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vendredi 6 janvier 2017

L'ETERNITE DU PRESENT (suite et fin).


En ce sens, l'éthique a beau être un effort (on tend à vivre bien, on s'efforce d'être heureux), le résultat de cet effort est toujours miraculeux parce que "même si tous nos vœux se réalisaient, ce serait pourtant seulement, pour ainsi dire, une grâce du destin, car il n’y a aucune interdépendance logique entre le vouloir et le monde"(Wittgenstein, Tractatus, 6.374). Car vouloir est une certaine disposition pour appréhender le monde, et qu'une disposition n'a, contrairement à une fonction ou un état, aucun effet causal sur le monde ("je veux X" n'a pas plus d'effet causal sur X que "je vois X" ou "j'espère X"), même si, bien entendu, elle apprête le sujet à agir sur ce qu'il dit vouloir. C'est pourquoi, in fine, la réalisation d'un vœu est toujours miraculeux : lorsque notre vouloir atteint son but, c'est toujours contre vents et marées, contre ce que nous ne savons pas fléchir et que Wittgenstein appelle "Dieu" ou le "Destin" : "ce dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin [das Schicksal], ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16). "Dieu" ou "le Destin" ne sont que des noms donnés à "ce dont nous dépendons" dans notre quête du bonheur. Que le chemin éthique qui nous guide dans notre vie soit semé d'embûches, voilà bien l'indice indéfectible que notre vie a une valeur et pas seulement un déroulement factuel : "croire en Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Carnets 1914-1916, 141). Croire en Dieu, c'est donc une manière de nommer le sens de la vie et d'envisager la recherche éthique du bonheur, comme n'étant ni complètement libre, ni complètement déterminée : "qu’il y ait ici un lien [entre l'existence du monde et l'éthique], les hommes en ont eu le sentiment, qu’ils ont exprimé ainsi : Dieu le Père a créé le monde, Dieu le Fils (ou le verbe, qui émane de Dieu) est ce qu’il y a d’éthique"(Wittgenstein, Wittgenstein et le Cercle de Vienne). Avoir une éthique, c'est admettre que je puis, certes, façonner ma vie en visant le bonheur, mais que tout n'est pas possible pour moi, c'est admettre que, dans une certaine mesure, je suis (pré-)déterminé (peu importe par quoi). Prier Dieu montre que le perfectionnement éthique, la volonté d'être heureux, ne peut être qu'une ascèse, le constat que "je ne puis plier les événements du monde à ma volonté, mais [que] je suis au contraire totalement impuissant. Je ne puis me rendre indépendant du monde – et donc en un certain sens le dominer – qu’en renonçant à influer sur les événements"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 11/6/16). Donc, pour Wittgenstein, croire en Dieu, avoir foi en Dieu a, justement, pour fonction de substituer l'effet miraculeux de la disposition éthique proprement humaine à l'effet causal ordinairement à l'œuvre dans l'enchaînement mécanique des faits d'une vie biologique. Rien n'est plus anti-bergsonien que cette double négation à la fois du rôle causal de la volonté et à la fois de la liberté humaines.  Rien de plus anti-bergsonien aussi que la conséquence de la conception wittgensteinienne de l'éthique sur la nature du temps vivant. Car une telle ascèse, tout en étant pleinement insérée dans le temps de la vie, et tout en se vivant au présent, n'a pourtant pas de durée puisque la durée concerne les faits de la vie biologique (la zôè grecque) tandis que la vie éthique (la bios grecque) concerne le sens de la vie, sa valeur. Et si on objecte que, justement, la vie éthique se confond avec la durée de la vie dans le sens où l'effort éthique cesse à la mort, Wittgenstein répond, de manière apparemment surprenante, que "la mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la mort"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Que veut dire Wittgenstein ? Eh bien que, contrairement à Heidegger, la mort n'est pas l'horizon limite de la condition humaine en tant qu'"être-pour-la-mort" (Sein-zum-Tode), contrairement à Hegel, la mort n'est pas l'indice de notre liberté, contrairement à Augustin et à Pascal, la mort n'est pas la sanction de notre "chute" dans le péché, et contrairement aux Grecs, la mort n'est pas un passage vers un au-delà. Bref, la mort n'est, pour la vie spécifiquement humaine (la bios), ni une fin au sens de "limite", ni une fin au sens de "terme". D'où l'analogie : "notre vie n’a pas de fin, tout comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). La vie proprement humaine (bios) est, de part en part, un phénomène éthique, c'est-à-dire un cheminement guidé par la foi à travers un "destin". Or, ni celui-ci ni celle-là ne peuvent être interrompus par une mort qui ne concerne que la vie animale (zôè). La preuve en est que, même après la mort biologique, le destin et l'éthique de la personne disparue continue de hanter, de mille manières, la conscience des vivants (par exemple, lorsqu'on se demande : "qu'aurait fait Untel s'il avait vécu tel ou tel événement ?"). Donc le destin, comme l'éthique, n'ont ni début, ni fin, n'ont pas de durée mais sont toujours présents. Dès lors, "si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’absence de durée [nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit], alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Autrement dit, l'éternité, pour Wittgenstein, c'est cette disposition éthique, concentrée, à tout instant de la vie d'un homme, sur la recherche du bonheur à travers les obstacles qui parsèment ce qu'il sent être son destin. Métaphoriquement, c'est la foi en Dieu. Il est intéressant de constater que, comme chez Bergson, plus que l'expérience religieuse, c'est la relation que nous avons à l'œuvre d'art qui nous offre l'exemple le plus courant de l'expérience que nous faisons de l'éternité : celui qui joue ou qui peint de manière expressive, pointe non pas vers un référent identifiable qui en serait le corrélat à la manière dont un nom propre pointe vers son porteur, mais vers sa vie tout entière concentrée dans son exécution, dans son interprétation. C'est en ce sens, nous dit Wittgenstein, que, pour peu que l'auditeur la comprenne, "tout un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein, Fiches, §173), en l'occurrence le monde de son auteur du point de vue d'un cheminement éthique à travers un destin et vers le bonheur. Aussi, Wittgenstein, qui n'a jamais, lui-même, été compositeur, confie-t-il : "il m'arrive souvent de penser que le sommet que j'aimerais parvenir à atteindre serait de composer une mélodie. [...] Si je rêve à un idéal si élevé, c'est parce qu'il me serait alors possible, en quelque sorte, de résumer ma vie"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden). Composer, puis jouer, c'est, pour le musicien, "résumer sa vie", en d'autres termes exprimer ce qui, par-dessus tout, a de l'importance, de