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vendredi 20 mai 2016

LE JAZZ COMME METAPHORE DE LA CONDITION HUMAINE (suite et fin).


Partons d'un exemple. Soit la chanson écrite par Jacques Prévert, mise en musique par Joseph Kosma et chantée en français par Yves Montand, "les Feuilles Mortes". Une fois traduite en anglais et devenue "Autumn Leaves", elle est interprétée, notamment, par Nat King Cole. Une fois débarrassée de ses paroles, Miles Davis en donne une version à la trompette, Paul Desmond une autre au saxophone ténor, Bill Evans une autre encore au piano, etc. On dira qu'"Autumn Leaves" est devenu un "standard" du jazz. Qu'est-ce que ça veut dire "un standard" ? Rien d'autre que ceci : la chanson de Prévert-Kosma-Montand est considérée, par les chanteurs et les musiciens de jazz, et dans une optique toute aristotélicienne, comme une matière qui attend sa mise en forme pour exprimer sa nature, dans le sens où "la nature [phusis] d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè] qui est tirée de sa matière [hulè]"(Aristote, Physique, II, 193b). De sorte que le musicien ou le chanteur forme (déforme, reforme, transforme, informe, etc.) cette matière exactement de la même manière que le sculpteur taille son bloc de marbre. En quoi ces "standards [...] s’annulent[-ils] dans le moment même de leur apparition" alors que, tout au contraire, ils se démultiplient à cette occasion ? Comment peut-on affirmer que "l'effet obnubilant dont Nietzsche se méfiait dans la musique de Wagner a été saisi et socialisé par la musique légère"(Adorno, Introduction à la Sociologie de la Musique) si, par "musique légère", on doit comprendre "jazz" ? En quoi les réarrangements successifs qui sont nécessités par tous ces changements de timbre, de tempo, de style, de rythme et de mélodie peuvent-ils avoir l'"effet obnubilant" qu'a, par exemple, le martèlement entêtant des forgerons dans l'"Or du Rhin" de Wagner ? Dès lors, non seulement il est absurde d'affirmer que "les écarts y sont tout aussi standardisés que les standards", mais tout auditeur de bonne foi y verra, tout au contraire, la manifestation d'une créativité, d'une inventivité, bref, d'une improvisation évidentes. Or, l'improvisation est, au moins autant que la syncope1 la signature de ce genre musical qu'on appelle le "jazz". Ce concept d'improvisation est incompréhensible à tous ceux pour qui il n'y a de musique que savante, ou, plus précisément, il n'est compris que de façon très restrictive : pour eux, improviser signifie "inventer de l'absolument nouveau", en l'occurrence du proprement inouï, du jamais encore ouï. Thomas Mann, par exemple, fait dire au narrateur de son roman que "l'art est esprit, et l'esprit n'a pas à se sentir engagé envers la société, la collectivité. Cela lui est interdit, à mon sens, au nom même de sa liberté, de sa noblesse. Un art qui "va au peuple", qui fait sien les besoins de la foule, du petit bourgeois, du vulgaire, tombe à l'indigence"(Mann, Doktor Faustus, xxxi). Il est saisissant de remarquer à quel point, et à peu près à la même époque que lui, Thomas Mann emprunte les mêmes raccourcis périlleux que Theodor Adorno (qui, d'ailleurs, a été son "conseiller" musical lors de la rédaction de Doktor Faustus). À savoir que "l'art est esprit", que le collectif est nécessairement une "foule"2 et que ses aspirations sont nécessairement "vulgaires" en tant qu'expression du (mauvais) goût du "petit bourgeois". Sauf que, nous l'avons vu, l'art n'est pas esprit mais, indissolublement esprit ou corps, que le collectif n'est une foule que dans la mesure où il est atomisé par la répression implicite que le spectacle exerce sur l'action et que l'imputation de vulgarité est, comme tout jugement de goût, toujours imposée par la classe dominante pour qualifier ceux qu'elle domine. Dans ces conditions, il n'y a plus aucune raison de réduire, à l'instar de Kant, "le génie [au] talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité est sa première qualité"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 308), mais que, au rebours de cette pseudo-évidence, le génie, en particulier le génie musical de Nat King Cole, de Paul Desmond, de Miles Davis, de Bill Evans et de tant d'autres, consiste à produire quelque chose avec ingéniosité selon une règle qu'ils n'ont nullement inventée, mais qu'ils ont reçue en héritage culturel3. Aussi leurs performances sont-elles, alternativement, des citations ou des paraphrases du très célèbre thème des "Feuilles Mortes". Nelson Goodman nous dit que "la relation requise dans la citation directe entre ce qui est cité et ce qui est contenu dans la citation, c'est une identité syntaxique, [à la limite], une copie syntaxique, c'est-à-dire une identité orthographique. De l'autre côté, la relation requise dans la citation indirecte est une paraphrase sémantique, une espèce d'équivalence de référence ou de signification"(Goodman, Manières de faire des Mondes, iii). Et, en effet, nous trouvons dans les différentes reprises jazzistiques des "Feuilles Mortes" tout à la fois quelques "citations directes" du passage de la composition de Kosma correspondant au refrain, et, surtout, beaucoup de "citations indirectes" ou paraphrases de la part des interprètes qui entendent restituer, non pas tant le "mot-à-mot" ou le "note-à-note"4 que le sens ou la signification de ce qu'ils citent ou paraphrasent5. Nous pourrions prendre ces termes comme le fait Frege6 et dire que le sens ou la signification d'une production symbolique quelconque, c'est le "mode de présentation" (die Art des Gegebenseins), mais cela reste un peu vague et, surtout, risque d'entraîner une confusion entre le sens et le style entendu comme ensemble des "aspects du fonctionnement symbolique d'une œuvre qui sont caractéristiques de l'auteur, de la période, du lieu ou de l'école"(Goodman, Manières de faire des Mondes, i). Or, nous avons vu supra que le jazz ne vise pas tant à raconter une histoire que, plutôt, à produire un feeling. Aussi dirons-nous que le contenu sémantique que conserve la paraphrase par et dans les différentes versions d'"Autumn Leaves", c'est ce feeling, en l'occurrence, cette aura de douce mélancolie dont le trio Prévert-Kosma-Montand a, dès l'origine, nimbé les "Feuilles Mortes"7. Ainsi donc, le musicien ou le chanteur de jazz, ont ceci de singulier qu'ils ont systématiquement recours à l'improvisation entendue comme une citation syntaxique directe et/ou une paraphrase sémantique du feeling caractéristique d'un standard considéré, lui, comme une matière à transformer.

