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jeudi 3 décembre 2015

CONSCIENCE DE SOI, CONNAISSANCE DE SOI, INTENTIONNALITE ET IDENTITE.



Il appartient indéniablement à la phénoménologie d'avoir fait1 de la conscience de soi un problème philosophique là où le cartésianisme voyait une évidence philosophique2 et le freudisme un problème psychologique3. Si l'on suit Merleau-Ponty, d'ailleurs, ce sont là les deux aspects de la même illusion : "l’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même et dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient : c’est, des deux côtés, la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai dans la suite apprendre de moi-même"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1). En effet, comme nous l'avons développé par ailleurs4, si nous admettons que ce qui prouve la transparence de la conscience de soi, c’est l’évidence de la pensée, il suffit de prendre cet argument dans le sens le plus large possible pour l’adapter à la notion d’inconscient qui pourtant nie la transparence de la conscience de soi : chez Descartes, une telle transparence est toujours déjà actualisée bien que le manque de méthode aboutisse, néanmoins, le plus souvent, à l'obscurcir, tandis que chez Freud, cette transparence n'est jamais que potentielle en raison d'un très grand nombre d'obstacles psychologiques qui l'obscurcissent mais que la cure psychanalytique, en revanche, peut toujours, au moins partiellement, lever. Pour Merleau-Ponty, comme pour les phénoménologues en général, la conscience de soi n'est pas une donnée objective mais une activité subjective objectivante. D'une part, en effet, "tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14) : toute conscience est d'abord "conscience de x" et c'est cet x, non la conscience elle-même, qui est l'objet de la conscience, objet que la conscience a précisément pour tâche de révéler, de dévoiler. D', corrélativement, "la conscience n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite absolue, ce refus d’être substance"(Sartre, une Idée Fondamentale de la Philosophie de Hussert : l'Intentionnalité), c'est-à-dire que, à l'opposé de la conscience "freudo-cartésienne", la conscience phénoménologique n'est qu'une activité et jamais un objet, pas même un objet de réflexion pour elle-même. Voilà pourquoi la conscience de soi est problématique : le soi de la conscience de soi est toujours évanescent, il est toujours "transcendant". Et si un tel constat de la nature insaisissable du soi est fondé, alors, a fortiori, l'idée d'une identité de ce soi, d'une correspondance de soi avec soi, se trouve être encore plus problématique. Nous allons donc partir de cette base phénoménologique pour montrer que, si la conscience est une activité subjective objectivante, c'est qu'elle tend à supposer l'action, de sorte que c'est essentiellement dans l'action que se concrétise l'idée d'une identité personnelle. A contrario, en situation de passivité, de négation totale de l'action, s'il peut encore y avoir conscience de soi, en revanche l'identité personnelle est fortement compromise.



On a coutume de considérer que la phénoménologie trouve son origine chez Franz Brentano pour qui
"ce qui caractérise tout phénomène mental, c'est ce que les scolastiques du Moyen-Âge nommaient l'in-existence5 intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet, et que nous décrivons plutôt, bien que de telles expressions ne soient pas dépourvues d'ambiguïtés, comme la relation à un contenu ou la direction vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité), ou encore une objectivité immanente"(Brentano, la Psychologie d'un point de vue Empirique).
La notion autour de laquelle va se fonder et se développer la phénoménologie est, en effet, celle de l'"objectivité immanente" (ce que nous avons appelé "subjectivité objectivante" dans l'introduction) qui caractérise l'intentionnalité. L'acception brentanienne de ce terme remonte, en fait, à Thomas d'Aquin dont Brentano est un spécialiste. Or, dit Thomas d'Aquin, "j'appelle intention pensée ce que la pensée conçoit en soi-même de la chose pensée [dico autem intentionem intellectam id quod intellectus in seipso concipit de re intellecta]"(Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 11)6. D'où la remarque de Husserl selon laquelle
"c'est l'intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps de traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l'unité d'une conscience"(Husserl, Idées Directrices pour une Phénoménologie, I, §84).
La phénoménologie va donc s'intéresser à la description du contenu intentionnel de ces flux de conscience d'un sujet pensant et qui ne sont que l'autre nom des vécus de pensée de tout sujet pensant en tant que ceux-ci sont pensée d'un objet, existant ou non. L'intentionnalité apparaît ainsi comme un parti pris philosophique consistant à faire droit à ce qui, dans l'expérience vécue par les êtres humains, relève irréductiblement du mental et ne peut donc pas être décrits en termes physicalistes, fût-ce en termes de psychologie expérimentale ou de psychanalyse7. D'où l'intérêt qu'ont porté tous les phénoménologues à celui des phénomènes qui, plus que tout autre, manifeste la nature humaine en tant qu'être pensant : le langage. Par exemple, Heidegger : "dans la pensée l'Être vient au langage. Le langage est la maison de l'Être. Dans son abri habite l'homme. Les penseurs [die Denkenden] et les poètes [die Dichtenden] sont ceux qui veillent sur cet abri"(Heidegger, Lettre sur l'Humanisme). Pour les phénoménologues, le langage est, en effet, par excellence, la manifestation du mental chez ce zôon logon ekhon qu'est l'être humain8. Il s'ensuit, naturellement, chez la plupart d'entre eux, une analyse de l'intentionnalité du langage et, tout particulièrement de l'intentionnalité de cette forme de langage réputée la plus pure et la plus exigeante, partant, la plus éloignée possible de la simple communication biologique animale9 qu'est le langage littéraire (qu'Heidegger met sur le même plan que le langage philosophique). De telle sorte que l'activité d'écriture et, de manière symétrique, celle de lecture littéraires apparaissent comme les paradigmes de l'activité purement intentionnelle. C'est ainsi que "la fonction du romancier n'est pas de thématiser [d]es idées, elle est de les faire exister devant nous à la manière des choses"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, I, ii, 1)10 et, corrélativement, "en lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d'après ; on attend qu'elles confirment ou qu'elles infirment ces prévisions ; la lecture se compose d'une foule d'hypothèses, de rêves suivis de réveils, d'espoirs et de déceptions"(Sartre, qu’est-ce que la Littérature ?, 2). C'est que, contrairement à ce que martelle ad nauseam une certaine doxa psycho-pédagogiste11, lire ou écrire sont des actes mentaux et ne peuvent se réduire à des mouvements physiques. Il s'ensuit cette intuition fondamentale de la phénoménologie que le mode privilégié d'intelligibilité de tels actes est une description phénoménologique en termes d'expression ou manifestation du phénomène mental sous-jacent et non pas une description mécanique en termes de processus causal invisible. Or, comme le souligne Taylor,
"exprimer quelque chose, c'est le rendre manifeste dans un medium donné. J'exprime mes sentiments sur mon visage, j'exprime mes pensées dans les mots que je prononce ou que j'écris. J'exprime ma vision des choses dans une œuvre d'art, un roman ou une pièce de théâtre. Et cela rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché"(Taylor, les Sources du Moi, 21.2).
De là l'idée que comprendre un acte humain, ou, plus exactement, comprendre ce qu'il y a de proprement humain dans un acte, ne consiste pas à décrire un processus mécanique dont l'acte serait le terme ultime12. C'est plutôt inévitablement en faire une description phénoménologique, c'est-à-dire une description de l'intention de l'agent en tant que cette intention révèle la pensée de l'agent (sa conscience) à la fois à l'agent lui-même et au monde.

Bref, dire que la phénoménologie entend rendre justice à ce qu'il y a de mental dans une existence humaine, dire que la phénoménologie se donne pour tâche de révéler l'intentionnalité de l'agent, c'est dire que ce qu'il s'agit de comprendre en la révélant est, irréductiblement, une expérience en première personne, ce que les phénoménologues ont coutume de nommer das Erlebnis, "l'expérience vécue", c'est-à-dire en tant que cette expérience est vécue subjectivement. Cette "expérience vécue" en première personne, Sartre, après Heidegger, l'appelle "projet", terme qui, par son étymologie-même (pro-jectum, "ce qui est lancé, jeté en avant"), suggère une activité constituante dirigée vers l'après, vers le futur :
"ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de changer : je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer [...]. À présent, j’en dispose à chaque mot que je dis, je m’engage un peu plus dans le monde et, du même coup, j’en émerge un peu davantage puisque je la dépasse vers l’avenir"(Sartre, qu’est-ce que la Littérature ?, 1).