la valeur pour lui. C'est tracer un chemin à travers son destin. L'audition de quelques morceaux d'Erik Satie de Charlie Mingus ou de Michel Petrucciani donnera une idée assez précise de ce que veut dire par là Wittgenstein. Du coup, celui qui apprécie une œuvre d'art fait aussi l'expérience de la valeur du présent, donc de son éternité, en ce qu'il concentre, dans le moment de sa contemplation, une représentation synoptique (übersichtliche Darstellung) du monde, représentation qui se trouve, certes, déterminée par le talent de l'artiste, mais qui entre en résonance avec son propre destin comme ensemble des déterminations qui pèsent sur sa propre vie. Le rapport entre l'art et l'éthique est, pour Wittgenstein, sans mystère : "éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Wittgenstein, Tractatus, 6.421). On pourrait dire que Wittgenstein rejoint Bergson sur ce point, mais à condition de réinterpréter la créativité vivante dans un sens non-mentaliste, de rendre l'éternité de l'expérience artistique actuelle et non virtuelle, d'en faire l'expression miraculeuse d'un destin et non pas l'expression volontaire d'une liberté, et enfin de démocratiser l'accession à l'éternité puisque n'importe qui peut manifester une position éthique de ce type. C'est, en tout cas, le présent, en tant qu'il est infiniment concentré dans l'instant actuel (et non infiniment dilaté dans la durée potentielle comme chez Bergson) qui manifeste l'éternité wittgensteinienne.

Nous avons donc opposé, jusqu'ici, l'éternité comme immortalité à l'éternité comme présence, l'éternité comme présence métaphysique au monde à l'éternité comme présence vivante au monde, et l'éternité comme présence vivante spirituelle à l'éternité comme présence vivante éthique. Quelle va donc être la position de celui qui affirme explicitement que "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels" ? D'abord, il est manifeste que Spinoza partage l'hostilité de la plupart des philosophes, les Grecs exceptés, à l'égard de la confusion des notions d'éternité et d'immortalité. En effet, pour Spinoza, rien n'est immortel, si ce n'est "cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, préf.). Spinoza parle, d'emblée, pour le Tout de Dieu ou de la Nature, d'éternité et non d'immortalité. La raison en est que la mortalité ne peut, en toute rigueur, s'entendre que des parties du Tout, des choses singulières. Car "aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 4). Or, le Tout, par définition, n'a pas d'extérieur. Il ne peut donc être détruit et, par conséquent, est nécessairement immortel. En revanche, les parties de ce Tout sont en interaction les unes avec les autres et, par conséquent, s'affectent mutuellement d'un effet causal qui est interne pour le Tout mais externe pour chacune de ses parties. Or, toute causalité externe est corruptrice : "nous pâtissons [patimur] en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties. Nous sommes dits passifs [nos tum pati dicimur] quand quelque chose se produit en nous de quoi nous ne sommes cause que partiellement"(Spinoza, Éthique, IV, 2). Cette passivité, que Spinoza appelle aussi "passion" (passio), dans la mesure où elle est corruptrice est aussi, in fine, destructrice. Car "la puissance qui permet aux choses singulières [...] de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature. [Or, comme] la force par laquelle [toute chose] persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que [toute chose] est nécessairement toujours soumis[e] aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Ce que dit Spinoza vaut pour "toute chose". Donc, s'il semble causaliste et gradualiste comme Bergson, il l'est, en fait, beaucoup plus que Bergson puisqu'il n'établit aucune différence de nature entre le vivant et l'inerte au point même qu'il n'envisage, entre les parties du Tout, que des relations de type causal. Pour lui, la vie et, a fortiori, la vie humaine, ne sont que des cas particuliers de subsistance, c'est-à-dire de résistance à l'usure causale qu'impose à toute chose, l'infinité des choses extérieures dont elle est environnée : "la force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures"(Spinoza, Éthique, IV, 3-4). Et à ceux qui, comme Bergson, objecteraient que l'esprit humain introduit néanmoins une importante différence de degré dans la Nature entre l'homme et les autres êtres, il admet, certes, que "la vie humaine ne se définit point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal"(Spinoza, Traité Politique, V), mais c'est après avoir dit que "lEsprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée"(Spinoza, Éthique, III, 2). Contre Bergson, il soutient que "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose, que nous appelons libre décision quand nous la considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par cet attribut, et détermination contrainte quand nous la considérons sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois du mouvement et du repos"(Spinoza, Éthique, III, 2). À l'instar de Wittgenstein, donc, la spiritualité humaine n'est, pour Spinoza, qu'un "attribut", autrement dit une manière de concevoir un acte humain et de l'expliquer autrement que par référence aux lois mécaniques. D'une manière générale, comme chez Wittgenstein, les valeurs, ces sublimes productions de l'"esprit", n'ont aucune réalité factuelle. En particulier la notion de perfection : "la perfection donc et l’imperfection ne sont en réalité que des modes de penser, je veux dire des notions que nous avons accoutumé de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre"(Spinoza, Éthique, IV, préf.). Les valeurs ne sont pas des choses mais des points de vue sur les choses. D'ailleurs, même sur Dieu ou la Nature on peut adopter deux points de vue différents : "par Nature naturante [Natura naturans], on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'on le considère comme cause libre. J'entends, au contraire, par Nature naturée [Natura naturata] tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d'autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu"(Spinoza, Éthique, I, 29). Ce qui ne veut pas dire que la perfection divine ne soit qu'une fiction. Bien au contraire puisque, nous dit-il, "par Perfection et Réalité, j'entends la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6), "perfection" devant ici s'entendre comme le point de vue de l'éternité, celui d'un "perfectionnement illimité", bref, d'une perfection dynamique et non pas statique comme c'est le cas dans la philosophie antique et la théologie monothéiste. Soit considéré comme cause de soi en tant que Natura naturans, ou comme effet de soi en tant que Natura naturata, dans les deux cas, la perfection de Dieu est donc une perfection proprement bergsonienne de création continue et illimitée. Telle est la réalité divine.