Il importe ici de souligner l'importance capitale que revêt le fait de suivre une règle dans le phénomène de la créativité artistique en général. Car, n'en déplaise aux défenseurs du mythe romantico-libéral du créateur ex nihilo qui ne doit son génie qu'à sa seule naissance8 (variante libérale : à son seul mérite), "la règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini [...]. Je ne serais pas libre de jouer aux échecs s’il n’existait pas de règles des échecs"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§218-337). L'analogie de Wittgenstein est parfaitement éclairante : quel jeu, plus que le jeu d'échecs, est, en effet, encadré par des règles strictes ? Et pourtant, la maîtrise de ce jeu suppose bien une originalité dans la conduite de la partie, c'est même à cela que l'on reconnaît les très bons joueurs (a contrario, les mauvais joueurs perdent la partie parce qu'ils sont prévisibles !). Il n'est pas sans importance que, dans le roman de Vladimir Nabokov, ce soit un musicien (un violoniste) qui, le premier, se rende compte de la précoce virtuosité échiquéenne du très jeune Loujine : "quel jeu, quel jeu ! dit le violoniste, en refermant soigneusement le coffret. Des combinaisons pareilles à des mélodies. Je crois, pour ainsi dire, entendre la musique des coups [...]. C'est un jeu des dieux. Il y a là des possibilités infinies"(Nabokov, la Défense Loujine, iii). Eh bien, justement, dans le jazz aussi, il y a des possibilités infinies d'"improvisation [qui] répète bien plus qu'elle n'innove, mais [qui] adapte constamment le matériau ancien aux circonstances présentes [...] : improviser, c'est mettre en œuvre des automatismes et les adapter en temps réel, en fonction des circonstances, des exigences nées de l'instant"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Ce sur quoi nous entendons insister, c'est que l'improvisation en jazz n'est qu'un cas particulier de ce qu'est, pour un individu donné, faire preuve de plus ou moins de virtuosité en appliquant la règle fournie, en l'occurrence, par ce que les jazzmen appellent "un standard". Et ce n'est pas un hasard si Hannah Arendt utilise justement ce terme de "virtuosité", terme évidemment emprunté au lexique musical, pour illustrer sa conception de la liberté humaine : "la liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts [...] où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, ii). Et en effet, pour Machiavel, si "l'existence [...] dépend entièrement de deux choses très incertaines, très variables, de la volonté et de la fortuna ["la chance"], ils ne savent ni ne peuvent se maintenir dans leur élévation. Ils ne le savent, parce qu'à moins qu'un homme ne soit doué d'ingéniosité et de virtù, il est peu probable qu'ils sachent commander"(Machiavel, le Prince, vii), en l'occurrence, commander aux circonstances. Car commander aux circonstances, c'est s'y adapter, c'est-à-dire, au sens de Bourdieu, y réactiver un habitus préalablement acquis. Le virtuose, d'une manière générale, c'est effectivement celui qui sait tirer de sa performance le meilleur parti possible en fonction des circonstances, bref celui qui est apte à saisir, comme le remarque aussi Aristote, le kaïros9, c'est-à-dire l'occasion, l'opportunité, le bon moment pour agir. Or les circonstances, pour l'humain, ce sont avant tout des circonstances sociales, des circonstances qui tiennent à son être d'animal politique. Jack Kerouac évoque souvent cette sorte de virtuosité étourdissante, que les amateurs de jazz appellent "the groove" (littéralement "le sillon") ou "the it" (littéralement "le c'est ça")10 et qui procède, précisément, de la saisie du kaïros par l'exécutant : "voilà un gars et tout le monde autour, hein ? [...] Il attaque le premier chorus11 puis il déroule ses idées, bonnes gens, bien sûr, bien sûr, mais tâchez de saisir, et alors, il se hausse jusqu'à son destin et c'est à ce niveau qu'il doit souffler. Tout à coup, quelque part, au milieu du chorus, il ferre le it ; tout le monde sursaute et comprend ; il le repique et s'en empare. Le temps s'arrête"(Kerouac, sur la Route, iii, 5). La virtuosité propre au joueur de jazz n'est donc rien d'autre que cette intelligence d'un corps (et donc d'un esprit) en connexion avec le plus grand nombre possible d'autres corps (et donc d'autres esprits) dont il sait accomplir les désirs secrets. Et, effectivement, au cours de ces moments de plénitude, "le temps s'arrête", l'éternité advient tant il est vrai que "si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’absence de durée [nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit], alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Telle est la propriété fondamentale du jazz, qui n'est donc nullement une propriété technique mais bel et bien une propriété métaphysique à effet social : procurer à la communauté musicale présente hic et nunc (indistinctement, musiciens ou auditeurs) cette espèce de joie a-temporelle, c'est-à-dire, non pas soustraite au temps, mais soustraite à la durée car tout entière dans l'instant présent qui, à l'opposé de la futilité régressive que lui prête Adorno, n'est rien moins qu'une figure de l'éternité12.

On objectera que tous les aspects de la virtuosité que nous venons de relever peuvent tout aussi bien s'appliquer à tous les genres musicaux, à commencer par la musique savante. Pascal Quignard13 n'a pas tort de rapprocher étymologiquement les verbes "ouïr" (audio, "j'entends") et "obéir" (obœdio, de ob-audio, "j'entends devant moi") : "la musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique [...]. C'est le mot de Tolstoï14 : "là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible""(Quignard, la Haine de la Musique, vi). Cette thèse, au moins aussi provocatrice et excessive que celle d'Adorno, est néanmoins, tout comme celle-ci, porteuse d'un fond de vérité : ici, c'est l'idée que l'origine de la musique comme technique raffinée de domination des corps et non pas d'émancipation des esprits se confond vraisemblablement avec l'origine du langage15. Lorsqu'il écrit que "la danse ne se distingue pas de la musique [...]. La musique agrège les meutes comme l'ordre les mets debout [...]. L'ordre est la souche la plus ancienne du langage : les chiens obéissent aux ordres comme les hommes"(loc. cit.), l'auteur remarque, à l'instar de Platon, que "l'excellence du discours, de l’harmonie, du maintien et du rythme vient de la simplicité de l’âme [euèthéïa], non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la simplicité véritable où s’allient beauté et bonté "(Platon, République, III, 400d) et donc, qu'au contraire de l'homme de la simplicité et de l'identité qui "établit un ordre véritable dans son intérieur, [...] devient ami de lui-même, harmonise les trois parties de son âme"(Platon, République, IV, 443d), celui de la multiplicité et de la diversité est nécessairement le jouet de toute espèce de rhétorique, qu'elle soit musicale ou linguistique. Car la rhétorique a pour fonction de flatter. Or "la flatterie n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise"(Platon, Gorgias, 464d). De là, l'effet de fascination, de sidération musicale sur lequel insiste beaucoup Pascal Quignard et qui, sous prétexte de s'adresser à un esprit séparé du corps, se manifeste par cette immobilité corporelle, cette incapacité d'agir, que nous avons déjà évoquée. De fait, dans la culture occidentale, la pratique institutionnelle de la musique savante tend bien à "débarrasser le musical de tous les accidents liés aux conditions matérielles et physiques de sa production afin d'accéder à une écoute épurée de formes sonores pures, disjointe des aléas du monde sensible"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, v), ce qu'en d'autres termes, on a coutume d'appeler "l'esprit d'une œuvre". Si, depuis les Grecs, la philosophie se méfie du pouvoir charismatique de la voix16, c'est en tant que cet organe est, justement, celui de l'expression des besoins (des passions) du corps nécessairement multiples et changeants. Or la voix s'adresse à l'oreille. D'où le soupçon de servilité de celui dont la vie est gouvernée par l'audition. À l'inverse, celui qui se sert plutôt de sa vision, s'il peut toujours se laisser divertir par l'agitation mondaine17, a néanmoins vocation à se mettre au service de la nature éternelle et immuable de l'esprit, puisque, nous dit Platon, "il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité"(Platon, République, VI, 508e). D'où l'importance, dans la culture occidentale, de l'écriture comme technique de symbolisation du réel dans laquelle la substitution du voir à l'ouïr se présente comme un progrès décisif18. Or, l'écriture qui, dans le cas de la musique savante, prend l'aspect d'une partition, est censée, comme l'écrit Thomas Mann, "enferme[r] pour ainsi dire, l'âme de l'œuvre"(Mann, Doktor Faustus, xxxviii). Il s'agit donc bien de concentrer, sous la forme d'une espèce de grimoire, le potentiel charismatique de la musique. De sorte que la même musique a, finalement, deux fonctions opposées. Pour les dominants, la musique est savante dans le sens où, paradoxalement, "l'être des œuvres écrites ne réside pas dans leur exécution, [et] peut, à