Ce que dit aussi Taylor : "cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit être réalisé. L'orientation de cet élan n'était et ne pouvait être claire avant cette manifestation"(Taylor, les Sources du Moi, 21.2). Si, comme nous l'avons conjecturé dans l'introduction de cet article, la phénoménologie pose la conscience comme, non pas une donnée, mais comme une activité subjective objectivante, une "objectivité immanente" au sens de Brentano, alors, effectivement, il y a une sorte de transcendance du je, de la première personne13 qui échappe par nature à toute entreprise de réduction physicaliste aux dimensions logico-spatio-temporelles d'une chose, puisque le je est supposé être la condition de possibilité de la conscience, autrement dit de l'intentionnalité. Pour Sartre, le je
"c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien"(Sartre, l'Être et le Néant, I ii, 2).
Le je ne peut, sans contradiction, être réduit à un il en première personne. D'où la définition fameuse de la conscience comme "un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), le "néant" étant ici une formule un peu lyrique destinée à marquer l'absence d'être, la non-choséité. D'où, corrélativement, l'expression de la nausée qui, nécessairement, me saisit dès lors que je me pose la question de ma propre identité en termes de "que suis-je ?". Ainsi se confesse Roquentin : "la Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ou une quinte passagère : c'est moi [...]. De trop : c'était le seul rapport que je pusse établir entre les arbres, ces grilles, ces cailloux [...]. Et moi -veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées- moi aussi j'étais de trop"(Sartre, la Nausée). En effet, si la conscience n'est rien, en l'occurrence rien d'autre que cette activité intentionnelle subjective qui, étant toujours en-avant d'elle-même, ne peut jamais se saisir dans un acte de synthèse définitif, comment éviter de conclure que je ne suis rien et en éprouver les désagréments vertigineux qui suivent d'une telle conclusion ? Heidegger dépasse l'aporie existentielle de la nausée en préconisant une éthique du "souci" (die Sorge) dans une vie "authentique" (eigentlich) qui tourne le dos à l'"inauthenticité" (die Uneigentlichkeit) du "on", lequel se complaît dans le "bavardage" (das Gerede) et dans la "curiosité" (die Neugier), là où le Dasein14 doit, au contraire, s'évertuer à assumer solitairement et dans le silence sa conscience (das Gewissen) d'"être-pour-la-mort" (das Sein zum Tode) : "la perfection de l'homme, c'est-à-dire sa capacité à devenir ce qu'il peut être en raison de sa liberté pour les possibilités inaliénables de son pro-jet, est l'œuvre du souci"(Heidegger, Être et Temps, §42)15. Ou bien, comme Merleau-Ponty, professer une sorte de mysticisme perceptif qui réduit l'intentionnalité à un pur "voir" dont le commentaire logique, tout en restant possible, est toujours second et dérivé : "toute conscience est, à quelque degré, conscience perceptive [...]. La perception intérieure [...] ne serait pas possible si je n’avais pas pris contact avec mon doute en le vivant jusque dans son objet [...]. La perception extérieure enveloppe l’infini, elle est une synthèse jamais achevée"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1). Ou encore, si le phénoménologue veut décidément échapper à cet angoissant paradoxe existentiel ("exister, c'est avoir conscience de n'être rien"), s'il veut admettre qu'après tout, la nausée, le souci ou le mysticisme ne sont pas les seuls modes d'existence consciente authentique pour un être humain, alors il doit réintroduire en contrebande une sorte de substantialité faible, de choséité minimale du je. C'est ce que fait Husserl :
"le monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi transcendantal"(Husserl, Méditations Cartésiennes, I, 11).
Comme on le voit ici, quels que soient les mérites indiscutables de l'entreprise phénoménologique, celle-ci échappe beaucoup plus facilement au psychologisme freudien qu'à l'idéalisme cartésien, celui du cogito qui réapparaît toujours subrepticement, sinon sous forme explicitement substantielle, du moins sous une forme implicite qui présuppose toujours un je préexistant (un "moi transcendantal", un "cogito pré-réflexif"). De telle sorte que, si la conscience de soi demeure bien un problème, en revanche, l'identité de ce soi plus ou moins conscient reste toujours présupposée. Par ailleurs, la phénoménologie n'échappe pas non plus aux travers bien connus de l'idéalisme. D'abord la tendance à hypostasier les distinctions conceptuelles en leur faisant correspondre de soi-disant distinctions ontologiques. Lorsque Merleau-Ponty dit que "tout ce qui existe, existe comme chose ou comme conscience, il n’y a pas de milieu"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, intro.), lorsque Sartre écrit que "la conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence relatif à elle"(Sartre, Situations, I), ils impliquent que, même si la conscience n'est pas une substance au sens aristotélicien d'une entité à laquelle inhèrent des accidents, elle reste, toujours au sens aristotélicien, un sujet logique auquel on attribue des prédicats. Autrement dit la phénoménologie va traiter exactement de la même façon les propositions "je pense", "il pense" et "je/il chante"16 : d'une part un sujet, d'autre part un prédicat. Ensuite la tendance à philosopher en surplomb du sens commun, au minimum à travers un foisonnement conceptuel sensé "purifier" un langage ordinaire réputé obscur et confus, mais aussi, le plus souvent, par le mépris pur et simple du sens commun. C'est dans la philosophie de Heidegger que ce caractère est le plus évident : "le Dasein [être-conscient] qui s'en tient au bavardage est, en tant qu'être-au-monde, coupé de ses rapports ontologiques fondamentaux originels et authentiques avec le monde"(Heidegger, Être et Temps, §35)17. Enfin, la méthodologie phénoménologique consistant en une description des vécus de conscience en première personne, il se pose inévitablement le problème de la légitimité d'un langage privé, c'est-à-dire d'un langage de la subjectivité qui ne serait accessible qu'au sujet pensant lui-même. Comment donc contourner ces difficultés tout en maintenant l'exigence primitive de la phénoménologie de rendre compte de l'irréductibilité problématique du mental, problématique en ce qu'il s'agit d'éviter à la fois le Charybde de la substantialisation cartésienne et le Scylla de la mécanisation freudienne ?

Il est quand même significatif qu'à de rares exceptions près (notamment chez Sartre), l'intentionnalité comme critère d'identification de l'acte conscient, soit toujours étudiée par les phénoménologues sous l'angle de l'intentionnalité artistique, particulièrement, de l'intentionnalité du langage littéraire ou poétique. Visiblement, l'intentionnalité pratique, celle des actes quotidiens du commun des mortels, ne les intéresse pas beaucoup18. Or, on peut tout à fait admettre que "le poème d'Uhland [l'Épine blanche du Comte Eberhardt] est réellement magnifique. Et voici en quoi : si seulement on ne tente pas d'exprimer ce qui est inexprimable, alors rien ne se perd. Bien au contraire, l'inexprimable est alors -inexprimablement- compris dans ce qui est exprimé"(Wittgenstein, Lettre à Engelmann), c'est-à-dire admettre la spécificité qualitative du langage littéraire sur un langage ordinaire auquel il ne saurait se réduire, sans nier pour autant que tout langage suppose, par nature, une intentionnalité :
"éliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute entière qui s’écroule [...] ; l’essentiel dans l’intention, c’est l’image, l’image de ce dont on forme l’intention"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §§20-21).
Et on peut tout à fait admettre, comme nous l'avons déjà souligné supra, que l'acte de langage est le paradigme de l'acte intentionnel, autrement dit de l'acte qui manifeste l'irréductibilité du mental, sans refuser ce même caractère intentionnel à d'autres actes caractéristiques de l'humaine condition. De telle sorte que l'irréductibilité intentionnelle du mental ne résiderait pas dans le soi-disant privilège d'une description des "flux de conscience" en première personne qui serait dénaturé par le recours au langage commun en tant que langage public19, mais plutôt dans le fait qu'il existe, inscrite au cœur-même du langage commun, une relation interne20, c'est-à-dire nécessaire, indissoluble, entre l'action, l'intention et la subjectivité. Ainsi, la phénoménologie se verrait purger à la fois de ses prétentions ontologiques et de son exterritorialité éthique dans la mesure où "son désaccord avec le sens commun n’est pas [...] celui du scientifique en désaccord avec les vues rudimentaires de l’homme de la rue. Autrement dit, son désaccord n’est pas fondé sur une connaissance plus fine des faits [...]. Celui qui est philosophiquement perplexe voit une règle dans la manière dont on utilise un mot, et lorsqu’il essaie d’appliquer cette règle systématiquement, il tombe sur des cas où elle conduit à des résultats paradoxaux"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 59, 27). La méthodologie proposée par Wittgenstein, et que nous nous proposons de suivre jusqu'à la fin de cet article, s'oppose à la méthodologie phénoménologique en cela que ce qu'il s'agit de décrire, pour rendre compte de l'essence irréductible du mental, n'est pas un pur vécu de conscience ne se manifestant que pour et dans le je conscient, mais le fait grammatical, autrement dit l'usage conforme à une règle, publique par définition, du discours de la subjectivité ou, si l'on préfère, de la première personne.