Or, si la perfection ne peut s'entendre que comme processus de perfectionnement, cela suppose qu'il y a un moteur pour ce processus. C'est ce que Spinoza appelle "conatus" : "l'effort [conatus] pour se conserver soi-même est le premier et unique fondement de la perfection"(Spinoza, Éthique, IV, 22). En effet, "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). Dès lors, contrairement à ce que dit Bergson, l'éternité désignera moins la perfection d'un effort créatif intrinsèque que la perfection de la résistance particulière à l'ensemble des efforts créatifs extrinsèques qui affectent causalement et corrompent toute chose jusqu'à la détruire. S'agissant de la spécificité de la vie humaine, "le désir, c’est [le conatus] accompagné de la conscience de lui-même [et] n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9). Au nombre de ces modifications proprement humaines dont le désir nous fait prendre conscience, il y a évidemment les modifications cognitives. Sauf que, contrairement à la conception grecque, les modifications cognitives spécifiquement humaines n'affectent pas le seul esprit mais l'être tout entier en tant qu'il pâtit de son interaction avec d'autres êtres qui sont, comme lui, des parties de la Nature. L'enjeu de la connaissance, pour Spinoza, est donc essentiellement conatif, c'est-à-dire qu'il exprime notre conatus, notre désir de persévérer en notre être. Voilà pourquoi les idées "ne sont rien autre chose que les [désirs], lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 2). Cela dit, il existe plusieurs degrés de connaissance, précisément en fonction de la puissance du conatus comme réaction à l'affection dont l'être est l'objet. Pour Spinoza, l'imagination et la mémoire en sont le degré le plus faible (mais non le degré zéro). La seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza, Éthique, II, 17). En d'autres termes, on pourrait dire que l'imagination, c'est la mémoire du présent ou que la mémoire, c'est l'imagination du passé. Mais, dans les deux cas, par ce premier degré de connaissance, "l’Esprit s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 12). Le problème est que la puissance d'être est alors minimale au point de nous fournir "une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, IV, 9). Certes, l'esprit tâche toujours, en fonction de sa puissance (ou, si l'on préfère, de la puissance du Corps) d'imaginer une représentation du monde qui engendre le plus possible de joie, car, en effet, la "joie [est] une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; [la] tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 12). Mais, comme les hommes réagissent souvent dans l'urgence à quelque affection extérieure qui les attriste, c'est-à-dire qui les amoindrit, alors ils se satisfont souvent de ce premier degré de connaissance, la mémoire ou l'imagination, dans lesquelles "les objets nous sont représentés par les sens d’une façon incomplète, confuse et sans ordre pour l’entendement"(Spinoza, Éthique, II, 40). Il en résulte que "la connaissance par imagination [ou par mémoire] est l’unique cause de fausseté [car] plus on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est faible"(Spinoza, Éthique, II, 41). La connaissance par imagination (ou mémoire) n'est pas fausse en soi, mais relativement à d'autres degrés de connaissance qui nous donnent une représentation moins confuse et plus complète de ce qui nous serait utile réellement. "Réellement", cela veut dire qu'il existe des niveaux de connaissance qui perfectionnent notre conatus, non éphémèrement, dans l'urgence de l'instant, mais profondément, à long terme, à la limite, éternellement. Or, justement, "il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes. [...] Aussi cette nécessité des choses est la nécessité même de l’éternelle nature de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). La raison dépasse l'imagination et la mémoire sur ce point précis : "les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est réellement utile"(Spinoza, Éthique, IV, 18), c'est-à-dire sont réellement en chemin vers la perfection, donc vers l'éternité. "Réellement" et non pas illusoirement comme c'est le cas lorsque nous imaginons pouvoir durer sans limite, bref, être immortels : "si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort"(Spinoza, Éthique, V, 34). Même si c'est bien en tant qu'ils sont mortels, donc qu'ils savent ne pas pouvoir durer indéfiniment, que, confusément, les hommes "ont conscience de l'éternité de leur esprit", c'est-à-dire de leur effort pour subsister (conatus) considéré sous un certain aspect, ce chemin-là est une impasse : ils imaginent que l'éternité est un présent qui dure infiniment, et, comme ils ne peuvent attribuer cette faculté à leur corps, incapable de "durer infiniment", ils l'attribuent à leur esprit conçu comme radicalement distinct de leur corps. Imaginer un présent infini, une durée de vie qui, pour l'esprit, n'aurait pas de limite, voilà une représentation bien naturelle, sauf qu'elle est aussi réconfortante que doublement fausse. Car, d'une part, nous n'avons pas d'esprit substantiellement distinct de notre corps. Et, d'autre part, il ne peut y avoir de durée infinie : ceci est contradictoire. Une durée est une façon d'imaginer le temps comme un facteur de changements dont nous ne comprenons pas la nécessité et que, pour cette raison, nous considérons comme erratiques, fractionnés. Ce qui, encore une fois, est le propre du premier degré de connaissance. Tandis que, à l'inverse, "les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui contiennent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière, notions qui, par conséquent, doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza, Éthique, II, 44). Il appartient donc à la rationalité de dépasser l'évidence première, exigée par l'urgence, d'un mouvement qui ne dure que pour l'esprit et d'établir que le mouvement auquel appartient notre être indivis est éternel : c'est le mouvement infini des modifications dont la Nature s'affecte elle-même. Donc, pour Spinoza, à l'inverse de Bergson, mais aussi de Hegel ou de Heidegger, il y a bien du temps (puisqu'il y a du mouvement) mais pas réellement de durée, en tout cas, dès que l'on dépasse le premier degré de connaissance (imagination ou mémoire). La conception vraie du temps de Spinoza rappelle un peu celle d'Augustin dans la mesure où l'éternité réelle n'est rien d'autre que le temps lui-même tel que connaissable par Dieu (la Nature), sans passé ni futur, donc réduit au seul présent : Dieu (la Nature) éternellement présent(e) à sa création.