la limite, se dispenser de résonner et la jubilation du mélomane peut idéalement tendre, comme le souhaitait Adorno, vers une lecture silencieuse de la partition"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii). Pour les dominés, elle est fascinante en ce que "seule la musique, à l'exclusion de tout autre art, est capable d'exprimer une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout entier"(Mann, Doktor Faustus, xxxviii). Jusqu'à une époque récente, toute l'histoire de la musique savante peut, en effet, se résumer à une recherche idéale de pureté formelle qui, méprisant la matérialité des corps, les maintient dans une immobilité qui n'est l'expression d'une admiration béate que pour les imbéciles, tandis que pour les lettrés, la même immobilité s'interprète comme une injonction de l'esprit parvenu à se libérer du poids du corps afin d'accomplir sa véritable vocation, à savoir, contempler les formes pures19. Bref, la vile aliénation musicale à la phonè pour le plus grand nombre se double d'une noble soumission à l'opsis pour les happy few. La vénération de l'esprit remplace la fascination du corps, la mystique spirituelle20 détrône la contrainte physique, mais c'est toujours, in fine, d'obéissance qu'il s'agit, même si, Pascal Quignard a raison sur ce point, les deux formes d'obéissance ne sont pas symétriques mais instaurent (ou, plus exactement, perpétuent) une hiérarchie sociale : au sommet, l'esprit du compositeur, puis vient le corps de l'exécutant habité par l'esprit du compositeur, puis le corps du mélomane en proie à la vénération de son propre esprit qui essaie d'imiter celui du compositeur, enfin, tout en bas, le corps du vulgus béatement fasciné par la matérialité du son. Le problème, c'est que l'obéissance commande l'exécution, mais non l'improvisation. Certes, l'exécution virtuose est toujours possible, mais la marge de liberté de l'exécutant est faible : elle peut bien être admirée, elle ne saurait, néanmoins, être encouragée. Quel que soit l'interprète corporel du génie spirituel créateur, c'est, in fine, celui-ci seul qui doit être magnifié. Même dans une interprétation virtuose, il ne peut être question que de restituer le plus fidèlement possible l'esprit du grand compositeur. Du coup, seules des contingences incompressibles de style (liées, nous l'avons dit, à la personne, au lieu, à l'époque ou à l'école) peuvent être tolérées lors de l'exécution qui, pour garder la terminologie goodmanienne, ne saurait excéder la citation directe21. Et encore n'avons-nous traité que le cas de la musique savante et de sa subtile forme d'obéissance spirituelle. Mais, a fortiori, si nous remplaçons les contraintes "spirituelles" que font peser sur l'exécutant la partition ou l'esprit du compositeur, par des contraintes de rentabilité économique (pour la musique dite "commerciale") ou par des contraintes de conformité à un dogme (pour les musiques dites "traditionnelles" ou "folkloriques" ou "sacrées"), bref, par des contraintes dont le caractère physique est bien moins édulcoré et euphémisé que dans le cas de la musique savante, le propos de Pascal Quignard s'en trouve, évidemment, conforté.

Toutefois, Quignard pèche par "la soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19) caractéristique des métaphysiciens. On peut, en effet, admettre que la musique, en général, commande l'obéissance, tout en remarquant qu'il existe une ou plusieurs exceptions à cette règle. Et quand bien même toute musique serait obéissance par essence, il resterait à se demander s'il n'est pas des formes émancipatrices d'obéissance22, tout comme il existe des rébellions qui, Adorno y insiste à bon droit, ne sont que des soumissions déguisées. De même que, s'il nous paraît peu contestable, à l'instar d'Adorno, que la culture, en général, donc la musique, et, bien entendu, le jazz, fassent aujourd'hui l'objet d'une marchandisation forcenée23, il nous appartient cependant de distinguer l'intention dans laquelle s'exerce une activité des effets induits par cette même activité. C'est pourquoi nous soutenons que la virtuosité au sens arendtien où le virtuose est celui qui donne, sur la place publique, une interprétation mémorable d'un héritage dont il est porteur24, si elle s'applique, effectivement, à des catégories d'actions humaines25 autres que la seule musique, ne concerne cependant qu'un seul genre musical : le jazz. Dans tous les genres musicaux, le jazz excepté, l'improvisation virtuose est, nous l'avons vu, toujours possible, mais elle demeure l'exception quand, pour le jazz, elle est la règle. Et elle est la règle parce que, par principe, un concert de jazz, non seulement ne nécessite pas de salle de spectacle, mais ils n'a pas besoin non plus de chef d'orchestre, quant à la partition écrite, sa fonction n'est pas celle d'un "texte sacré", de sorte qu'en jazz, il n'y a pas non plus de notion d'"œuvre". Tout d'abord, en effet, contrairement à ce que prétend Quignard, le jazz ne connaît ni la séparation entre les acteurs et les spectateurs, ni la hiérarchie des fonctions au sein de l'orchestre26. "Ce que le jazz remet implicitement en question, ce n'est pas tant la frontière, aux contours mal définis, qui sépare le "son" du "bruit", mais plutôt la différence distinguant "récit" et "musique", différence qui, en fait, n'est qu'une modalité de l'opposition entre imitation et création [...]. Or l'imitation atteste d'une attention particulière pour le monde extérieur qui s'accorde mal avec l'idéal d'une attitude purement contemplative"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, v). Un concert de jazz, en effet, est une séquence de parfaite mimèsis dans laquelle la musique met en scène quelque chose de ce que l'existence humaine a de plus remarquable. Car, d'une part, "la tendance à l’imitation [mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance"(Aristote, Poétique, 1448b) et, d'autre part, "l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Autrement dit, la mimèsis est un aspect fondamental de la condition humaine en ce que, comme le dit Aristote27, il m'est tout à fait naturel de me faire valoir en me "mettant en scène", en me "donnant en représentation" c'est-à-dire en apparaissant à mon avantage dans un lieu public28. Or, pour cela, il m'est tout aussi naturel d'imiter autrui dans le sens où, comme le souligne Girard, mon être est, de part en part, un être social qui hérite du corps social dont je fais partie ce qui (acte, objet, attitude, etc.) vaut que je le désire, raison pour laquelle mimèsis équivaut à "imitation", certes, mais à "imitation publique", donc à "mise en scène"29. Bref, "la culture mimétique est une culture éminemment participative"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Et ce côté "participatif", si ce n'est franchement festif des concerts de jazz procède, justement, de l'encouragement implicite à l'improvisation virtuose par laquelle le musicien ou le chanteur entend donner le meilleur de lui-même tout en se fondant dans le collectif30 : "la musique est à fond, à fond, il est pétrifié, il gueule : «Vas-y, mec, vas-y !» Le mec en question est un petit Noir trapu qui joue du sax alto ; on voit bien que c’est le genre à vivre avec sa grand-mère comme Tommy Snark, déclare Dean, il doit dormir toute la journée et souffler toute la nuit ; il a besoin de chorusser31 cent fois avant de démarrer pour de bon, et il s’en prive pas. « C’est Carlo Marx ! » crie Dean pour couvrir le boucan furieux. Et c’est vrai. Ce petit-fils à sa grand-mère, avec son alto rafistolé, il a des petits yeux étincelants, des petits pieds difformes, des jambes de grives ; il sautille avec son sax, il fait des sauts de carpe, il lance les jambes dans tous les sens, ses yeux sont rivés au public (soit une douzaine de tables où les gens rient, dans une pièce de dix mètres sur dix, basse de plafond), il s’arrête jamais. Un gars aux idées simples. Les idées, c’est pas son fort. Lui, ce qu’il aime, c’est surprendre son auditoire en introduisant une petite variation dans le chorus. Il va passer de «Ta-tap-tader-rara...» qu’il répète en sautillant, en envoyant des sourires et des baisers dans son sax, à «Ta-tap-II-da-de-dera-RAP ! ta-tap-II-da-de-dera-RAP !». Il s’installe de grands moments de complicité et de rire entre lui et tous ceux qui l’entendent. Son timbre est clair comme un carillon, haut, pur, il nous souffle en pleine figure, à cinquante centimètres. Dean est devant lui, oublieux du reste du monde, il penche la tête, il frappe dans ses mains, tout son corps rebondit sur ses talons, la sueur, la sueur toujours, ruisselle, inonde son col chiffonné, va faire une flaque à ses pieds"(Kerouac, sur la Route, iii, 4). Voilà pourquoi, c'est souvent au cours d'une jam session32, qui a parfois lieu à même la voie publique, que les musiciens font le mieux apprécier leur virtuosité, et que la jubilation partagée, entre les musiciens et les auditeurs, atteint son paroxysme33. L'improvisation jazzistique exprime donc bien la nature mimétique de la condition humaine en ce qu'elle réalise une synthèse entre singularité individuelle et accord collectif, entre la réception passive d'un héritage et l'assomption originale qui en est faite.

