de Bergson selon lequel toute vie, humaine ou non, tend à investir, à habiter, sinon à coloniser le monde. Toutefois, contrairement à Bergson (et aux romantiques), Wittgenstein, considérant, derechef, la volonté comme une disposition et non comme un fait mental, refuse d'accorder un quelconque pouvoir causal à la volonté : "si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43). Là réside la différence entre la vie spécifiquement humaine et la vie en général (animale ou végétale) : celle-ci est certainement un ensemble de faits qui causent la transformation du monde, mais, justement, la volonté humaine n'est pas un fait du monde et n'a donc aucun pouvoir causal sur le monde. Si la perfection éthique telle que Wittgenstein l'envisage ne peut pas consister dans l'effet causal d'un esprit, d'un élan vital ou d'une volonté, c'est-à-dire d'une fonction créatrice immatérielle qui organiserait la matière, c'est qu'"il n'y a pas de sujet de la pensée de la représentation [...]. Le sujet n'appartient pas au monde mais est une frontière du monde [Das Subjekt gehört nicht zur Welt, sondern es ist eine Grenze der Welt]"(Wittgenstein, Tractatus, 5.631-5.632). Ce que Wittgenstein appelle "le sujet", c'est ce qui reste du monde lorsqu'on en a retiré tous les faits, à savoir rien, aucun objet. Rien sinon un ensemble de règles, le plus souvent implicites, par lesquelles chacun adopte un certain point de vue (ce que Wittgenstein appelle aussi "vision synoptique", übersichtliche Darstellung) sur son monde. Il n'y a donc, pour lui de sujet que grammatical. Dire que le sujet est une "limite du monde", c'est dire qu'il n'est pas un objet exerçant un effet causal dans le monde ("croire en l’existence d’un lien causal, c’est cela la superstition" - Wittgenstein, Tractatus, 5.1361), mais plutôt un point de vue original sur le monde (son monde), point de vue qui l'oriente, qui le guide non-causalement vers ce qui a de la valeur pour lui. C'est en ce sens que "le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43) : pour l'homme heureux comme pour l'homme malheureux, il n'y a qu'un seul et même monde réel objectif, factuel, et pourtant le premier vit mieux que le second. C'est en ce sens que, seul, un point de vue éthique peut conduire le sujet humain vers ce qui a de la valeur pour lui. L'éthique comme ensemble de règles qui guident les intentions du sujet, et non pas une spiritualité mentale dotée d'un effet causal comme chez Bergson, car celle-ci présupposerait que le sujet est, au même titre que n'importe quel autre, un objet du monde. Dès lors, l'éternité comme degré supérieur du perfectionnement humain sera, pour Wittgenstein comme pour les Grecs, extra-mondaine d'une certaine manière : "la solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). Sauf que, pour lui, cet "en-dehors-de-l'espace-et-du-temps" n'est pas à chercher dans des topoï noètoï platoniciens, dans des hauteurs métaphysiques éthérées et immuables, mais seulement dans des dispositions éthiques qui nous conduisent à envisager la réalité physique concrète et mouvante en tant que celle-ci a une importance pour notre vie et lui donne un sens, une valeur.

(à suivre dans ...)

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