Sauf que, pour Spinoza, Dieu et la Création ne font qu'un, tout à la fois Natura naturans et Natura naturata, cause de soi et effet de soi. Le Dieu de Spinoza est immanent à sa Création, contrairement à celui d'Augustin qui lui est transcendant : "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza, Éthique, I, 18). Or, Spinoza ne cesse de nous mettre en garde contre une lecture trop littérale des textes sacrés que l'on doit s'abstenir d'"accepter à la lettre ce qui figure dans les Écritures et qui doit être interprété et entendu comme des métaphores"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii), notamment ces innombrables passages qui "parlent si improprement de Dieu, lui attribuent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme et jusqu'aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc."(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii). Cette position est apparentée à celle de Wittgenstein qui entend, lui aussi, attirer l'attention sur les effets dévastateurs de cette confusion si fréquente entre les choses et le mode de présentation des choses. C'est pourquoi, cette réserve faite, Spinoza n'éprouve aucune difficulté à "répéte[r] avec Jean [que] c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique : la justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la charité"(Spinoza, Lettre LXXVI à Albert Burgh ). Si, en effet, on évite de tomber dans l'ornière de la littéralité superstitieuse, quel peut bien être le sens de ces paroles attribuées au Christ par l'Évangile de Jean : "je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi"(op. cit., 14-6) ? La métaphore de la paternité a certainement, comme l'a remarqué Spinoza, le sens métaphorique d'une entité qui engendre une descendance tout en se procréant, c'est-à-dire en se conservant lui-même dans sa créature. De ce point de vue, Dieu est nécessairement présent à lui-même au sens où le père est présent en son fils : tel est le sens ontologique de l'éternité dont l'engendrement biologique donne un aperçu. Mais le fait que ce soit le Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu fait homme et non Dieu lui-même qui, métaphoriquement, prononce les paroles rapportées par l'évangéliste, cela leur donne un sens non seulement ontologique mais aussi, comme Wittgenstein l'a remarqué, éthique : il y a là l'idée d'un chemin à parcourir pour parvenir à la perfection de la vie éternelle, chemin qui passe par l'imitation du Christ comme modèle "de justice et de charité". De fait, la quête éthique de Spinoza est une constante de son œuvre puisqu'il n'a eu de cesse de "rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose [...] dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une Joie suprême et incessante [...] : la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi"(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, §1). Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que son opus magnum soit une Éthique qui traite tout particulièrement du chemin de vie que doivent, idéalement, emprunter les hommes pour atteindre le plus haut degré de perfectionnement, à la limite, communier avec Dieu ou la Nature tout entière, et qui, pour cela, leur fasse éprouver la plus grande joie possible, à la limite la béatitude. Rien d'étonnant non plus à ce que nous trouvions, dans sa philosophie, une corrélation toute wittgensteinienne entre l'éthique et la religion : "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Or, précisément, "la béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre, et en conséquence, elle doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même"(Spinoza, Éthique, V, 42). Le véritable amour de Dieu, nous dit Spinoza, n'est pas la vénération craintive et superstitieuse, passive, engendrée par le premier degré de connaissance, dominée, nous l'avons dit, par l'magination ou la mémoire qui indiquent l'état d'un corps plutôt que celui de son objet de connaissance. Il commence avec le second degré, celui de la rationalité active qui nous fait connaître ce qui nous est réellement utile. Deuxième degré qui peut même être dépassé dans une supra-rationalité intuitive qui nous connecte instantanément à la Nature tout entière, un peu à la manière de l'intuition bergsonienne. D'où la béatitude, cette joie particulièrement intense qui l'accompagne et l'amour de Dieu qui est inséparable de cette expérience de l'éternité. Car "tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car elle produit une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire l’amour de Dieu, non pas en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous le concevons comme éternel. Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de Dieu [amor intellectualis Dei]"(Spinoza, Éthique, V, 32). Comme l'extase mystique chez Bergson, comme la foi en Dieu chez Wittgenstein, l'amour intellectuel de Dieu est donc pour Spinoza, la vertu par excellence dans la mesure où elle manifeste une communion intuitive avec Dieu comme Nature infinie à laquelle nous sommes intimement connectés, vertu qui nous introduit de plain-pied dans l'éternité. Toutefois, pour Spinoza, comme pour Wittgenstein, la vie bonne, le bonheur, la béatitude n'est pas l'effet, la récompense d'un effort comme pour Bergson, mais l'effort lui-même (conatus), c'est la vertu immanente par excellence : "la béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives"(Spinoza, Éthique, V, 42). C'est donc ce "troisième genre" intuitif de connaissance, le plus élevé, le plus exigeant possible, qui nous fait le mieux comprendre (intellegere, "établir des liens -ou des lois-" en latin) en quoi consiste l'accroissement optimal de notre perfection ou de notre réalité, et donc qui nous fournit la béatitude, c'est-à-dire la joie la plus pure et la plus intense qui se puisse concevoir et par laquelle "le Sage [possède], par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).