"De même, jouer un coup aux échecs ne consiste pas seulement à déplacer une pièce de telle et telle manière sur l'échiquier, mais cela ne consiste pas davantage dans les pensées et dans les sentiments du joueur qui accompagnent ce coup, mais dans les circonstances que nous nommons "jouer une partie d'échecs", "résoudre un problème d'échecs", etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §33).
Par analogie, nous dirons donc qu'agir intentionnellement ne consiste pas seulement à faire tel et tel mouvement, non plus qu'à éprouver tel état d'esprit dans l'accomplissement du mouvement, mais dans les circonstances de l'agir en tant que celles-ci procèdent des règles qui autorisent l'agent à se dire conscient d'agir et non pas, par exemple, contraint de se mouvoir ou bien accablé par la fatalité : déplacer intentionnellement mon fou au cours d'une partie, c'est quelque chose que je fais, c'est-à-dire que j'accomplis conformément aux règles du jeu en vigueur au moment où je joue, tandis que si je renverse accidentellement mon fou en le heurtant du bord de ma manche, par exemple, c'est quelque chose qui m'arrive car cela ne correspond pas aux circonstances normales du déroulement du jeu. Dans le premier cas, mais non pas dans le second, je dirai que je suis conscient de déplacer mon fou. Wittgenstein partage donc avec les phénoménologues l'idée que si j'agis intentionnellement, alors j'agis consciemment, et réciproquement : dans ma conscience d'agir, il n'y a rien de plus, ni rien de moins non plus, que mon intention d'agir. A contrario, si on admet qu'il y a quelque chose de plus (une détermination pulsionnelle, par exemple), on retombe dans Freud, et si on accorde qu'il y a quelque chose de moins (une volition, par exemple), on en revient à Descartes.

Wittgenstein est même tout à fait d'accord avec les phénoménologues pour considérer que l'irréductibilité du mental est bien un problème phénoménologique et pour entreprendre, avec eux, de dégager philosophiquement l'essence de la subjectivité. Sauf que, pour Wittgenstein, "il n'y a certes pas de phénoménologie, mais il y a bel et bien des problèmes phénoménologiques"(Wittgenstein, Remarques sur les Couleurs, I, §53). Aussi son enquête prendra-t-elle l'aspect d'une recherche grammaticale et non pas phénoménologique :
"l’essence d’une chose, c’est l’usage grammatical du mot correspondant [...] ; c’est la grammaire qui dit quel genre d’objet est une certaine chose (la théologie n’est qu’une affaire de grammaire)"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§371-373).
Or, à quoi nous conduit une description de l'usage grammatical de la première personne ? À ceci qu'
"il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet [...] ; si l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible [même si] ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que personne ne peut voir"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 67).
Lorsque je dis "je chante", l'erreur est toujours possible, non seulement sur le fait de chanter (il se peut que j'aie l'impression de chanter mais qu'en fait, je sois inaudible), mais même sur le je qui chante (il se peut que le chant que j'entends pendant que je chante effectivement ne soit pas le mien mais celui d'une tierce personne qui a la même voix que moi). En revanche, lorsque je dis "j'entends", même si l'erreur sur le fait d'entendre reste possible (je ne maîtrise pas bien le français et le sens du verbe "entendre", ou bien ce n'est pas exactement ce que je voulais dire, etc.), l'erreur sur le je qui entend est inconcevable : on ne voit pas comment je pourrais être amené à rectifier en disant "ah, ben non ... le bruit entendu, finalement, ne l'est pas par moi mais par quelqu'un d'autre". De même, au début de la Condition Humaine de Malraux, Tchen est au comble de l'épouvante parce qu'il a pour mission d'assassiner un opposant politique dans son lit. Après l'avoir poignardé, il se demande si c'est sur son bras ou sur celui de sa victime qu'il voit couler du sang, mais il ne se demande évidemment pas si c'est bien lui qui est en proie à un trouble profond. Bref, comme le dit Wittgenstein, il y a bien, en effet deux utilisations possibles des pronoms de première personne : l'utilisation comme objet si la vérité de la proposition affirmative l'incluant dépend, entre autres choses, de la reconnaissance correcte d'un agent, l'utilisation comme sujet si une telle reconnaissance est exclue a priori par la grammaire21. Wittgenstein va donc tout à fait dans le sens de la phénoménologie lorsqu'il admet l'essence irréductible de la subjectivité. Sauf qu'il interroge la grammaire des marqueurs de subjectivité ("je", "moi") et non pas l'Erlebnis, l'expérience privée vécue et descriptible dans un medium par nature inaccessible à tout autre qu'à celui qui la vit. Sa recherche n'est pas une recherche phénoménologique conduite en termes de langage privé22, fût-il un langage soi-disant purifié de toutes ses scories empiriques, mais une recherche grammaticale. Et celle-ci est infiniment plus crédible. D'abord parce que sa démarche n'est pas héroïque et solitaire mais modeste et publique : "la grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 23), elle est donc accessible à tout un chacun et non pas à quelques happy few. Ensuite parce que sa recherche est conceptuelle, ce qui lui confère immédiatement le caractère de la nécessité : nul ne "découvre" la spécificité du je de la subjectivité, celle-ci est postulée par les règles grammaticales, de même que la spécificité de chaque pièce, aux échecs, n'est pas découverte mais découle des règles du jeu d'échecs.

Est-ce à dire que, pour Wittgenstein, ce je n'est qu'une clause de langage et, par conséquent, n'a aucune fonction référentielle, donc que, paradoxalement, malgré sa fonction de marqueur de subjectivité, ce pronom ne renvoie à aucun sujet logique ? Posée d'une autre manière, la question est de savoir si le je dont il est question sait de qui il parle lorsqu'il énonce ce pronom dans des conditions normales d'interlocution ? Encore une fois, il faut commencer par distinguer l'usage objectif et l'usage subjectif du je. Il va de soi que le problème ne se pose pas si je dis "je mesure un mètre quatre-vingt six", auquel cas, le je renvoie bien à un "objet", à la fois dans le sens où cet objet peut ne pas mesurer un mètre quatre-vingt six et où ce qui mesure un mètre quatre-vingt six peut ne pas être cet objet. En revanche le problème va se poser si je dis "je lis à la Recherche du Temps Perdu", car s'il peut toujours y avoir une incertitude quant au livre que je lis (je crois lire la Recherche, mais c'est en fait Guerre et Paix que je lis), il ne peut y en avoir s'agissant du je qui lit : il est hors de doute que c'est moi qui lis et pas quelqu'un d'autre. On sait que l'idéalisme, que ce soit dans sa version classique (disons "cartésienne") ou phénoménologique (disons "husserlienne"), voit dans cette certitude apodictique de la forme subjective "je pense" ou "je suis conscient" la preuve d'un privilège cognitif de soi sur soi :
"cette vérité : je pense, donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler"(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ;
"tout cogito ou encore tout état de conscience vise quelque chose qu'il porte en lui-même en tant que visé (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14).
Donc, par-delà les différences que nous avons énumérées supra, tous les idéalistes se retrouvent sur le constat que, moyennant une méthodologie appropriée, lorsque l'observateur est l'observé, l'observation est nécessairement vraie car l'observation du sujet est une réflexion du sujet sur lui-même. Ce à quoi Wittgenstein répond en deux temps. Premièrement,
"dire qu’une proposition est vraie ou fausse suppose qu’il y a possibilité de décider pour ou contre"(Wittgenstein, de la Certitude, §200)23.
Pour lui, l'expression "nécessairement vraie" est contradictoire : toute proposition est vraie (respectivement, fausse) si et seulement si elle est susceptible d'être fausse (respectivement, vraie). Donc dire que "je pense" est une proposition certaine, c'est dire ... qu'elle n'est ni vraie ni fausse ! En fait, c'est un énoncé grammatical : dire que le je (utilisé dans le sens subjectif) ne peut pas ne pas "penser", c'est comme dire "aux échecs, le roi ne peut pas être enlevé du jeu", c'est une règle, non un compte-rendu d'expérience. En ce sens, "la certitude n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de procéder"(Wittgenstein, de la Certitude, §110), ce n'est pas une notion théorique liée à une observation vraie mais une notion pratique liée à une action correcte. D'où, deuxièmement,
"les verbes mentalistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes [...]. Ce qui caractérise les verbes mentalistes24, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §§471-472).