Du coup, ainsi que de nombreux auteurs l'ont déjà fait au sujet de la musique en général, on est irrésistiblement enclin à opérer un rapprochement entre le jazz et cette composante fondamentale de la condition humaine qu'est le langage. Wittgenstein, lui aussi, a remarqué que "la compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension d’un langage"(Wittgenstein, Fiches, §172). Or, comme "plutôt que de dire "sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement", nous devrions dire "sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement""(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §491), nous devons donc dire aussi que sans musique en général, nous aurions du mal à nous influencer mutuellement. Apparemment, toutefois, Wittgenstein affiche cette "soif de généralité" qu'il reproche aux métaphysiciens : il parle d'une phrase musicale en général. Sauf que, pour Wittgenstein, il n'existe justement pas de langage en général. Pour lui, il n'y a pas le langage mais des "jeux de langage" qui ont la même sorte de diversité que nos "formes de vie" : "l’expression "jeu de langage" doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie [...] ; mais combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être ? Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de ce que nous nommons "signes" , "mots" , "phrases". Et cette diversité n'est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d'autres vieillissent et tombent dans l'oubli. [...] Représente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants, et d’autres encore : donner des ordres et agir d’après des ordres ; décrire un objet à partir de ce qu’on voit, ou à partir de mesures que l’on prend ; [...] inventer une histoire et la lire ; faire du théâtre ; chanter des comptines"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23). Ajoutons donc : faire de la musique et, en particulier, jouer du jazz. Ce qui est d'autant plus aisé que la frontière entre le langage stricto sensu et la musique instrumentale est brouillée, dans le jazz plus que dans aucun autre genre musical, par plusieurs phénomènes typiques. D'abord, il y a la technique dite du scat singing34 qui consiste, pour le chanteur, à mimer la musique en proférant, non plus des paroles, mais des onomatopées. De sorte que, "libérant la parole de sa seule fonction sémantique sans toutefois lui ôter la tâche de signifier, le chant scat [...] consacre[...] ce triomphe de la phonè sur le logos caractéristique du champ jazzistique"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Que la parole n'y soit pas toujours signifiante renvoie, évidemment, aux formes ancestrales du jazz, ces minstrel shows dans lesquels les acteurs-chanteurs donnaient une image caricaturale de la négrité, notamment en la montrant incapable d'articuler des paroles intelligibles. Mais le scat rappelle aussi, irrésistiblement, une forme de langage que Wittgenstein a beaucoup étudiée : c'est la comptine enfantine dans laquelle un thème phonétique est scandé en rythme sans autre intention que d'en tirer un plaisir jubilatoire. Ensuite, il y a la prégnance instrumentale du saxophone comme moyen d'expression typiquement jazzistique, comme instrument de jazz par excellence. Doté, comme la voix humaine, de toute l'étendue des tessitures, du sopranino à la basse35, le saxophone donne souvent l'impression de mimer les inflexions conversationnelles de la voix humaine (le saxophoniste Stan Getz disait ne pas faire de différence entre sa voix et son instrument). De fait, son spectre expressif va de la douceur feutrée du saxophone de Paul Desmond (par exemple, dans "Take ten") à l'acidité déchirante de celui de Gato Barbieri (ici dans "Europa") en passant par les facéties nasillardes de l'instrument de John Coltrane (là, dans "Impressions") ou l'arrogance un peu rauque de celui de Wayne Shorter (dans "Deluge"). Et puis, surtout, il y a la technique du dialogue, celui des instrumentistes entre eux et celui des musiciens avec l'auditoire. Car, de même que "la signification d’un mot, c’est son usage dans le langage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §43), autrement dit dans un contexte d'interlocution bien déterminé, de même aussi, de même "la basse dit quelque chose et la rythmique répond : "so what !36" [...]. Au passage suivant, c'est le trio qui répond, ils sont bien trois, [saxophone] alto, [saxophone] ténor, trompette [...]. Quand le trio répond, on entend aussi la voix des gens qui murmurent, fredonnent doucement : so what"(Gailly, Be-bop). D'ailleurs, deux versions du même standard jouées par le même musicien mais dans des contextes différents donnent souvent lieu à des performances très différentes. Comparons, par exemple, la version enregistrée en 1968 du "St Thomas" du saxophoniste Sonny Rollins, à la version de 1956, laquelle, sous l'influence, sans doute, du batteur hors pair Max Roach, est beaucoup plus heurtée, tandis que la première a la fluidité du jeu de Kenny Drew au piano. L'interlocution caractéristique de la performance jazzistique peut aussi prendre explicitement la forme d'un jeu de call-response entre les musiciens. Par exemple, ici, dans "Blue Seven" qui est un duo entre le saxophoniste Houston Person et le bassiste Ron Carter (2002), ou là, dans "Hackensack", où les deux saxophonistes, John Coltrane et Stan Getz, dialoguent avec Oscar Peterson au piano et Jimmy Cob à la batterie sous l'arbitrage serré de Paul Chambers à la contrebasse (1960). Dès lors, on peut dire, indifféremment, que la voix est promue par le jazz au rang d'instrument de musique à part entière, ou bien que l'instrument n'est qu'une imitation de la voix37. Au point qu'on est en droit de se demander si, comme le fait déjà Rousseau38, Wittgenstein n'incite pas à inverser la relation de filiation entre le langage en général et la musique lorsqu'il dit que "nous parlons de la compréhension d'une phrase au sens où la phrase peut être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. Pas plus qu'un thème musical ne peut l'être par un autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §531). Et, en effet, comme le remarque Antonia Soulez, Wittgenstein "nous suggère un autre aspect du "comprendre" marqué par l'impossibilité de traduire une phrase en une autre qui dit la même chose [de sorte que] c'est le langage qui ressemble à la musique et pas l'inverse"(Soulez, au Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique, i). On ne peut qu'être frappé par la pertinence de cette suggestion lorsqu'on examine les formes vocales ancestrales du jazz que sont le gospel et le blues comme, originellement, le seul moyen possible pour des esclaves noirs, de célébrer leur humanité39. Dès lors, "comprendre" un terme ne signifierait plus nécessairement être capable de le "traduire" par un terme équivalent, mais, pour un auditeur donné, saisir intuitivement le halo de connexions possibles avec ses propres expériences vécues dont ce terme est nimbé40, bref, toujours et encore, saisir un feeling. Certes, les propos de Wittgenstein ou d'Antonia Soulez, ne visent pas directement le jazz mais concernent plus généralement la musique, voire, plus généralement encore, l'art tout entier au sens où, nous dit Proust, c'est "la grandeur de l'art véritable [...] de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés". [L'art] est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284-2285) : en réactivant des expériences vécues mais perdues dans le temps, c'est l'art en général, dont le paradigme est, pour Proust, la littérature41, qui est un puissant révélateur de soi-même. Toutefois, si on admet avec Proust, Wittgenstein ou Rousseau une sorte de priorité ontologique, sinon historique, de la musique sur le langage rationnellement articulé, de la mimèsis sur la diègèsis, du muthos sur le logos, on peut dire, en termes wittgensteiniens, que le jazz reste l'un des rares jeux de langage, et le seul à pouvoir être qualifié de "musical", qui ait conservé, dans ses règles, la tendance à créer du lien social par la profération jubilatoire partagée de signes propres à évoquer des expériences