Spinoza termine ainsi son Éthique non seulement en soulignant "la puissance de l’Âme sur ses affections et la liberté de l’Âme"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.), donc en adoptant un lexique indiscutablement spiritualiste, mais encore en prévenant que "si la voie qu'[il a] montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.). En évoquant, in fine, la figure paradigmatique du "sage", Spinoza semble donc se raccrocher à cette vieille tradition spiritualiste, dont Bergson, nous l'avons vu, est un bon représentant et dans le cadre de laquelle seuls des êtres doués d'un "esprit" supérieur peuvent avoir réellement l'intuition de l'éternité. Ce n'est pas faux, mais on pourrait dire, au moyen d'une analogie toute wittgensteinienne, que le "chemin ardu" à parcourir imprime une direction vers laquelle tendre plutôt qu'un but final à atteindre. Du coup, se pose aussi le problème éthique d'un chemin à parcourir afin que "chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Or, ce qui est réellement utile à un être quelconque et, partant, à un être humain, c'est toujours nécessairement d'établir avec les êtres singuliers qui l'affectent, des relations qui soient, le moins possible, destructives et facteurs de tristesse et, le plus possible, constructives et facteurs de joie. C'est en ce sens que "plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24), le verbe "comprendre", comme son équivalent latin "intellegere", ayant ici le double sens de l'inclusion actuelle ("ce livre comprend trois chapitres") et de la connexion potentielle ("je comprends ce que vous dites"). Chaque fois que chacun de nous établit une relation harmonieuse avec une partie de la nature, alors les deux parties inter-connectés "se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés, [sont] unis entre eux, et [...] constituent dans leur ensemble un seul Corps ou Individu"(Spinoza, Éthique, II, 13). À la limite même, "si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute la Nature est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les Corps, varient d’une infinité de façons, sans que l’Individu, dans sa totalité reçoive aucun changement"(Spinoza, Éthique, II, 13). "Comprendre le plus grand nombre de choses singulières" revient donc bien à tendre asymptotiquement (à la limite) vers la perfection ou la réalité divine. Et telle est, pour Spinoza, la tâche éthique de l'éducation : "celui dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit dont la plus grande partie est éternelle. [...] Et, en effet, à un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré, considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses. C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 39). Éduquer le corps, c'est éduquer l'esprit et éduquer l'esprit, c'est rien moins que le tendre à le rendre éternel, mais pas dans un au-delà plus tard, mais ici et maintenant, c'est-à-dire au présent. Toutefois, si la véritable éternité, pour Spinoza, n'est autre que "la conscience de soi, de Dieu et des choses", ou encore "l'amour intellectuel de Dieu", autrement dit la vraie satisfaction de soi [vera acquiescentia sui] procurée, idéalement, par l'exercice du troisième degré intuitif de connaissance, l'éducation la vise, graduellement, à travers le second niveau rationnel, tant il est vrai que "les hommes que la Raison gouverne, c’est-à-dire les hommes qui cherchent ce qui leur est réellement utile, selon les conseils de la Raison, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent également pour tous les autres, et sont, par conséquent, des hommes justes, respectueux et honnêtes"(Spinoza, Éthique, IV, 18). La perfection et, partant, l'éternité sont susceptibles de degré : ce n'est pas, chez Spinoza, une question de "tout ou rien"

On voit donc à quel point est riche la conception spinozienne de l'éternité. Au sens restreint, elle qualifie l'extase spiritualiste mystique chère à Bergson et par laquelle un être d'exception (un sage) dilate à l'infini la créativité de son présent jusqu'à intuitionner extensivement la totalité du processus de création et donc, d'une certaine manière, de communier avec cette totalité. Mais, elle qualifie aussi la foi éthique dont parle Wittgenstein, autrement dit ce cheminement obstiné à travers les obstacles d'une vie quotidienne dont chacun comprend le sens en faisant l'expérience d'événements qui concentrent en eux-mêmes la valeur de la vie avec une intensité infinie. La notion d'éternité, chez Spinoza peut donc être comprise comme une synthèse de l'éternité bergsonienne dans laquelle l'esprit du sage se dilate infiniment dans les choses, et de l'éternité wittgensteinienne dans laquelle toute une éthique se trouve infiniment concentrée dans l'acte de celui qui suit les règles rationnelles qui l'ont éduqué. La puissance visionnaire qui se dégage de certains poèmes de Victor Hugo est une parfaite illustration de ce mélange de mysticisme spiritualiste et de rigueur éthique. Dès lors, effectivement, "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza, Éthique, V, 23), même si "nous" n'a pas le même sens dans les deux cas, puisqu'il s'agit d'un "nous" supra-rationnel (3° degré de connaissance) dans le premier et d'un "nous" rationnel (2° degré de connaissance) dans le second. Il est donc clair que Spinoza exclut de l'accès à l'éternité le "nous" infra-rationnel de l'imagination ou de la mémoire correspondant au premier degré de connaissance. Car, si l'on considère avec Spinoza que c'est ce premier degré qui caractérise l'ignorance, "l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.). L'"ignorant", en tant qu'il est infra-rationnel et, donc, gouverné par son imagination et sa mémoire, est "ballotté par les causes extérieures" : tout événement, dans sa vie, est contingent, tout y est perçu comme l'effet du hasard. Car "il dépend de la seule imagination que nous contemplions les choses, à l'égard tant du passé que du futur, comme contingentes"(Spinoza, Éthique, II, 44). De là, il s'imagine que les événements, dont il ne comprend pas la nécessité, se succèdent de manière fractionnée et, partant, durent. Du coup, il ignore l'éternité qui est, précisément, l'absence de durée. La conception spinozienne de l'éternité, rejoint donc, effectivement, celle de Bergson et celle de Wittgenstein, et l'on pourrait même dire qu'elle partage avec toutes les autres conceptions que nous avons évoquées un point commun : c'est que l'éternité est, d'une manière ou d'une autre, correspondance de l'être humain avec sa nature, que celle-ci soit métaphysique, spirituelle ou éthique. Le présent n'est éternel que pour qui attribue au présent une valeur, un sens qu'il sent lui être donné par une nature dont il est le dépositaire. Il y a donc, chez tous ces auteurs, l'idée commune que l'éternité est une procession vers un état, possible ou nécessaire, d'harmonie du moi : la plénitude de la vie, le destin, Dieu, etc. On va donc se demander, in fine, s'il ne se pourrait concevoir d'éternité pour des individus qui vivraient dans l'instantanéité d'une existence qui ne tendrait pas à réaliser une nature individuelle.