Voilà d'ailleurs pourquoi il ne peut y avoir réellement de "phénoménologie" : les soi-disant phénomènes purifiés par l'épokhè phénoménologique dans une visée intentionnelle transcendantale qui nous donnerait accès aux essences, ne sont tout simplement pas des phénomènes en ce qu'ils ne peuvent pas être réputés observés. "Je crois", "je vois", "je lis", "je suis conscient", "je pense", etc., d'une manière générale "je Ψ-ie" (en posant "Ψ-ier", verbe mentaliste), autrement dit tous les contextes qui commandent l'usage du je comme sujet s'énoncent dans une proposition qui, certes, peut toujours se révéler incorrecte, mais non sur la base de l'observation d'un fait, en l'occurrence, le fait d'une relation qu'un certain sujet logique ("je") est supposé entretenir avec un prédicat logique ("Ψ-ie"). Et pour la bonne raison que la grammaire de l'observation suppose l'extériorité25 de l'observateur par rapport au fait observé. Or, dans les contextes mentalistes, ceux-là même qui justifient la subjectivité du je, cette extériorité, par hypothèse, fait défaut. Du coup, en disant "je Ψ-ie" à mon interlocuteur, "je lui révèle mon intérieur dès que je lui dis que ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659). Voilà encore une remarque grammaticale de première importance pour l'analyse de notre problème : lorsque je dis "je mesure un mètre quatre-vingt six", je fais un compte-rendu d'observation, sur-moi même en tant qu'objet ; il en va de même si un tiers dit, en parlant de moi, "il lit à la Recherche du Temps Perdu" ; il en va encore de même lorsque je dis, faisant appel à ma mémoire, "cet été, j'ai lu à la Recherche du Temps Perdu" ; mais ce n'est plus le cas si je dis "là, en ce moment, je lis à la Recherche du Temps Perdu". Dans ce dernier cas, je ne fais pas de découverte, il n'y a rien qui m'étonne. Car là où j'utilise le pronom je dans un contexte subjectif, là où je fais usage d'un verbe mentaliste à la première personne du singulier du présent de l'indicatif, je n'observe pas, je réagis. Je réagis à quoi ? Eh bien à une question, à une inquiétude, à une perplexité, explicite ou implicite, de mon entourage. Il ne me viendrait pas à l'idée, en effet, de m'évertuer à constater en mon for intérieur que je suis en train de lire la Recherche lors même que je suis en train de le faire ! À quoi cela servirait-il ? Bref, je fais un usage subjectif du je, j'en fais une utilisation mentaliste au sens de Wittgenstein, dès lors que j'ai à me justifier, dès lors que je dois fournir des raisons d'agir. C'est pourquoi, comme le conclut très pertinemment Vincent Descombes,
"la phrase construite en "je" parle bien de quelqu'un mais elle ne dit pas de qui comme le ferait une proposition contenant une connexion prédicative (avec un sujet et un prédicat). [Les phrases de ce type] sont des phrases sans sujet"(Descombes, le Parler de Soi, I, 3).
On voit qu'on est à cent lieues du mythe de la subjectivité comme réflexivité, tel que l'idéalisme l'a promu26, c'est-à-dire comme redoublement du sujet sur soi-même : "le [soi-disant] sujet n’est pas du tout un observateur de lui-même. La conscience de soi n’est pas une activité réfléchie"(Descombes, le Complément de Sujet, III, xx).

Cela dit, n'est-il pas un peu paradoxal que les clauses subjectives soient des clauses ... sans sujet logique ? En fait, ce paradoxe peut facilement être levé : "sans sujet logique" ne veut pas dire "sans agent" puisque, précisément, j'emploie le "je" comme sujet et non comme objet, lorsqu'on m'enjoint de donner des raisons de ce que je fais. Toutefois, pour Wittgenstein, être capable de donner des raisons de ce que je fais n'est pas savoir ce que je fais. Car ""je sais que ..." semble décrire un état de faits qui garantit comme fait ce qui est su"(Wittgenstein, de la Certitude, §12), tandis que "si on s'exerce à la tristesse dans son cabinet, on sera assurément conscient sans mal des contractions de son visage"(Wittgenstein, Fiches, §503) : "sans mal" veut dire qu'on doit "être conscient que ..." sans "savoir que ..." puisque l'usage correct de cette dernière expression requiert l'observation, possiblement erronée, d'un fait, ce qui, avons-nous dit, fait défaut lorsque nous employons une clause de la forme "je Ψ-ie" et dont "je suis conscient que ..." est une instance particulière. Bref, pour Wittgenstein, l'utilisation subjective du je exclut la connaissance de ce "je". À part le fait qu'il donne à son explication un fondement grammatical et non métaphysique, il conclut donc, sur ce point, tout à fait comme les phénoménologues et contre les cartésiens : la conscience de soi n'est pas une connaissance de soi27. Il remarque cependant que ""je le sais" veut souvent dire : j'ai pour mon énoncé des raisons qui sont justes"(Wittgenstein, de la Certitude, §12). Voilà qui introduit une nouvelle différence fondamentale avec la phénoménologie. Pour Sartre,
"je me fais triste, c’est-à-dire que je ne suis pas triste [...] c’est la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse comme recours magique à une situation trop urgente. Or, se donner l'être de la tristesse, n'est-ce pas malgré tout recevoir cet être ? Peu importe, après tout, d'où je le reçois. Le fait est qu'une conscience qui s'affecte de tristesse est triste précisément à cause de cela"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2).
Comme pour Wittgenstein, "être triste" n'introduit pas le même type de connexion avec je qu'"être fonctionnaire" par exemple. En même temps, l'équivocité, chez Sartre, de la notion de représentation28 (à la fois mentale et théâtrale) contribue à semer la confusion dans le statut du je (sujet ou objet ?). Il est patent que Sartre use et abuse du lexique du spectacle pour faire admettre que la conscience est un néant d'être, qu'elle "est une représentation pour les autres et pour moi-même, cela signifie que [ce que je suis] je ne puis l'être qu'en représentation"(Sartre, l'Être et le Néant, I ii, 2). Cette conception "théâtrale" de la conscience est tout à fait significative des difficultés que la phénoménologie, malgré toute sa bonne volonté, éprouve à se démarquer de l'idéalisme29. Wittgenstein dirait que, bien entendu, on peut "se faire triste", mais on peut aussi, tout simplement, "être triste", ce qui, pour lui, ne change absolument rien à l'impossibilité pour le je subjectif de se prendre pour objet de connaissance réflexive. Dans aucun des deux cas, contrairement à ce que dit Sartre, la conscience d'être triste n'est l'effet causal d'une affection. Cela ne veut pas dire que le substrat neuro-physiologique (corporel) ne puisse être objectivement affecté de causes dont l'effet serait l'émotion "tristesse"30. Mais le problème n'est pas là : pour Wittgenstein, comme pour Sartre, il s'agit de justifier une conduite par la pensée "je suis triste", or "en quel sens peut-on dire que nous accédons à nos pensées par l’observation de notre cerveau ?"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6). Le problème est bien de comprendre pourquoi je me comporte comme ceci ou comme cela. Sauf que, derechef,
"une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi [...] . La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action. Mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15).
En d'autres termes, chercher la cause de ma conduite, c'est faire une hypothèse sur le processus mécanique qui conduit mon je objectif (mon corps) à se trouver dans l'état sur lequel on me demande de m'expliquer ; en revanche, en chercher la raison et me justifier en disant "je suis triste", c'est énoncer la règle du jeu qui, au vu des circonstances, m'autorise à dire (ou penser) que je (au sens subjectif) suis triste. Si, comme le dit Sartre, "ma tristesse est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2), ce sens est une raison et non une cause. Et comme l'énoncé d'une raison (contrairement à celui d'une cause) implique la certitude31, ma raison est réputée certaine dès lors qu'énoncée. Pour Wittgenstein, donc, je produis la forme "je Ψ-ie" pour réagir à une demande de justification d'un comportement dont je suis l'agent présumé en énonçant une règle du jeu sans m'observer et donc sans communiquer quelque information que ce soit sur moi-même.