singulières significatives. Il est patent que, comme l'ont remarqué Adorno ou Quignard, mais, plus encore, Debord ou Arendt, que le capitalisme a transformé la plupart des jeux de langage, fussent-ils musicaux, en puissants instruments de normalisation socio-politique des "foules atomisées". À cet égard, le jazz s'apparente à un autre jeu de langage bien connu : le conte oral. Dans le cadre de celui-ci, en effet, un conteur produit de la connivence sociale au sein d'un public d'auditeurs en contant un mythe ou une légende déjà connus par chacun mais en l'adaptant aux circonstances de telle sorte que chaque membre de l'auditoire puisse s'y reconnaître et, le cas échéant, y apporter sa propre contribution orale. Le conteur n'est pas un sorcier, un professeur ou un prêtre, mais un alter ego plus aguerri sur lequel il est rassurant pour chacun de pouvoir se reposer pour s'entendre dire des propos qui le touchent et qu'il peut toujours, le cas échéant, corriger ou compléter. Vincent Hecquet écrit que "le récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition, mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet, Littératures Orales Africaines)42. Il en va de même pour le jazz où le musicien n'est pas un "chef" mais un interlocuteur plus doué que la moyenne qui évoque avec virtuosité ce que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être modifié ou augmenté43. Dans les deux cas, en effet, "la jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à mettre en perspective ce qu'il entend hic et nunc à partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii). Car "c'est à lui [le musicien de jazz] de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...] Il remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac, sur la Route, iii, 5). Le conte oral, tout comme le jazz, ressortissent donc à cette catégorie tout à fait primitive de jeux de langage qu'on pourrait qualifier d'"art de converser"44. Or, "l'art de converser se nourrit volontiers de lieux communs, d'expressions déjà prêtes à l'emploi et de schémas langagiers collectifs dont le propre est précisément d'apparaître sans auteur avéré à l'intérieur d'un espace de connivence, [ce qui] n'affecte en rien la créativité de ceux qui en font usage"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Raison pour laquelle, comme dans le cadre de la conversation langagière, la "conversation" jazzistique sollicite toujours la participation spontanée de l'auditoire, ce dont, ici comme là, seuls les membres les plus audacieux et les plus téméraires du public saisissent, en fait, l'occasion45.

Il s'ensuit que l'une des conséquences immédiates de l'oralité constitutive du genre jazz, c'est qu'il y est rarement question d'"auteur" ou d'"œuvre". Qui donc se souvient que les paroles de "All the Things you are" ont été composées par Oscar Hammerstein, sa musique par Jerome Kern pour une comédie musicale sentimentale des années 1930 ? L'un et l'autre ne sont pas considérés comme les auteurs de ce standard, lequel n'est pas non plus considéré comme une œuvre. En revanche, tous les amateurs de jazz se souviennent de quelques interprétations virtuoses de ce standard données, entre autres, par Ella Fitzgerald, Charlie Parker, Coleman Hawkins, Franck Sinatra ou Dizzy Gillespie. Faut-il être très fin musicologue pour sentir qu'il y a infiniment plus d'écart entre "All the Things you are" interprété par Bill Evans et le même standard interprété par Michel Petrucciani qu'entre le concerto n°1 en ré mineur BWV 1052 de Bach interprété par Glenn Gould et le même concerto interprété par Alexandre Tharaud ? Dans un cas, nous avons une œuvre indétachable d'un auteur dont l'esprit est garanti par une partition à laquelle l'interprète, quelque virtuose qu'il soit, se doit de rester fidèle, dans l'autre, nous sommes en présence d'un simple thème auquel l'interprète est, tout à l'inverse, invité à apporter les variations les plus significatives possibles. C'est pourquoi, en l'occurrence, outre l'accompagnement, il y a une différence manifeste de tempo et de phrasé entre un Petrucciani plus puissant, plus heurté et plus swing et un Evans plus léger, plus fluide et plus cool au point qu'il n'est pas absurde de dire qu'on n'y entend pas du tout "la même chose". Avec l'avènement du jazz, on est donc passé d'une pratique musicale consistant à rendre hommage à une œuvre à une autre pratique consistant à faire varier un thème à l'infini en exploitant au maximum son potentiel expressif. Car, "un thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même] dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait comme une pelote que l'on dévide"(Soulez, au Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique, ii). On est donc passé d'un système où l'exécution virtuose d'une œuvre est une affaire de compréhension géniale (au sens du "génie" kantien) a priori de la loi écrite à un autre dans lequel l'interprétation virtuose d'un thème est une affaire de compréhension ingénieuse d'une règle. La différence entre la loi et la règle, c'est que la première doit être respectée46 de manière immuable, tandis que la seconde peut et même doit être suivie de façon contextuelle. La loi exige de moi que j'obéisse strictement sous peine de coercition, la règle m'incite à optimiser ma performance dans un jeu donné et, en cas d'écart trop important avec ce qui est supposé être cet optimum, la seule sanction que je risque, si je ne joue pas "selon la règle", c'est le refus d'autrui de jouer avec moi. Or, dans le jazz, justement, il n'existe pas de loi d'exécution gravée dans le marbre d'une partition. En ce sens, le jazz réalise, effectivement, l'essence infiniment créative du langage. De même que la créativité du langage humain est, probablement, sans limite, en ce qu'il peut s'adapter à n'importe quel contexte, l'extraordinaire fécondité du jazz se remarque non seulement à sa capacité d'assimilation de tous les autres genres musicaux comme autant de thèmes à interpréter ou de matières à transformer47. Et ce sont les règles grammaticales du langage humain qui autorisent cette productivité : "mes paroles tirent leur sens de ce qu'elles reflètent plus ou moins complètement les opérations des représentations [Vorstellungen]. Comme la notation musicale, dira-t-on, qui peut être utilisée pour décrire un morceau qui vient d'être joué, mais ne rend pas, par exemple, l'intensité de chacune des notes. La grammaire donne au langage le degré de liberté nécessaire"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §38). Et, en effet, il existe, certes des partitions écrites tout exprès pour le jazz. Par exemple, Duke Ellington a entièrement rédigé la partition de son "Concerto for Cootie" (Cootie Williams était le trompettiste de son orchestre). Seulement "Ellington a, lui aussi, découvert son propre Concerto for Cootie à mesure que le trompettiste donnait corps à sa composition. Le jeu de Cootie Williams à la trompette conçoit en quelque sorte l'œuvre d'Ellington et lui confère son être en l'actualisant dans la texture de sa propre sonorité. Avant d'être jouée, la partition n'est pas, en l'occurrence la forme de l'œuvre, elle n'en est, à la rigueur que la matière48 [...]. Ellington, en écrivant le Concerto for Cootie n'a pas mis en forme le jeu du trompettiste auquel il le destinait, il lui a fourni la matière pour se déployer librement"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, iv). Bref, "c'est dans la performance que, littéralement, se joue la totalité de l'être du Concerto for Cootie"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii). Le jazz inverse donc la relation de prévalence de l'écrit sur l'oral, et, de ce fait, permet de retrouver l'essence primitive du langage dont le caractère signifiant est, fondamentalement, de nature performative et rhétorique, c'est-à-dire indissociable d'un contexte dans lequel il s'agit de réaliser quelque chose en suivant une règle, et non pas de nature constative, c'est-à-dire destiné à décrire le plus fidèlement possible un réalité transcendante, voire sacrée, à laquelle il ne saurait être question de toucher.