On aura remarqué que Spinoza dit toujours "nous" ("nous sentons et expérimentons ..."), ce qui présuppose une communauté ontologique (en l'occurrence, Dieu ou la Nature) des diverses composantes, quelles qu'elles puissent être, de ce tout qu'il appelle "nous". Il en va de même pour Bergson et pour Wittgenstein qui, nous l'avons vu, font passer une ligne de démarcation ontologique, respectivement, entre l'inerte et le vivant et entre la vie végétale ou animale (la zôè) et la vie humaine (la bios). Dans tous les cas, le "nous" désigne une nature commune dont les parties spécifiquement humaines sont censées être des moi. Ces moi  sont des sujets d'imputation, soit éthique ("il n’est rien à quoi [le sage] pense moins qu’à la mort, et sa sagesse est la méditation de la vie" - Spinoza, Éthique, IV, 67 ; "la crainte de la mort est le meilleur indice d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise" - Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 142), soit spirituelle ("vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous" - Bergson, la Conscience et la Vie). Ils sont donc toujours présupposés et, avec eux, l'unité et l'identité de l'entité (fût-elle grammaticale comme chez Wittgenstein ou perspectiviste comme chez Spnoza) qui dit "je". Pour Proust, en revanche, qui se demande, au réveil matinal, "comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ?"(Proust, le Côté de Guermantes, 775), l'identité, voire même l'unité du moi devient problématique. C'est en ce sens que la (re-)constitution de ce moi doit être l'objet d'une "recherche". Proust constate en effet que "cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes [...], ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés""(Proust, le Temps Retrouvé, 2284). Il établit ici une analogie entre, d'une part, l'image photographique virtuelle causée par un bombardement bien déterminé de photons sur une plaque sensible et la photographie révélée et développée par un traitement approprié, d'autre part une banale expérience vécue et la même expérience valorisée car remémorée après-coup. Il s'agit, nous dit Proust avec des accents bergsoniens, de "chercher à éclaircir" les impressions diffuses et confuses que la vie imprime dans mon corps. Sauf que, faire un tri sélectif entre des impressions partielles et fugitives et de les abouter pour reconstituer un moi consistant à la manière dont on fait un montage cinématographique suppose précisément un agent du processus, quelque chose comme un moi déjà constitué, ce qui suppose le problème de la "recherche" déjà résolu. Voilà pourquoi, nous dit Proust, "c'est peine perdue que nous cherchions à évoquer [notre passé], tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). Raison pour laquelle je ne prends pas conscience de moi-même en visionnant volontairement le film de ma vie passée ou seraient imprimés les "déchets de l'expérience", autrement dit les événement jugés dignes d'être fixés sur des images. En d'autres termes, je ne prends pas conscience de moi-même par un effort bergsonien de discernement. En disant que "tous les efforts de notre intelligence sont inutiles", il a l'air de suggérer, à l'instar de Bergson, que le seul effort pertinent, en l'occurrence, serait celui de d'une intuition qui dilaterait mon présent jusqu'à englober mon passé. En fait, ce n'est pas le cas. Car, pour Proust, le "temps passé", comme chez Wittgenstein ou Spinoza, n'a aucune espèce de réalité : "notre vie n'est pas toute réunie en un même endroit et, comme il arrive pour les peintres dont l'œuvre est dispersée dans divers musées [...], tel souvenir de notre vie, tel portrait de notre caractère est resté dans la maison d'un pêcheur, dans la mémoire d'une servante d'auberge où il serait bien extraordinaire que vous alliez l'y retrouver"(Proust, Jean Santeuil, 408-409). Le "temps passé", n'est pas "quelque part" : comme Bergson ou Wittgenstein, Proust récuse l'analogie spatiale. Le "temps passé", mon temps passé est, stricto sensu, le "temps perdu" : il n'est plus nulle part. De sorte que, partir à la recherche de ce temps perdu, ce serait partir à la recherche d'une chimère si l'objet de la quête n'était pas, au fond, la recherche, c'est-à-dire la (re-)constitution, d'un moi ayant vécu ces expériences "passées" avec des matériaux qui n'appartiennent pas au "passé", réputé perdu, mais au présent en tant que ces matériaux rappelleraient, par le plus grand des hasards, des bribes de ce "passé" à jamais disparu. Dès lors, l'objet que je recherche, ce moi en tant qu'il a vécu quelque chose qui m'a construit et constitué, "il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). Pour Proust, au rebours de Bergson, mais à l'instar de Spinoza, la mémoire des choses n'est pas dans notre mémoire mais dans les choses avec lesquelles nous entrons actuellement en relation : "notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 511-512). Toutefois, contrairement à Bergson toujours, mais aussi à Spinoza, la rencontre avec de tels objets n'obéit, pour Proust, à aucun effort, à aucune volonté, n'est guidé par aucune loi, aucune méthode mais se trouve être complètement aléatoire. En d'autres termes, la valeur d'une perception, non seulement est entièrement subjective en ce qu'elle est toujours fonction de l'histoire particulière du moi percevant, mais, de plus, est parfaitement contingente. Qui peut savoir à l'avance ce que peut valoir une image pour moi ? Car "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Si on appelle "image" une perception complexe qui exige le concours simultané de tout ou partie de mes cinq sens, il existe donc une indétermination fondamentale de la valeur symbolique d'une image. Mais si, maintenant, à l'instar de Spinoza, on nomme "imagination" la faculté proprement humaine de fabriquer des "images" comme connaissances contingentes, confuses et partielles de la réalité, fût-elle subjective, alors on a du mal à voir en quoi l'imagination proustienne peut être un facteur d'éternité.

