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jeudi 30 janvier 2014

LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE.

LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN.)

Il revient notoirement à la philosophie analytique d'avoir contribué à clarifier le statut sémantique de phrases comme "sept est un nombre premier", "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit", "Dieu créa le ciel et la terre" ou encore "je déclare la séance ouverte", dans le sens où leurs conditions de satisfiabilité sont totalement différentes d'autres telles que "César fut assassiné aux Ides de Mars 44", "l'or est l'élément dont le numéro atomique est 79" ou bien "nous sommes aujourd'hui mercredi". Mais ce qui est extrêmement curieux, pour un courant dont il est à peu près admis que "ce qui [le] distingue [...] en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale"(Dummett, les Origines de la Philosophie Analytique), c'est qu'il ne se soit guère risqué, tout au moins jusque très récemment1, à soumettre le langage littéraire à son analyse, langage dont le statut sémantique demeure obscur, lors même que le langage éthique, le langage juridique, le langage politique, le langage économique et le langage religieux ont fini par trouver grâce aux yeux des philosophes analytiques. L'objectif de cet article est d'essayer de comprendre les raisons de cette réticence mais aussi de montrer qu'il y a dans la philosophie de Wittgenstein, tous les éléments conceptuels d'une approche analytique approfondie de la spécificité sémantique2 des propositions littéraires.

Tout avait pourtant fort bien commencé, si l'on peut dire, avec la tentative vigoureuse de Frege de sauver les propositions scientifiques et les propositions mathématiques du risque psychologiste que leur font courir, en cette fin de XIX° siècle, le néo-kantisme, le néo-hégélianisme et la phénoménologie naissante. C'est que la révolution analytique qu'incarne Frege ne se limite pas à une requalification ontologique de la pensée en général en disant que "les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur, ni des représentations. [...] On voit une chose, on a une représentation, on saisit ou on pense une pensée. Quand on saisit ou on pense une pensée, on ne la crée pas. On entre en rapport avec cette pensée qui existait déjà auparavant, et ce rapport diffère de la manière dont on voit une chose ou dont on a une représentation"(Frege, der Gedanke). Elle s'accompagne, dans la foulée, d'une redéfinition sémantique des rapports entre ladite pensée et son expression linguistique en termes de contribution de celle-ci à la vérité : "j'appelle pensée [Gedanke] ce dont on peut demander s'il est vrai ou faux [...]. La pensée est le sens [Sinn] d'une proposition. [...] Nous disons que la proposition exprime une pensée"(Frege, der Gedanke). Donc dire que la pensée (Gedanke) est le sens (Sinn) d'une proposition et que ce sens consiste dans l'être-vrai ou l'être-faux de ladite proposition, c'est dire que la proposition est un signe qui, comme tout signe catégorématique3, possède à la fois un sens (Sinn) et une référence ou dénotation (Bedeutung)4. Frege veut dire par là que ce qui caractérise une telle expression, ce n'est pas seulement l'objet extérieur à quoi elle réfère, mais également le sens ou mode de présentation dudit objet : "il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et qu'on pourrait appeler sa dénotation (seine Bedeutung), ce que je voudrais appeler le sens (der Sinn) du signe, où est contenu le mode de présentation (die Art des Gegebenseins) de l'objet"(Frege, über Sinn und Bedeutung). Plus précisément, et en règle générale, on peut définir une proposition frégéenne comme une expression linguistique qui possède une pensée comme sens ou mode de présentation et le vrai ou le faux comme dénotation ou référence. Oui mais, remarque immédiatement Frege,
"la proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond » a évidemment un sens, mais il est douteux que le nom « Ulysse » qui y figure ait une dénotation ; à partir de quoi il est également douteux que la proposition entière en ait une [...]. Mais pourquoi voulons-nous que tout nom propre ait une dénotation, en plus d'un sens ? Pourquoi la pensée ne nous suffit-elle pas ? C'est dans l'exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité [...]. De là, vient qu'il importe peu de savoir si le nom « Ulysse », par exemple, a une dénotation, aussi longtemps que nous recevons le poème comme une oeuvre d'art"(Frege, über Sinn und Bedeutung).
D'emblée, Frege soulève donc une difficulté à laquelle est confrontée sa sémantique propositionnelle : si, d'ordinaire, la dénotation de chaque expression catégorématique contribue à la dénotation du tout propositionnel en termes de vérité ou de fausseté, cela ne semble pas être le cas s'agissant des propositions de la littérature, et, d'une manière plus générale, celles qui participent de la fiction. C'est que, pour que "Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond" ait une valeur de vérité, il faudrait que le terme "Ulysse" dénote quelque objet réel (l'individu) nommé Ulysse. Sinon, il semblerait que l'on doive admettre, ou bien que la proposition tout entière n'a pas de dénotation, ou bien, pour le moins, qu'elle n'a pas le vrai ou le faux pour dénotation.