Voilà pourquoi c'est souvent, de quelques solos d'exceptionnelle virtuosité que les amateurs se souviennent en réalité lorsqu'ils citent en exemple une performance mémorable. Par exemple la performance d'Ella Fitzgerald dans "How High is the Moon" à Berlin en 1960 (dans laquelle on s'amusera à identifier les nombreuses citations) ou l'extraordinaire "Jazz Drum Solo" d'Art Blakey en 1959, ou encore l'interprétation de "Night in Tunisia" donnée en 1946 par Charlie Parker au sax alto. On s'en souvient, en général, comme d'un discours d'anthologie qui, prononcé par un Martin Luther King ou un André Malraux, sont des témoignages indélébiles de l'identité narrative de l'orateur tout autant que de celle de l'auteur, plutôt que comme un morceau de bravoure, une prouesse technique telle qu'on se plaît à les voir accomplir par un grand chanteur lyrique ou une diva comment autant d'hommages rendus à une œuvre impérissable qui nous dépasse. Car si, comme nous l'avons fait, nous refusons de séparer le corps et l'esprit, un discours signe toujours la présence fugace d'un corps dans le monde commun des hommes donc, en ce sens, possède toujours une irréductible dimension performative : tandis que "l’œuvre et ses produits, le décor humain, confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain, [...] l’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et à maintenir des structures politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’histoire"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i). L'œuvre fait toujours partie du kosmos (c'est-à-dire, en grec, du décor) éternel et immuable de la condition humaine. La performance, qu'elle soit linguistique stricto sensu ou bien musicale, est une action. Contrairement à l'œuvre réputée être le produit éternel du génie créateur d'un auteur isolé (humain ou divin), l'action, tout en étant imputable, le cas échéant, à un agent, suppose la réunion éphémère des membres d'une collectivité mue par le désir de réactiver un héritage commun le temps d'une performance mémorable. Il n'y a donc pas d'action sans l'interlocution au sens où "par la parole, l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i), et au sens où "l'action [...], comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir, est en elle-même complètement fugace, elle ne laisse jamais un produit final derrière elle"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i), juste un récit, lequel est toujours susceptible d'être modifié lorsqu'il n'est pas cité mais paraphrasé. Et c'est, précisément, le caractère primordial des dimensions tout à la fois rhétorique et politique de l'action dans l'accomplissement d'une condition humaine49 centrée sur l'oralité et donc sur le corps, que le jazz a le mérite de rappeler.

Liste des illustrations musicales de la seconde partie de l'article (dans l'ordre de citation) :


1En musique, on appelle syncope une note attaquée sur un temps faible (ou sur une partie faible d'un temps) et prolongée sur le temps suivant. C'est la syncope qui donne au jazz son identité rythmique si particulière en déconstruisant la linéarité et la continuité, voire la régularité du temps caractéristiques de la tradition musicale occidentale.
2Hannah Arendt a pourtant établi une stricte distinction entre une foule ("a mob") et une société lorsqu'elle remarque que ce qui "détruit la vie sociale et la vie personnelle, [c'est] l’unanimité de la foule [laquelle] n’est pas le résultat d’un accord, mais l’expression du fanatisme et de l’hystérie"(Arendt, Réexamen du Sionisme). Distinction tout à fait fondamentale lorsqu'il s'agit, comme elle le fait, de penser le totalitarisme : "les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des foules qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique. Les foules ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun et elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime dans la poursuite d’objectifs communs précis, limités et accessibles"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1).
3Ce que revendique d'ailleurs volontiers le musicien de jazz qui reconnaît avec lucidité qu'"il n'a rien à jouer, n'invente rien, copie, imite, reproduit par cœur Charlie [Parker Charlie]"(Gailly, Be-bop).
4Et quand bien même c'est (parfois) le cas, il est absurde de traiter la citation par le mépris en la prétendant "régressive" (ce que fait Adorno) dans la mesure où la modulation de la voix, l'accentuation, le tempo, le vibrato et autres effets métriques ou prosodiques sont suffisants pour qu'on puisse parler pleinement d'improvisation. Comparons, par exemple, ces deux versions inoubliables de "ne me quitte pas", celle de Jacques Brel, et celle de Nina Simone : elles sont bien, au sens de Goodman, syntaxiquement identiques et pourtant qui osera dire que Nina Simone plagie servilement Jacques Brel ?
5Par comparaison, la transcription intégrale pour piano qu'a faite Franz Liszt du "Ring des Niebelungen", n'est qu'une citation directe (dans laquelle, bizarrement, Adorno ne voit aucun "langage musical régressif") de l'œuvre de Wagner.
7Raison pour laquelle nous ne comprenons absolument pas ce que veut dire Walter Benjamin lorsqu'il écrit : "quand il s’agit de l’œuvre d’art, cette dépréciation [la reproductibilité] la touche en son cœur, où elle est vulnérable comme aucun objet naturel : dans son authenticité [...]. À l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura"(Benjamin, l’Œuvre d’Art à l’Époque de sa Reproductibilité Technique).
8Rappelons que, chez les Latins, le genius est la divinité qui préside à la naissance.
9Comme le souligne Pierre Aubenque, "les Grecs ont un nom pour désigner cette coïncidence de l’action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l’action bonne : c’est le kaïros"(Aubenque, la Prudence chez Aristote).
10Là encore, les connotations sexuelles du second degré ne font guère de doute.
11Le refrain ou le thème.
12C'est pourquoi nous ne pouvons suivre Emmanuel Parent lorsqu'il écrit "qu'un certain jazz lutte formellement contre cette aliénation censée déterminer son évolution et qu'il se trouve pris dans une dialectique entre l'industrie culturelle et la création esthétique authentique. Qu'un produit né dans la fange de la culture administrée et industrialisée puisse aspirer à la reconnaissance de la philosophie de l'art, telle est, à l'instar de Mingus, l'intention affichée de ses chantres les plus représentatifs" (Emmanuel Parent, la Théorie de l’Art de Theodor W. Adorno à l’Épreuve des Fables of Faubus de Charles Mingus : Enjeux Esthétiques du Jazz) : si "lutte formelle" il y a bien, en effet, dans la musique de Charlie Mingus (et en particulier, dans "Fables of Faubus"), cette "lutte" reste confinée dans le domaine symbolique. Or, chez Mingus comme aussi chez la plupart des jazzmen de la mouvance free jazz, il y a indiscutablement des revendications politiques, autrement dit une véritable lutte matérielle contre les discriminations dont sont victimes les Noir-Américains. Nous pensons pour notre part que la puissance du jazz est loin d'être seulement symbolique, mais comme ses adversaires l'ont parfaitement senti, réside dans la conception des rapports humains et du temps que le genre jazz tout entier exemplifie in concreto.