La réponse de Proust est que l'éphémère n'est pas nécessairement sans valeur. Par exemple, "ce lac qui est devant moi n'est plus un spectacle dont j'aie à chercher la beauté, c'est l'image d'une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j'aie à chercher en quoi elle consiste. C'est, par delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d'un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l'animait, un charme d'imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l'incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire était à jamais ressaisi par la contemplation"(Proust, Jean Santeuil, 462-465). Comme l'avait déjà souligné Bergson, si je suis en permanence en mesure de percevoir des myriades d'images, en revanche je ne prends ordinairement conscience que d'une infime partie d'entre elles, en l'occurrence celles qui ont un usage immédiat pour moi : je me rends plus facilement compte du rouge du feu de signalisation que du rouge du soir qui tombe sur l'horizon. De sorte que, comme le dit toujours Bergson, c'est un monde d'une richesse inouïe qui s'ouvrirait à moi si j'étais capable de fixer mon attention sur chacune des images qui s'offrent virtuellement à moi. En ce sens, l'imagination comme faculté de saisir et de valoriser le contingent est effectivement une ouverture sur l'infini. Sauf que, d'une part, rectifie Proust à la manière de Spinoza ou de Wittgenstein, de telles images ne sont point des images DU monde mais plutôt DE MON monde : "ce lac qui est devant moi [...] c'est l'image d'une vie longtemps vécue", et, d'autre part, il ne dépend pas de nous, fussions-nous un être d'exception, d'activer volontairement cette fonction imaginative. J'éprouve à ce moment un foisonnement d'images (visuelles, sonores, olfactives, etc.). C'est un fait. Je suis ému par une image bien particulière, en l'occurrence le spectacle de ce lac. C'est encore un fait. Mais quel est le rapport entre ces deux faits ? Il est impossible d'en dire plus. Sauf, peut-être, que j'ai, jadis, vécu un événement dont le spectacle du lac est, actuellement, le symbole. Voilà tout. Du coup, l'événement actuel peut bien me rappeler clairement ce vécu passé : c'est le cas, par exemple, de la petite madeleine trempée dans le thé qui rappelle à Marcel la douceur attentionnée de sa mère. Il peut aussi m'évoquer un vécu passé dont le rapport avec le vécu présent me surprend : c'est ce qui se passe avec les bottines que lace le Narrateur et qui lui rappellent douloureusement sa grand-mère morte. Mais il peut tout aussi bien être muet, c'est-à-dire captiver mon attention sans rien rappeler ni rien évoquer du tout pour moi : c'est le cas pour le spectacle du lac ou pour ces trois clochers de Martinville qui font éprouver au jeune Marcel une étrange impression de "déjà-vu" sans qu'il pût préciser quoi, au juste. Mais, dans tous les cas, pourquoi mon attention est-elle attirée sur ces événements-ci si ce n'est que "le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui permette à son imagination de faire connaissance avec le passé qu'elle n'avait pas connu, qui n'était pas tombé sous son regard et que l'intelligence, l'effort, le désir, rien ne pouvait lui faire connaître"(Proust, Jean Santeuil, 462-465). Or, si on admet avec Proust que l'imagination est bien ce qui donne une valeur à une perception actuelle en la mettant, tout à fait par hasard, en connexion avec une perception passée, on voit bien alors que l'imagination ne nous fait pas réellement échapper au temps, mais, en versant dans l'ici et le maintenant une dose d'ailleurs et d'avant, elle nous fait vivre un instant éphémère mais extraordinairement enrichi qui brouille les repères temporels de l'avant et du maintenant. Car le maintenant et l'avant étant, dans une certaine mesure, vécus simultanément et non plus successivement, un peu à la manière du Dieu d'Augustin, ce n'est pas le temps mais la durée bergsonnienne, la durée qui sépare l'avant du maintenant, qui se trouve abolie. Cette expérience de réminiscence fortuite peut être agréable (la madeleine) ou désagréable (les bottines), être explicable (la madeleine) ou non (les bottines, le lac, les clochers). Il reste que, pour Proust, j'accède à l'éternité à travers cette prise de conscience véritablement miraculeuse de moi-même qui n'est et ne peut être que le fruit de l'imagination. Voilà pourquoi il convient "que nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes"(Proust, Jean Santeuil, 462-465). Contrairement à Spinoza, donc, pour Proust, seule l'imagination et sa possible sanction, la réminiscence fortuite, me donnent accès à une connaissance adéquate de moi-même, à mon essence véritable, éternelle qui est, paradoxalement, de n'avoir ni nature, ni identité, mais seulement des instants d'intense lucidité. Seule l'imagination fortuitement activée par des événements actuels me met en relation avec le "temps perdu", c'est-à-dire avec moi-même, ce qui est "le signe de la supériorité d'un état où nous avons comme objet une essence éternelle et comme si l'imagination ne pouvait connaître que d'un si sublime objet"(Proust, Jean Santeuil, 462-465) : si je suis fasciné par le spectacle de ce lac, alors je suis celui-que-le-spectacle-de-ce-lac-fascine. C'est là un aspect essentiel, quoique totalement fortuit, de mon être, de mon essence éternelle. Pour Proust, mon "essence éternelle" n'est donc nullement une essence nécessaire comme chez Spinoza, ni même mon essence présente comme chez Bergson ou Wittgenstein. Et elle n'est donc pas non plus un accomplissement providentiel comme chez Bergson, ni un destin comme chez Wittgenstein. Bref, loin d'être "ma nature", "mon essence" est et ne peut être que contingence, un nuage hétéroclite d'instants éphémères faits de rencontres fortuites valorisées par l'imagination. Il n'empêche que "mon essence", c'est moi : "à l’instant même où la gorgée [de thé] mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). C'est donc, clairement, la découverte fortuite par le moi de son essence contingente, instantanée et éphémère qui est, paradoxalement, un facteur d'éternité comme (re-)découverte du temps perdu.