Contre Sartre, Elizabeth Anscombe admet, avec Wittgenstein, que
"la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935)
et donc que je ne me fais pas triste comme je me fais couper les cheveux : c'est un non-sens que de dire que ma conscience, fût-elle "transcendantale" au sens des phénoménologues, produirait (causerait) en moi de la tristesse32. Pour Anscombe33, comme pour Wittgenstein, comme pour le phénoménologues, demander une raison à l'agent, c'est questionner l'agent sur son intention. Dès lors, sont intentionnelles
"les actions auxquelles s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [A contrario] on refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". Une telle réponse n'est pas vraiment une preuve (puisqu'elle peut être mensongère) mais plutôt l'affirmation que la question "pourquoi avez-vous fait cela (faites-vous cela) ?" prise dans le sens requis [le sens non-causal du "pourquoi"] n'a pas d'application"(Anscombe, l'Intention, §§5-6).
Donc Anscombe qualifie d'"intentionnels" tous les comportements que les être humains ont coutume de justifier (ou, en tout cas, d'être en mesure de le faire si on le leur demande) par une raison d'agir, ceux-là mêmes qui, pour Wittgenstein, commandent l'usage du pronom je comme sujet (les clauses de la forme "je Ψ-ie"). A contrario, si, à la place du je comme sujet, on utilise le je comme objet, comme c'est le cas pour le moi causalement déterminé (à plus forte raison, pour le ça) des psychanalystes, alors le comportement sera réputé inconscient donc inintentionnel. Mais, pour Anscombe, comme pour Wittgenstein, l'analyse est grammaticale et non pas psychique. Elle est menée a priori sans être métaphysique : une conduite est réputée subjective si et seulement si l'agent est capable de la justifier en excipant d'une règle du jeu qui a pour fonction sociale d'entraîner l'assentiment de l'interlocuteur en autorisant l'agent à la décrire de cette manière, et non pas au terme de la description phénoménologique d'un soi-disant "vécu de conscience". En ce sens, dire "je sacrifie un pion pour obtenir un avantage positionnel" est une raison que le joueur d'échecs peut donner pour répondre à la question "pourquoi sacrifies-tu un pion ?". Ceci est une réponse acceptable (peu importe qu'elle soit acceptée ou non par l'interlocuteur qui peut juger, par exemple, que l'avantage positionnel est illusoire). À travers elle, le joueur manifeste à la fois sa participation à la communauté des amateurs d'échecs (seul un joueur d'échecs peut comprendre la raison invoquée) et son autonomie (il n'a pas agi sous une contrainte causale). On dira donc, au choix, soit que ce joueur a agi intentionnellement, soit qu'il qu'il savait ce qu'il faisait, soit qu'il était conscient de ce qu'il faisait. Et c'est là qu'Anscombe corrige Wittgenstein sur un point important : si on me demande mes raisons, c'est bien parce que j'en suis conscient, c'est-à-dire que dans un certain sens, parce que je suis censé les connaître. A contrario, nous dit Anscombe, si ce n'était pas le cas, on ne m'enjoindrait pas de donner mes raisons et on ne réputerait pas mon acte intentionnel. Non pas, certes, par observation de moi-même (comme objet), mais, justement, sans observation (comme sujet) :
"l'observation suppose que nous ayons des sensations descriptibles séparément, et que les avoir soit en un sens notre critère pour en dire quelque chose. En général, ce n'est pas le cas quand nous savons quelle est la position de nos membres. Pourtant, nous pouvons le dire sans qu'on nous le souffle. Je dis cependant que nous le savons et non pas, simplement, que nous pouvons le dire, parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper"(Anscombe, l'Intention, §8).
Et, en effet, si je suis danseur, par exemple, je peux bien penser "ma jambe est bien tendue" et m'apercevoir devant un miroir (ou m'entendre dire par mon professeur), que ce n'est pas le cas34. Pour Anscombe, donc, et, encore une fois, au rebours de la phénoménologie, "je suis conscient de faire X" équivaut à "je sais sans m'observer que je fais X". Or, comme il est possible d'être conscient de X sans avoir eu l'intention de X (je suis conscient d'avoir une douleur dans le genou, mais je n'ai, évidemment, pas l'intention d'avoir une douleur dans le genou) et comme, avons-nous dit, l'intention de faire X est une réponse, sans observation de moi-même, à la question "pourquoi ?", alors, on peut dire que
"l'ensemble des choses connues sans observation a un intérêt général pour notre enquête car la classe des actions intentionnelles en est un sous-ensemble"(Anscombe, l'Intention, §8).


 Anscombe s'oppose donc d'abord aux phénoménologues pour qui la conscience de soi  s'épuise dans l'intentionnalité : pour elle, être conscient de soi signifie se connaître sans observation, ce qui déborde le simple cadre de l'intentionnalité, lequel est inhérent à l'action mais non à la posture passive. Elle s'oppose donc aussi aux phénoménologues, à Freud et à Wittgenstein, lesquels considèrent, pour des raisons évidemment bien différentes, que la conscience de soi ne saurait être une connaissance de soi : la conscience de soi est bien une forme de connaissance de soi. Sur ce point, Descartes avait raison. Sauf que c'est une connaissance sans observation, autrement dit une connaissance non-introspective, non-réflexive. Pourquoi une telle forme de connaissance doit-elle nécessairement exister ? Eh bien répond Anscombe, pour des raisons pratiques : sans connaissance (de soi) sans observation, il n'y aurait pas non plus de connaissance pratique, c'est-à-dire de connaissance de l'intention de celui qui est présumé l'agent de son acte. Wittgenstein demande : "pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659). Soit un acte A dont je (le je comme sujet) suis réputé l'agent. Qu'est-ce donc qui "va au-delà" de cet acte A ? "Que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je lève mon bras ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §621). Prenons garde à ne pas répondre trop vite. Car Wittgenstein ne demande pas "que reste-t-il du fait que je fais A si je fais abstraction du fait que je fais A ?" mais "que reste-t-il du fait que A se fait si je fais abstraction du fait que je fais A ?" Au-delà de la grammaire de surface, c'est très différent : "je fais A" est une description active en première personne, "A se fait" est une forme passive impersonnelle (on pourrait dire : "A est fait par x"). Dans un sens, c'est donc bien le même fait qui est décrit de deux manières différentes, l'une active et personnelle, l'autre passive et impersonnelle. Donc, à la question "que reste-t-il du fait (impersonnel) que A se fait si je fais abstraction du fait (personnel) que je fais A ?", on doit répondre : le fait impersonnel lui-même. Car dire que "A est fait par moi" (voix passive), c'est donner une indication concernant l'agent de A. Mais alors, dira-t-on, si moi = P.J., dire "A est fait par moi" équivaut, par substitution salva veritate35, à "A est fait par P.J.". Eh bien non, justement. Parce que "A est fait par P.J." suppose une tierce observation, raison pour laquelle la description du fait requiert à la fois la troisième personne et la voix passive. Mais "je fais A", "je lève le bras" est énoncé par l'agent lui-même (le je comme sujet) tout à la fois sans observation de lui-même et, surtout, sans intention d'attirer l'attention sur l'agent (de même que "A est fait par P.J." attire l'attention du locuteur sur l'agent, tandis que "P.J. fait A" l'attire sur l'action). C'est pour cela que Wittgenstein précise que "je lève le bras" énonce (dans des conditions pertinentes de communication) un fait sans pour autant attirer l'attention, ni sur l'agent, ni sur son intention. Dès lors, de ce point de vue, ce qui reste du fait que je lève le bras si je soustrais le fait que mon bras se lève, c'est ... rien du tout! Finalement, ce qui reste de la description subjective d'un acte en première personne lorsqu'on lui soustrait la description objective du même acte en troisième personne, c'est rien du tout du point de vue de la référence (il n'y a pas d'acte distinct qui serait la cause de A), mais, du point de vue du mode de présentation de cet acte, il reste l'intention subjective de l'agent, c'est-à-dire une description différente du même acte. Anscombe est tout à fait d'accord avec Wittgenstein sur ce point :
"si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4).