En effet, le cas général, s'il convient plutôt bien aux énoncés affirmatifs à prétention épistémique (dont le paradigme est l'énoncé scientifique), laisse néanmoins de côté de nombreux usages linguistiques où, disons, l'enjeu de vérité est moins flagrant. C'est toute la différence qui existe entre P1 : "Pluton est une exo-planète" et P2 : "j'ai lu que Pluton est une exo-planète". Or, "si on emploie les mots de la manière habituelle, c'est de leur dénotation que l'on parle. Mais il se peut que l'on veuille parler des mots eux-mêmes ou de leur sens"(Frege, über Sinn und Bedeutung). Frege établit donc un distinguo tout à fait intéressant entre P1 et P2 : P1 a pour Sinn la pensée que Pluton est une exo-planète et pour Bedeutung le vrai, tandis que P2 a pour Bedeutung la pensée que Pluton est une exo-planète et non le vrai5. Bref, Frege admet que tous les usages linguistiques des énoncés affirmatifs n'ont pas la vérité pour enjeu, en tout cas, pour enjeu direct. Appliquons maintenant cette réflexion à la phrase P3 : "Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond". Frege suggère en fait que son statut sémantique n'est pas le même selon que cette phrase est prononcée par Homère ou par un historien. En effet, supposons que P3 apparaisse, telle quelle, dans un ouvrage historique sous la plume d'un historien. Le lecteur va alors présupposer trois choses : il existe un individu et un seul nommé "Ulysse" ; il existe un lieu et un seul nommé "Ithaque" ; la relation d'Ulysse à Ithaque a bien été, dans le passé, telle que l'historien en parle. Et c'est pour cette dernière raison, nous dit Frege, que nous exigeons que les noms "Ulysse" et "Ithaque" aient, chacun, une dénotation (Bedeutung), c'est-à-dire renvoient à un objet identifiable dans le monde. Mais supposons à présent que la même phrase P3 soit écrite ou prononcée par Homère (ou par Fénelon, Joyce, Aragon, Moravia, etc.). Dans ce dernier cas, la forme apparente de P3 est trompeuse, puisque, alors, elle est l'abréviation d'une tout autre proposition P4 dont la forme réelle pourrait être P4a : "Homère dit qu'Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond" ou bien P4b : "Homère dit ceci : ''Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond''", ou encore, P4c : "''Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond''". L'avantage des formes P4 de la phrase de l'Odyssée est de mettre en évidence que, ce qui importe ici, c'est non pas la vérité de cette phrase (peu importe qu'il existât réellement quelque chose ou quelqu'un ou quelque chose tels qu'Ulysse ou qu'Ithaque), mais son sens, c'est-à-dire son mode de présentation, autrement le fait de dire "Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond", et de le dire de cette façon et pas d'une autre. D'où l'usage qui est fait ici des guillemets et qui signale que le fait de mentionner est, en l'occurrence, plus important que ce à quoi on peut, éventuellement, référer. Donc, pour résumer rapidement ce qui constitue, nolens volens, une véritable théorie frégéenne de l'écriture littéraire, la différence entre une lecture historique (ou scientifique) et une lecture littéraire (ou poétique) de la même phrase P3, c'est que, dans le second cas, le lecteur verra comme une fin en soi ce qui n'est qu'un moyen dans le premier cas, en l'occurrence le mode de présentation (die Art des Gegebenseins), autrement dit la forme linguistique d'une expression qui, dans le premier cas, reste secondaire. Bref, "un mot entre guillemets ne peut donc pas être pris dans sa dénotation habituelle. [De même], la proposition subordonnée a pour dénotation une pensée et non une valeur de vérité"(Frege, über Sinn und Bedeutung). La phrase, tirée de l'Odyssée, "Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond" a donc bien une dénotation et un sens, mais, du fait qu'Ulysse et Ithaque sont des êtres fictifs, cette dénotation et ce sens ne sont pas ceux que la même phrase aurait eus si c'eût été une phrase historique. In fine, la forme logique la plus pertinente pour une telle phrase est celle qui est manifestée par P4a, c'est-à-dire celle qui fait de la proposition littéraire une proposition subordonnée dans laquelle on insiste sur le choix des termes fait par l'auteur, quelque chose comme son style, pourrait-on dire. Et "la proposition subordonnée a pour dénotation une pensée et non une valeur de vérité ; son sens n'est pas une pensée, c'est le sens des mots « la pensée que ... »"(Frege, über Sinn und Bedeutung). Ce disant, Frege inaugure une forme d'analyse sémantique des contextes non-extensionnels en termes de citation ou de quasi-citation qui va connaître un grand succès dans le développement de la philosophie analytique. Arthur Danto dira par exemple que
"le périmètre conventionnel qui délimite la scène théâtrale possède donc une fonction analogue à celle des guillemets qui isolent de la conversation normale la phrase qu'ils encadrent, neutralisant son contenu par rapport aux attitudes qu'elle appellerait si elle n'était pas mentionnée mais, par exemple, assertée"(Danto, la Transfiguration du Banal, i).