Comme le remarque Deleuze, "à l'idée philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée de "contrainte" et de "hasard". La vérité dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust [...]. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre bonne volonté ou de notre travail attentif"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 2-3). En effet, de telles rencontres ne sont pas rationalisables, ne peuvent pas être enfermées dans un cadre conceptuel explicatif et, encore moins, productif : certes, on peut toujours, après-coup, établir rationnellement (par exemple au moyen de la psychanalyse) la relation symbolique qu'une réminiscence entretient avec un événement générateur perdu dans les méandres obscurs de la conscience, mais on ne peut pas la prédire et, donc, expliquer par une loi ou une règle pourquoi une telle réminiscence possède une valeur symbolique pour moi-ici-maintenant. Et, si on ne peut ni la prédire, ni l'expliquer, a fortiori, on ne peut pas non plus la produire volontairement. Toutefois, Proust remarque qu'il existe une manière rationnelle et volontaire de multiplier les occasions de faire de telles rencontres aléatoires et, ainsi, d'augmenter, a priori, la probabilité de susciter de telle réminiscences. Comme Bergson l'a souligné, certains hommes possèdent, en effet, ce talent spécial de saisir les occasions de produire ces représentations riches de valeur qui, pour Proust, au moyen d'une mise en scène qu'ils font des fruits de leur imagination, vont attirer l'attention non seulement de leurs auteurs mais aussi de leurs spectateurs. Tels sont les artistes qui, dans et par leurs œuvres, ont le talent prodigieux de se révéler d'abord à eux-mêmes : "notre vie n'est absolument pas séparée de nos œuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ? C'est que, au moment où je les vivais, c'est ma volonté qui les connaissait dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m'échappait"(Proust, Jean Santeuil, 345). Mais leurs créations peuvent aussi servir de révélateur pour autrui : "l'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même"(Proust, le Temps Retrouvé, 2296). Leur imagination ayant une sensibilité particulière aux événements actuels susceptibles d'avoir une valeur, ils n'ont de cesse de la matérialiser dans des objets extérieurs à eux-mêmes. L'écrivain, par exemple, s'évertue, au moyen de l'écriture, de capter l'"essence intime", c'est-à-dire la valeur pour lui-même, de ces événements, cachés à sa volonté méthodique et accessibles seulement à son imagination errante. Sauf que le résultat d'une telle activité n'est jamais garanti. Ni pour lui-même : "une fois [Jean] devant son papier, il écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru intelligent et beau"(Proust, Jean Santeuil, 701). Ni pour autrui : "le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Alors, il nous dit : « Regarde, regarde, [...] Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît"(Proust, sur la Lecture). L'écrivain, tout comme le peintre, le musicien, le sculpteur, etc., tirent profit du hasard de leurs propres rencontres, pour composer un ensemble de signes (ce ne sont pas encore des symboles, justement parce que nul ne sait par avance s'ils vont symboliser quoi que ce soit) qui, avec un peu de chance, m'"apprennent à voir" un monde possible qui ressemble à mon monde réel à la manière dont un symbole actuel symbolise un événement passé. Du coup, ce point de vue qui n'est pas le mien mais celui de l'artiste, fait accéder mon imagination non seulement à ma propre éternité (ma propre essence intime) mais aussi à celle de l'artiste : "par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). L'œuvre d'art est donc cet objet qui peut me faire prendre conscience de mon monde, c'est-à-dire de moi-même, en suscitant des réminiscences de mon propre passé particulier, mais qui, en même temps, me fait sortir de moi-même en me faisant prendre conscience du monde de l'artiste. Avec un peu de chance, si l'œuvre "me parle", comme on dit, alors j'accède, qualitativement, au même genre d'éternité que l'artiste lui-même et, quantitativement, à une multiplicité insoupçonnée de mondes possibles qui sont des symboles du mien sans être le mien. Proust montre, par la diversité des exemples qu'il donne, que cette fonction artistique génératrice d'éternité est loin de se réduire à la seule littérature. La musique, incarnée par Vinteuil dans la Recherche, a exactement le même effet : "rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase [musicale] de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie [...]. Je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1885). Il en va de même pour la peinture, représentée par Elstir : "depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité [...] la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des "natures mortes""(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 681-682). Dans tous les cas, Proust insiste "sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter [...]. Le goût [que] la madeleine avai[t] réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler [...] et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264). L'impression vraie, la vérité sur moi-même et donc ce perfectionnement de moi-même qui me fait, comme le dirait Spinoza, "sentir et expérimenter que je suis éternel", seule l'imagination sollicitée par le hasard des rencontres peut m'y faire accéder. Que de telles associations imaginatives soient possibles et m'ouvrent les portes de l'éternité, c'est-à-dire de la vérité de mon essence, cela ne relève donc ni d'une mémoire volontaire bergsonienne, ni d'une connaissance nécessaire spinozienne, mais tiennent plutôt, comme le suggère Wittgenstein, à ce qu'un certain point de vue donne miraculeusement de la valeur à l'instant éphémère. Sauf que, pour Proust, contrairement à Wittgenstein, une conception de l'éternité, de l'essence du moi, comme surgissement aléatoire et éphémère d'impressions présentes qui donnent de la valeur à ma vie en symbolisant avec mon passé perdu, cela semble exclure toute éthique, c'est-à-dire toute conduite intentionnellement orientée vers la vie bonne. En effet, le caractère aléatoire de ces associations, d'une part rend les "mauvaises rencontres" avec soi-même tout autant probables que les "bonnes", et d'autre part rend problématique, sinon impossible, l'unité et, à plus forte raison, l'identité d'un moi comme sujet possible d'une éthique. On peut songer, à titre d'illustration de ce genre de problème, aux personnages des romans de Modiano qui évoquent irrésistiblement le point duquel nous étions partis : l'impermanence héraclitéenne de toute chose.

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