En d'autres termes, "quand nous décrivons une action comme intentionnelle, nous ne lui ajoutons pas quelque chose qui s'y rattacherait au moment de son accomplissement"(Anscombe, l'Intention, §19), nous nous contentons de la décrire d'une certaine manière et c'est tout. Cela dit, la différence entre Wittgenstein et Anscombe, c'est, nous l'avons dit, que, pour elle, l'intentionnalité d'un acte constitue une description de cet acte, et donc une connaissance de celui-ci, y compris en première personne. Dire qu'un agent sait ce qu'il fait, c'est dire qu'il a (a eu, aura) l'intention de faire ce qu'il fait :
"la conscience de l'intention en train d'être exécutée n'est pas autre chose que la connaissance de l'événement en tant qu'exécution de l'intention"(Descombes, comment savoir ce que je fais ?, in Philosophie, n°76).
Donc, dire de quelqu'un qu'il sait ce qu'il fait, ou bien qu'il en est conscient, c'est dire qu'il est capable de décrire un événement dont on lui impute la responsabilité (on le répute agent dudit événement) d'une certaine manière et d'une manière certaine, certaine en ce qu'elle est de nature à susciter le consensus de la part du ou des interlocuteur(s) sur la base de la conformité de la description avec les règles de grammaire du jeu de langage de ce que les anglo-saxons appellent l'agency, autrement dit le fait d'agir36. En ce sens, agir n'est rien d'autre que me conduire intentionnellement, autrement dit me conduire de telle sorte que je peux toujours, si on me le demande, me justifier par une raison acceptée37 :
"les mots “accord” et “règle” sont apparentés : le phénomène du consensus et celui d’action conforme à une règle sont interdépendants"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 344).
Wittgenstein insiste à de nombreuses reprises sur ce que
"je ne serais pas libre de jouer aux échecs s’il n’existait pas de règles des échecs. [...] Une intention s'incarne dans une situation, dans des coutumes et des institutions humaines. Si la technique des échecs n'existait pas, je ne pourrais former l'intention de jouer aux échecs. Si je puis viser à l'avance la construction d'une phrase, c'est que je puis parler la langue considéré"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §337).
Ce qu'il y a de proprement humain dans le jeu d'échecs, par exemple, c'est que l'activité se pratique conformément à des règles explicites au milieu d'êtres qui, ayant fait, comme moi, l'apprentissage38 de ces règles, m'approuvent lorsque je les applique et, même, m'applaudissent parfois lorsque je découvre une façon originale de les appliquer39.

Contre Wittgenstein et les phénoménologues, on voit mal cependant comment on pourrait éviter de dire, avec Anscombe et le sens commun, que, pour se comporter ainsi, encore faut-il avoir la connaissance de ces raisons possibles, c'est-à-dire de ces règles du jeu. Il semble tout à fait primordial, s'il nous importe d'isoler ce qui, dans une existence authentiquement humaine, est irréductible à une description physicaliste de type causal, de donner à chaque être humain la capacité de savoir ce qui fait la différence entre ce qu'il fait et ce qui lui arrive. Et cette capacité, c'est effectivement la conscience. C'est à cette capacité proprement humaine de se justifier par des raisons que se réfèrent les notions morales et juridiques de responsabilité et de culpabilité, notamment en stipulant qu'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(Code Pénal, art.121-3). A fortiori, de même qu'on ne condamne pas un animal ou une chose qui a occasionné des dégâts, de même, on ne punit pas celui ou celle dont il est prouvé qu'il ne sait pas ce qu'il fait40, autrement dit, qui, dans des circonstances déterminées, a une connaissance insuffisante de soi pour être maître de soi, c'est-à-dire, en termes anscombiens, pour être capable d'avoir de soi-même  une connaissance sans observation suffisante pour pouvoir, le cas échéant, agir : "il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1). Or, si on rejette le détour cartésien par une connaissance de soi reposant sur une conscience conçue comme res cogitans auto-référentielle, il nous reste la conception d'une conscience comme intentionnalité, c'est-à-dire, soit au sens des phénoménologues comme un mouvement perpétuel d'ek-stase transcendantale hors de soi-même qui, partant, interdit toute connaissance de soi, soit, au sens d'Anscombe, comme connaissance sans observation de soi-même pré-condition d'une connaissance pratique de soi-même. Or, s'étonne-t-elle,
"se peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux entendaient par connaissance pratique ? Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux connaissances : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32).
La connaissance par observation suppose en effet un objet de connaissance qui est donné préalablement à l'enquête cognitive et qui, pour cela, doit être observé pour être dit connu. La connaissance sans observation, qu'elle soit intentionnelle ou non41, en revanche, pré-existe à son objet, lequel n'est rien d'autre qu'une posture ou bien une action. Que la connaissance de ma propre intention d'agir soit connue par moi avec certitude, qu'elle soit, en termes wittgensteiniens, le simple énoncé d'une règle du jeu, ne change rien au statut cognitif de mon intention. Car la certitude dont il s'agit là est une certitude pratique c'est-à-dire qui procède d'une exemption de vérification par le je (comme sujet) de sa relation à ce qu'il dit ou pense au moment où il le dit ou le pense. Il est clair que, d'un point de vue théorique, cette certitude peut toujours se révéler incongrue : j'ai l'intention de faire A mais les circonstances s'y opposent et, finalement, je ne fais pas A. Or, l'incongruité de mon intention ne se révélera telle que sur la base d'une observation ultérieure, soit de moi-même par autrui, soit de moi-même par moi-même, et, dans les deux cas, il s'agira du je comme objet. Il en va à peu près de même si j'ai l'impression d'adopter une posture qui, en fait, n'est pas correcte, sauf que la tierce observation peut tout à fait, dans ce cas, être contemporaine de l'énoncé ou de la pensée erronés en première personne. En tout cas, la connaissance sans observation et, en particulier, la connaissance intentionnelle, en première personne est bien une connaissance qui peut se révéler erronée (sinon on ne parlerait pas de "connaissance"), mais, comme son objet n'est pas donné préalablement à sa connaissance. En ce sens, c'est une connaissance pratique et non théorique. Bref, lorsqu'Anscombe regrette que "nous a[y]ons de la connaissance une conception incurablement contemplative", elle inclut dans sa critique Wittgenstein pour qui il ne saurait y avoir de connaissance sans objet d'observation préalable, autrement qui ne conçoit pas une connaissance pratique. D'autant, ajouterait-il que, de l'aveu même d'Anscombe, le même acte est souvent susceptible de recevoir plusieurs descriptions intentionnelles concurrentes. Anscombe prend l'exemple d'un homme qui "bouge son bras de haut en bas, actionne une pompe, remplit une citerne et empoisonne les habitants"(Anscombe, l'Intention, §23). Dans la mesure où l'agent bouge son bras pour actionner cette pompe pour remplir une citerne pour empoisonner des gens, on peut dire qu'
"il y a quatre descriptions possibles pour une seule action, chacune dépendant de circonstances plus larges, et chacune est reliée à la suivante comme une description de moyens en vue d'une fin [...]. En faisant de [telle] intention le dernier terme de notre série, nous avons reconnu qu'il était [...] l'intention dans laquelle a été accomplie l'action sous ses autres descriptions"(Anscombe, l'Intention, §26).
Pour généraliser, si quelqu'un est conscient de faire A, de faire A pour faire B, de faire B pour faire C, etc., il sera justifié à dire "je fais A" ou bien "je fais B" ou bien "je fais C", etc. et on pourra dire de lui qu'il sait qu'il fait A ou bien qu'il fait B ou bien qu'il fait C, etc. Anscombe veut dire deux choses : d'une part, qu'il n'y a qu'une action susceptible d'être décrite de plusieurs manières différentes, d'autre part, qu'il n'y a pas de description42 plus correcte que les autres, même si la dernière, nous dit-elle, implique toutes les précédentes. Pour Wittgenstein, cette indétermination en première personne est une preuve supplémentaire qu'on ne peut parler ici de connaissance, au motif qu'"est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire sur ce qui est correct. Sera correct ce qui, quoi que ce soit, lui apparaîtra comme correct, ce qui veut dire que l’on ne peut pas parler ici de correction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §258). Or, si l'objection de Wittgenstein vaut certainement pour la vérité d'une proposition43, notamment lorsqu'elle établit un schéma de causalité mécanique entre des choses, autrement dit, encore une fois, pour une connaissance théorique, en revanche, elle tombe à plat s'agissant de la correction d'une justification qui fait état d'une raison d'agir, autrement dit pour une connaissance pratique qui, nous l'avons dit, pré-existe à ou co-existe avec son objet. Après tout, n'apprend-on pas à un enfant à donner des justifications correctes de ce qu'il fait ? S'il nous explique le résultat d'un calcul en disant que "4 fois 9 font 32", n'allons-nous pas le corriger en énonçant la règle correcte afin qu'il finisse par la connaître ?