13Pascal Quignard a été violoncelliste, directeur de festival lyrique et auteur, entre autres, du roman tous les Matins du Monde sur le thème de la musique baroque.
14"On dit que la musique élève l'âme. Bêtise, mensonge. Elle agit, elle agit effroyablement. [...] On joue, par exemple, une marche militaire : le soldat passe au son de cette marche et la musique est terminée. On chante une messe, je communie, et la musique encore est terminée. Mais l'autre musique [celle de Beethoven] provoque une excitation qui n'indique pas quel acte doit lui correspondre. Voilà pourquoi la musique est si dangereuse, agit parfois si effroyablement. En Chine, la musique est soumise au contrôle de l'État, et c'est ainsi que cela doit être. En effet, peut-on admettre que le premier venu hypnotise une ou plusieurs personnes et en fasse après ce qu'il veut ? Et surtout que l'hypnotiseur soit n'importe quel individu immoral. C'est un pouvoir effroyable dans les mains d'un individu quelconque"(Tolstoï, la Sonate à Kreutzer). Pascal Quignard en profite pour rappeler que des concerts de musique de Wagner, Brahms, Schubert étaient, effectivement, organisés dans les camps de concentration nazis, et probablement pas pour "élever l'âme" des prisonniers !
15Thomas Mann va dans le même sens lorsqu'il remarque que "musique et langage [vont] de pair, au fond ne [font] qu'un"(Mann, Doktor Faustus, xx).
16Personne n'a oublié l'épisode d'Ulysse et des Sirènes dans l'Odyssée.
17Cf. la fameuse allégorie platonicienne dite "de la Caverne".
18Dans de la Grammatologie, Jacques Derrida soutient, au contraire, que l'oralité est toujours-déjà contaminée par la structure formelle de l'écriture et inverse ainsi la préséance qu'un Platon, un Rousseau ou un Saussure accordent implicitement à l'oralité. Ce point de vue intéressant nous semble cependant entaché de ce fétichisme des structures que les structuralistes en général ont tendance à manifester dès qu'ils oublient le précepte saussurien selon lequel il ne saurait y avoir d'autonomie du signifiant (séparé du signifié et du référent).
19"Le corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser [...]. Aussi longtemps que notre esprit sera mêlé à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’esprit est véritablement enchaîné et soudé au corps et forcé de considérer les réalités à travers le corps comme à travers les barreaux d’un cachot. Mais, lorsqu’il examine quelque chose seul et par lui-même, il se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immuables"(Platon, Phédon 66b-82e) .
20"Dans la théologie et la musique, il [Adrian Leverkühn, le personnage principal] voit des sphères voisines, apparentées de près et, personnellement, la musique m'a [à Serenus Zeitblom, le narrateur] toujours fait l'effet d'une combinaison magique de la théologie et des si divertissantes mathématiques"(Mann, Doktor Faustus, xv). Ailleurs, Thomas Mann évoque une pianiste qui "jouait avec recueillement et préciosité [la mort d'Isolde du Tristan et Isolde de Wagner], s'attardait religieusement sur chaque figure, et faisait ressortir les détails de manière humble et spectaculaire comme le prêtre élève au-dessus de sa tête le Saint-Sacrement"(Mann, Tristan). Emmanuel Parent fait remarquer que "la tradition romantique peut être entièrement comprise comme l’héroïque tentative de restaurer la dimension magique que la nature était en train de perdre sous les coups de boutoir de la révolution industrielle. L’art fut investi avec force comme étant le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement vers le désenchantement. La définition hégélienne de l’œuvre d’art circonscrit parfaitement cette conception « religieuse » : l’art est la présentation de l’Absolu dans une matière soumise à une forme"(Emmanuel Parent, Walter Benjamin et le Jazz : une Introduction, article consultable sur le site Volume !). Cela dit, si l'on ne considère que la seule promotion de "la dimension magique [de] la nature", donc d'une certaine irrationalité instinctuelle que le romantisme tend à restaurer, la limite vers laquelle il tend nécessairement n'est pas le spiritualisme mais le satanisme, ainsi que le montre quasiment toute l’œuvre de Thomas Mann : le musicien ne peut jamais se dévouer corps et âme à son art sans vendre celle-ci au diable, c'est-à-dire sans pousser, in fine, la dévotion théologique propre à la tradition vers la perversion diabolique caractéristique d'une modernité débridée. Or, si chez Thomas Mann, cette perversion musicale s'incarne dans la musique dodécaphonique, chez la plupart des auteurs, en revanche (notamment Hesse, Boulgakov, Benjamin ou Adorno), c'est plutôt dans le jazz que se manifeste une telle modernité. Ce qui nous semble prouver que, contrairement à ce qu'écrit Parent, le propre du romantisme, en tout cas en musique, n'est pas tant d'être "le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement vers le désenchantement", que d'être plutôt le dernier refuge de l'esprit individualiste dans un monde qui commence à comprendre que son salut est dans le corps social
21Personne n'a oublié la violente altercation qui a eu lieu lors de la création, à Vienne en janvier 1932, du "Concerto pour piano et orchestre en ré majeur pour main gauche" qui avait été commandé à Maurice Ravel par le pianiste manchot (et frère aîné de Ludwig) Paul Wittgenstein, lequel s'était permis quelques "arrangements" qui ont scandalisé Ravel. L'explication qui s'est ensuivie fut orageuse, l'interprète revendiquant un droit à la paraphrase que le compositeur lui déniait.
22Nous avons montré dans Spinoza, Bach et l'Art que la musique sacrée, tout comme l'architecture sacrée, peuvent tout aussi bien être un facteur de crainte superstitieuse qu'un vecteur d'obéissance joyeuse à la nécessité.
23Le marketing commercial agressif des grands festivals de jazz (Nice, Marciac, Montreux, etc.), par exemple, n'a rien à envier à celui des festivals de Cannes (cinéma), d'Avignon (théâtre) ou d'Aix-en-Provence (musique lyrique), même si la rémunération des musiciens de jazz n'a pas grand chose à voir avec celle des vedettes du lyrique ou du cinéma.
24"Les mortels réussissent à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles : la capacité humaine d’accomplir cela, c’est la mémoire [...]. L’action humaine [...] a partie liée avec la pluralité humaine [qui] repose sur le fait [que] le monde humain est constamment modifié par des étrangers nouveaux venus dont les actions et réactions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et qui vont s’en aller sous peu"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).
25À commencer, pour Hannah Arendt, par l'action politique dans le sens restreint de l'administration d'une communauté humaine.
26En tout cas depuis la fin des grands orchestres de jazz de l'ère du swing (ceux de Benny Goodman, Count Basie ou Duke Ellington, par exemple) qui avaient plus besoin d'être dirigés que les quartets, trios, voire duos à quoi se réduisent la plupart des formations depuis l'avènement du bop.
27Platon fait déjà le même constat, mais c'est, bien entendu, pour le déplorer et condamner dans la foulée toute forme de mise en scène subjective (mimèsis), y compris artistique, au motif qu'il s'agit toujours de jouer sur les affects (épithumiaï), mimèsis à laquelle il oppose, au livre III de la République, un récit objectif des faits (diègèsis) qui est censé s'adresser à notre raison (nous).
28En me comportant de telle sorte que je puisse vouloir que ce que j'y fais construise mon identité narrative et, pour cette raison, soit intégré à ma biographie (cf. Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité).
30Ce qui est incompréhensible à Adorno pour qui "la liberté de l'artiste qui improvise en fonction de l'accompagnement de l'orchestre est une pure illusion, l'improvisation spontanée est en fait étudiée avec une précision mécanique [...] et le sujet n'est pas un sujet lyrique libre qui s'élève à partir du collectif mais bien quelqu'un qui n'est pas originairement libre, une victime du groupe"(Adorno, Prismes).
31C'est-à-dire d'improviser sur le refrain.
32Réunion de jazzmen qui se rencontrent pour le plaisir et qui improvisent librement (en français "boeuf"). Ces séances after hours apparurent dans les années 30 dans les boîtes de Chicago et de Kansas City. Les chansons françaises "Trompette d'Occasion" (Henri Salvador) et "Pour faire une Jam" (Charles Aznavour) donnent un bon aperçu de ce qu'est une jam session.
33Aussi, contrairement à ce qui est le cas pour d'autres genres musicaux, les meilleurs enregistrements de concerts de jazz ont souvent lieu en live.
34Inaugurée par Louis Armstrong lors de l'enregistrement de "Heebies Jeebies" en 1926. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Cab Calloway, Michel Legrand en France, Paolo Conte en Italie, ont été des virtuoses du scat. Le scat peut d'ailleurs constituer l'intégralité de la prestation du chanteur (comme dans cette interprétation de "One Note Samba" par Ella Fitzgerald), ou consister à mimer un instrument (par exemple, Paolo Conte qui mime le saxophone dans "Come di"), ou à scander le groove en ahanant (tel que le fait Lionel Hampton interprétant "Flying home") ou en hurlant (ce que fait Charlie Mingus dans "Ah Um"), ou encore en marmonnant (à la manière de Clark Terry dans "Mr. Mumbles").
35La famille des saxophones telle qu'Adolphe Sax les a conçus dans les année 1850 comprenait même, à l'origine, 14 tailles (il n'y en a plus que la moitié aujourd'hui).
36Titre d'une des compositions de Miles Davis (album "Kind of Blue" de 1959) devenue un standard.
37Le terme anglais pour le "phrasé" (la façon qu'a un musicien de faire sonner une phrase musicale) est "voicing", ce que l'on pourrait retraduire, littéralement, par "voisement".
38"Les premières langues furent chantantes et passionnées avant que d'être simples et méthodiques" (Rousseau, Essai sur l'Origine des Langues, ii).
39Christian Béthune rappelle à ce propos que, dans les plantations de coton, il était interdit aux esclaves de jouer et, a fortiori, de posséder quelque instrument musical que ce fût.
40"Tout mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre esprit enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo'' d'emplois à peine suggérés. Tout comme si, dans un tableau, chaque personnage était entouré de scènes délicatement et comme nébuleusement dessinées, qui se trouveraient pour ainsi dire dans une autre dimension, et comme si nous voyions ici les personnages dans différents contextes"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi).
41Mais qui pourrait tout aussi bien être la musique, par exemple lorsqu'il écrit : "y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate [de Vinteuil] me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu"(Proust, la Prisonnière, 1721).
42L'article complet est consultable sur le site des Cahiers d'Études Africaines.
43Ce rapprochement avec le conte oral africain autorise l’écrivain et musicien James Lincoln Collier à expliquer les réticences de la culture occidentale à l'égard du jazz par "l’importance de ces rapports sociaux que l’on trouve souvent dans les sociétés tribales, mais que la plupart d’entre-nous issus de culture occidentale ou européenne, avons de la peine à concevoir. Notre vie, surtout en Amérique, où la liberté individuelle est tant vantée, est organisée autour de notre personne. Nous identifions notre essence individuelle à notre vie privée"(Collier, l'Aventure du Jazz). Tout en ayant le mérite de souligner l'importance du social dans le jazz, une telle essentialisation culturelle repose le problème délicat de l'africanité du jazz (cf. première partie de cet article, notamment la note 16). Voir aussi David Smadja, Variations sur le Jazz et la Politique.
44Il s'ensuit que l'écoute solitaire d'un disque (ce qui n'est nullement nécessaire, l'écoute d'un disque pouvant aussi être collective), tout en modifiant certainement la nature du lien social engendré par l'audition, puisque le contexte public permettant à l'auditeur de manifester sa présence fait alors défaut, ne change rien, cependant, à sa fonction révélatrice de notre condition humaine voire même, en un sens, la facilite. On peut dire, en nous appuyant encore une fois sur Proust, qu'il existe entre l'audition solitaire d'un disque et l'audition collective d'un concert, la même relation qu'entre la lecture d'un livre et le fait de participer à une conversation : "ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture [permet de] jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement"(Proust, sur la Lecture). Cf. Proust et la Lecture Romanesque. À la limite même, cette fonction révélatrice de soi-même peut être assurée par le seul souvenir conscient d'un passage littéraire ou d'un air de musique : "dans ma tête résonnait cette magnifique chanson, "Lover Man", telle que Billie Holiday la chante, c'était mon concert à moi, en pleine cambrousse [...]. Ce n'est pas tant les paroles que la mélodie, magnifique et la façon dont Billie chante ça, comme une femme passe la main dans les cheveux de son homme à la lumière tamisée d'une lampe. Les vents hurlaient. J'avais froid"(Kerouac, sur la Route, i, 13). Il va de soi, en revanche, que, dans ces conditions où disparaît l'interlocution, la spécificité du jazz disparaît aussi.
45Comme le montre Christian Gailly dans ses romans sur le jazz, il n'y a guère que dans ce genre musical que n'importe qui, parmi l'auditoire, est autorisé à monter sur scène pour accompagner les musiciens, fût-ce en leur empruntant un de leurs instruments (cf. la chanson "la Boîte de Jazz" interprétée par Michel Jonasz).
46"Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 1°sect.).
47Le jazz, qui s'est, originellement, nourri du gospel et du blues, en a fait autant avec le rock, la soul music, la bossa nova, le reggae, le flamenco, et, bien entendu aussi, grâce à des groupes comme les Swingle Singers ou le Trio Eugen Cicero qui s'en sont même fait une spécialité, la musique savante elle-même. Laquelle n'a pas, non plus, rejeté toute influence du jazz, par exemple chez Ravel, Chostakovitch, Stravinsky ou Milhaud et, bien entendu aussi, chez des compositeurs américains tels que Gershwin, Bernstein ou Copland. Il est probable aussi (mais il faudrait développer cette idée) que l'influence du jazz se soit étendue à des domaines artistiques non-musicaux tels que la littérature, le théâtre ou le cinéma (rappelons que le premier film sonorisé en 1927 était intitulé "The Jazz Singer"), tant du point de vue des thèmes abordés (inter alia Kerouac, Vian, Gailly, Conroy, en littérature, Tavernier ou Allen au cinéma) que de celui de la conception formelle du temps (Beckett, Joyce, Céline, Cohen, Modiano, ... en littérature, Cassavetes, Godard, Bresson, ... au cinéma). À noter aussi l'influence tout à fait inattendue que le pianiste de jazz Yaron Herman reconnaît avoir subie en la personne de "Wittgenstein qui [lui] a appris qu’improviser c’est sortir du temps linéaire et cumulatif pour entrer dans la présence même de l’instant"(interview donnée au mensuel Philosophie Magazine le 22 oct. 2015), se rappelant peut-être que Thelonious Monk avait, entre autres surnoms, obtenu celui de "Wittgenstein of the piano" !
48Au sens aristotélicien que nous avons souligné supra de la dualité matière/forme.

49"La condition humaine ne s’identifie pas à la nature humaine, et la somme des activités et des facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce qu’on peut appeler nature humaine. […] Rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d’autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d’abord qu’il puisse parler du qui comme d’un quoi"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).

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