(à suivre ...)


1On serait tenté de dire "de refaire", tant il est vrai que la philosophie grecque voyait déjà la connaissance de soi (au sens de l'injonction delphique "connais-toi toi-même") quelque chose comme un paradoxe : "demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses [...] mais qui serait la vue d’elle-même"(Platon, Charmide, 167d). Mais, justement, il s'agit là, explicitement, de connaissance de soi et non de conscience de soi.
2"Avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée"(Descartes, Entretien avec Burman) ; "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...]. La pensée seule ne peut être détachée de moi [...]. Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II).
3"La psychanalyse a voulu instruire le moi que la vie pulsionnelle de la sexualité ne peut être domptée entièrement, et que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison"(Freud, Inquiétante Étrangeté).
4Cf. en quoi la Conscience de soi est-elle une Connaissance ?
5Il va de soi que le préfixe "in-" a, ici, un sens locatif (comme dans "inoculer", "insérer", "inhérence", etc.) et non pas privatif (comme dans "intolérable", "insipide", "inévitable", etc.).
6La scholastique médiévale établit bien, à la suite d'Aristote, une distinction entre la réalité formelle d'une pensée, c'est-à-dire l'objet extérieur à la pensée sur quoi porte cette pensée, et sa réalité objective, à savoir l'objet intrinsèque de la pensée en tant qu'elle pense. Mais la philosophie classique (Descartes en particulier, mais aussi le Spinoza du Court Traité), va considérer la réalité objective comme une chose dans la pensée plutôt que l'intentio fluens ou l'ens incompletum, autrement dit l'activité vers la pensée dont parle Thomas d'Aquin.
7À noter que Franz Brentano fut non seulement le professeur d'Edmund Husserl mais aussi celui de ... Sigmund Freud.
8Cf. en quoi l'Homme est-il un Animal Raisonnable ?
9Cf. dans quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
10Musil exprime une idée très proche lorsqu'il écrit qu'"on n'exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les fait résonner. Pourquoi ne choisit-on pas plutôt, dans ce cas, l'essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement intellectuel, mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une chose émotionnelle. Parce qu'il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner"(Musil, Essais).
11Cf. Feyerabend et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture.
12Entre la volonté consciente et l'acte, à la manière du Descartes du Traité des Passions, ou bien entre une instance psychique inconsciente et l'acte, à la manière de la psychanalyse freudienne.
13Cf. la Transcendance de l'Ego, première œuvre philosophique de Sartre.
14Terme heideggerien intraduisible. Littéralement : "être-là".
15Les propos de Heidegger évoquent irrésistiblement ce grand précurseur de la phénoménologie existentielle que fut Pascal : "la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort"(Pascal, Pensées, B171). Les idées heideggeriennes de déchéance (Verfallen) et de souci (Sorge) font écho aux notions de chute et d'ennui chez Pascal. La différence essentielle réside dans l'auto-transcendance romantique chez l'un opposée à la transcendance divine chez l'autre.
16Le seul phénoménologue qui échappe à ce dernier reproche est, comme nous le verrons plus loin, Paul Ricœur. Par ailleurs Sartre semble bien avoir senti le problème lorsqu'il dit que "je ne suis pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2). Mais il n'en a pas tiré les conséquences logico-grammaticales appropriées.
17Comme le remarque satiriquement Pierre Bourdieu, "d’un côté, le monde de la sécurité sociale, de l’égalité, de la collectivité, du socialisme niveleur, univers souvent qualifié de zoologique ; de l’autre le royaume réservé à une petite élite qui ne refuse pas pour autant la fraternité des simples et des modestes"(Bourdieu, l’Ontologie Politique de Martin Heidegger, i).
18Husserl définit la phénoménologie comme "doctrine de l'essence des phénomènes transcendantaux réduits"(Husserl, Idées Directrices pour une Phénoménologie, intro.). La "réduction" (réduction éïdétique que Husserl nomme aussi épokhè phénoménologique et qui s'apparente au doute méthodique cartésien) dont il s'agit ici est la purgation de tout élément empirique appartenant à la perception commune afin d'accéder à la pureté des essences. Il va de soi que le champ lexical de la pureté ontologique (autour du thème de la vérité comme "dévoilement") et celui de l'élitisme éthique (autour du thème de la liberté comme "déréliction") se recouvrent très largement en ce qu'ils sont l'un et l'autre imprégnés d'une forte connotation romantique : "Herder [poète romantique que Heidegger appréciait particulièrement] proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie qui traversait toute chose : "siehe die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben" ["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie se réverbère dans la vie" -vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-]. L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde" ["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1).
19De fait, la littérature du XX° siècle accorde une très large part à la formulation des streams of consciousness ("flux de conscience") dans le langage ordinaire (par exemple, chez Virginia Woolf, James Joyce, Albert Cohen, etc.).
20"Quelle est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, 102) ; "une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Wittgenstein, Tractatus, 4.123).
21Certains auteurs comme Gareth Evans (the Varieties of Reference) ou Sydney Shoemaker (Self-Reference and Self-Awareness) ont qualifié cette distinction wittgensteinienne d'immunity to error through misidentification, d'"immunité contre les erreurs d'identification". Il nous semble que c'est aller un peu vite en besogne dans la mesure où cela supposerait que le je impliqué ne peut pas ne pas s'identifier comme agent. Or Wittgenstein parle de reconnaissance d'un agent et non pas d'identification, ce qui est une exigence plus faible : si on ne peut identifier sans reconnaître, en revanche, on peut reconnaître quelque chose que l'on est incapable d'identifier (toutes les réminiscences proustiennes sont de cette nature).
22L'argument wittgensteinien contre l'incongruité d'un langage privé en général, c'est-à-dire d'une "conversation" que le je subjectif ne pourrait entretenir qu'avec lui-même dans un "langage" compréhensible que par lui-même, est bien connu : "Imaginons le cas suivant : je veux tenir un journal sur le retour chronique d'une certaine sensation. Dans ce but, je l'associe au signe "S" et je l'inscris dans un agenda aux jours où il m'arrive de l'éprouver. - Je ferai remarquer d'abord qu'une définition du signe ne se peut formuler. - Mais je puis tout au moins me la donner à moi-même comme une sorte de définition par ostension ! - Comment ? Puis-je désigner la sensation ? Pas dans le sens ordinaire. Mais je prononce ou j'écris le signe, et ce faisant je concentre mon attention sur la sensation et, pour ainsi dire, la désigne en-dedans. - Mais à quoi bon toute cette cérémonie ? Car cela ne me semble rien de plus ! Une définition sert en effet à établir la signification d'un signe. - Or, c'est ce qui se fait précisément par la concentration de mon attention ; car de cette manière j'imprime en moi-même la connexion entre le signe et la sensation. - Mais “je l'imprime en moi-même” signifie seulement : ce processus a pour effet de me rappeler, à l'avenir, la connexion correcte. Mais dans le cas présent je n'ai pas de critère de ce qui est correct"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §258). Cf. aussi l'argument dit "du scarabée" dans dans quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
23"Une proposition n'est douée de sens, ne peut être vraie ou fausse, que si elle est une image que l’on compare à la réalité. [C'est pourquoi] la plupart des propositions [métaphysiques] qui ont été écrites touchant les matières philoso­phiques ne sont pas [vraies ou] fausses mais dépourvues de sens. [En particulier], une tautologie n'est pas une proposition [vraie ou fausse] car elle est inconditionnellement vraie. La tautologie est donc vide de sens. [Finalement], la certitude d’une situation ne s’exprime pas au moyen d’une proposition [vraie ou fausse], mais par le fait qu’une expression est une tautologie"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525).
24Wittgenstein écrit "psychologische Verben", ce qui, en général, est traduit par "psycholgical verbs" en anglais, et par "verbes psychologiques" en français. Cela ne me semble pas très heureux : le prédicat "psychologique" s'applique, d'ordinaire, à des états, à des pathologies, etc. mais certainement pas à des verbes. Aussi ai-je choisi de traduire par "mentaliste" sur le modèle du prédicat "physicaliste" popularisé par le Cercle de Vienne pour désigner la tendance à réduire un événement aux seules propriétés étudiées par les sciences de la nature.
25Et inversement, celle de l'extériorité suppose l'observation tandis que celle de l'intériorité l'exclut : "il y a un intérieur au sujet duquel un observateur extérieur ne peut conclure que de manière indéterminée, c’est-à-dire qui soit certain à la première personne, incertain à la troisième"(Wittgenstein, Études Préparatoires, §951).
26La réflexivité est évidemment une notion logique (x est dans la relation R avec lui-même) et une notion physique (disposition de certaines surfaces à rayonner un rayonnement reçu), certainement une notion syntaxique (redoublement du pronom : je me ..., tu te ..., etc.), probablement aussi une notion morale (vertu de qui fait preuve d'un certain type de prudence) et une notion psychologique (capacité du mental à générer des représentations motu proprio). Or il semble bien que la notion métaphysique de réflexivité au sens d'une coïncidence substantielle (chez Descartes) ou tendancielle (chez Husserl) de soi à soi ait emprunté, par analogie, un peu à chacun de ces domaines : "ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 107-108).
27"Connaître, c'est s'éclater vers, s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi"(Sartre, Situations, I).
28D'où la prégnance du thème de la mauvaise foi chez Sartre. Cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme. Pour autant, on ne comprend pas très bien en quoi la délibération devrait nécessairement être "truquée", comme le dit Sartre dans ce passage : "la délibération volontaire est toujours truquée. Comment, en effet, apprécier les motifs et les mobiles auxquels, précisément, je confère leur valeur avant toute délibération, et par le choix que je fais de moi-même. Quand je délibère, les jeux sont faits, parce qu'il entre dans mon projet originel de me rendre compte de mes mobiles par la délibaration"(Sartre, l'Être et le Néant, IV, i, 2). Il va de soi, en effet, que je choisis de me justifier par telle raison plutôt que par telle autre que je présume moins pertinente. Mais il n'y a là, en principe, aucune mauvaise foi. Même si, effectivement, je puis toujours me dissimuler à moi-même les véritables raisons pour lesquelles j'agis (cf. peut-on vouloir le Mal ?), les raisons que j'allègue, pour moi-même ou pour autrui, manifestent, en général, qu'en l'occurrence,  je maîtrise bien les règles du jeu.
31Rappelons que, pour Wittgenstein, toute certitude est inhérente à un contexte pratique : "la certitude ne s’apparente pas à une conclusion mais à une forme de vie [...] ; toute notre certitude s’apparente à une décision"(Wittgenstein, de la Certitude, §§358-362).
32Nul plus que Wittgenstein n'aura eu de cesse de dénoncer les ravages philosophiques de l'analogie implicite dont le dualisme idéaliste n'est qu'un avatar : "il est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une “activité mentale”. Nous pouvons dire que la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes. Cette activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant ; par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant ; et si nous pensons en imaginant des signes ou des images, je ne peux vous indiquer aucun agent qui pense. Si vous dites alors qu’en de tels cas c’est l’esprit qui pense, j’attirerai simplement votre attention sur le fait que vous utilisez une métaphore et que, ici, l’esprit est un agent en un sens différent de celui dans lequel on peut dire que la main est l’agent de l’écriture [...]. La raison principale pour laquelle nous sommes si fortement enclins à parler de la tête comme du lieu de nos pensées est peut-être la suivante : l’existence des mots “penser” et “pensée” aux côtés des mots dénotant des activités (corporelles), tels que “écrire”, “parler”, etc., nous fait chercher une activité différente de celles-ci mais qui leur soit analogue et qui corresponde au mot “penser”. Quand des mots de notre langage ordinaire ont à première vue des grammaires analogues, nous avons tendance à essayer de les interpréter de manière analogue ; c’est-à-dire que nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6, 7).
33Qui n'est pas seulement une élève de Wittgenstein, mais également une spécialiste d'Aristote et, tout comme Franz Brentano, de Thomas d'Aquin.
34On objectera peut-être qu'il ne s'agit plus du moi comme sujet mais du moi comme objet. Mais c'est inexact puisque, par hypothèse, j'ai pensé ou dit quelque chose sur la position de ma jambe avant même de m'observer (ou de me faire observer) : en ce sens, ce qu'on peut appeler la somesthésie est une connaissance immédiate de soi. Dans le cadre de certaines pratiques (on pense à l'alpinisme, à l'acrobatie, à la gymnastique, au yoga, etc.) posséder une telle connaissance sans observation de la posture de son propre corps est essentiel, sinon vital. On peut probablement généraliser cette remarque à l'ensemble des verbes mentalistes au sens de Wittgenstein : il est tout à fait clair que, pour Anscombe et dans le sillage de la critique wittgensteinienne du dualisme métaphysique, le moi subjectif et le moi objectif sont le même moi considéré, tantôt du point de vue de la connaissance sans observation, tantôt du point de vue de la connaissance par observation.
36La notion d'agency est plus large que celle de responsibility (au sens moral) ou de liability (au sens juridique).
37Anscombe admet cependant que "dans certains contextes, il est difficile de faire la distinction entre une cause et une raison. [...] J'appellerai "causes mentales" les causes connues sans observation. [...] Une cause mentale est ce quelqu'un décrirait si on lui posait la question : qu'est-ce qui a produit cette action, cette pensée ou ce sentiment en vous ? qu'avez-vous vu, entendu, senti, quelles idées ou images vous sont venues à l'esprit et vous ont conduit à cela ?"(Anscombe, l'Intention, §§9-10-11). La connaissance sans observation de la posture de tout ou partie de mon propre corps est, typiquement, la connaissance d'une cause mentale : si je vous dis, par exemple, que je me suis retenu à vous parce que je me sentais défaillir, je fais état d'une cause mentale (mon malaise) qui a causé l'acte, non-intentionnel, de me retenir à vous. Décrit de cette manière, mon malaise n'est pas une pure cause physique (je ne me suis pas raccroché, par réflexe, à n'importe quoi ni n'importe qui, j'ai "choisi" plutôt une personne adulte apparemment solide, etc.), pas plus qu'une règle du jeu (sauf si on m'a expressément appris qu'en de telles circonstances, c'est exactement ce que je devais faire, et encore, rien ne dit que ma justification sera convaincante). Bourdieu donne un autre exemple qui pourrait convenir à ce qu'Anscombe appelle causalité mentale : "l’action que guide le "sens du jeu" a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager des leçons communicables"(Bourdieu, Choses Dites). Pour Wittgenstein, en revanche, la notion de cause mentale, c'est-à-dire de cause connue sans observation est contradictoire.
38Apprentissage qui, pour Wittgenstein, ne délivre pas une connaissance mais une disposition. Bourdieu, avec sa notion d'habitus, emboîte le pas de Wittgenstein : "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...] en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre [...] ; l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites). Anscombe rectifierait Bourdieu sur ce dernier point en disant que l'habitus étant une connaissance sans observation de soi-même, c'est une connaissance qui, par hypothèse, exclut toute possibilité de se justifier par des règles, et que, par conséquent, cette connaissance est inintentionnelle sans être pour autant inconsciente.
39 Une règle n'est pas un algorithme. Métaphoriquement, "la règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §218), ou encore, "la règle du jeu de langage se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §85). Voilà expliquée de manière toute naturelle la créativité, l'inventivité humaines sans avoir à faire un nouveau détour métaphysique par la mystérieuse et surdéterminée notion de liberté.
40Sans approfondir les problèmes juridiques que pose l'application du principe de conscience à tout sujet de droit, disons simplement que la charge de la preuve appartient à la défense ou, ce qui revient au même, que chacun est présumé conscient de ce qu'il fait. Il n'en va pas tout à fait de même pour le principe d'intentionnalité dans les affaires pénales (ou, parallèlement, celui de consentement dans les affaires civiles : "il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol" - Code Civil, art.1109) : c'est, en général, à l'accusation qu'il appartient d'établir l'intention du prévenu d'agir criminellement ou délictueusement.
41Cf. notes 34 et 37.
42Ces différentes manières de parler d'une action sont donc bien, d'un point de vue logique, des descriptions et nom pas de noms propres (sinon, précisément, il y aurait autant d'actions distinctes que de manières d'en parler). Cf. la Théorie Russellienne des Descriptions.
43"La proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité" (Wittgenstein, Tractatus, 4.06) ; "ce que l’image [par exemple, propositionnelle] représente est son sens [...]. Dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité, consiste sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité [...]. À partir de la seule image, on ne peut reconnaître si elle est vraie ou fausse [...]. Il n’y a pas d’image vraie a priori"(Wittgenstein, Tractatus, 2.221-2.222-2.223-2.224-2.225).

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