Pour autant, la position frégéenne en la matière reste fragile et peu satisfaisante. Et pour au moins quatre raisons. La première raison est une raison de cohérence interne du schéma frégéen : on peut comprendre sans difficulté en quoi l'objet auquel réfère P4 est une pensée et non pas la vérité, mais j'avoue ne pas très bien comprendre en quoi consiste le sens ou mode de présentation (Sinn) de P4. Frege nous dit que "son sens n'est pas une pensée, c'est le sens des mots « la pensée que ... »". Or en quoi consiste exactement le sens des mots "la pensée qu'Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond" ? Est-ce le sens de chacun des mots ? Mais, dans ce cas, comment arrive-t-on au sens global dès lors qu'il est admis que l'"on doit rechercher ce que les mots veulent dire [bedeuten] non pas isolément mais pris dans leur contexte"(Frege, Grundlagen der Arithmetik, intro). Et si ce n'est pas le sens de chacun des mots, en quoi le sens de P4 diffère-t-il de P4 elle-même ? Il semble que Frege ait pressenti cette difficulté lorsqu'il dit qu'"il serait souhaitable d'avoir une expression particulière pour désigner les signes qui ont seulement un sens"(Frege, über Sinn und Bedeutung). Bref, ne serait-il pas plus simple de reconnaître que les expressions littéraires ont un sens sans avoir de dénotation ? Deuxièmement, même si, contrairement à Platon, Frege ne dénigre absolument pas la littérature au nom d'un prétendu subjectivisme ou relativisme mais indique simplement que l'écrivain vise un type d'objectivité différent de celui du scientifique ou bien de l'historien6, puisque le propre de la proposition littéraire, pour Frege, c'est qu'elle référe à (bedeutet) une pensée (Gedanke) et que "l’humanité possède un trésor commun de pensées qui se transmet d’une génération à l’autre"(Frege, Compte-rendu de Philosophie der Arithmetik de Husserl), sa position garde tout de même quelques relents d'un platonisme. Car, tout comme Platon, Frege fait dériver sa conception de la littérature et de la poésie du statut des propositions scientifiques et mathématiques qui sont les seules qui, au fond, l'intéressent vraiment. En gros, on pourrait dire que la littérature ou la poésie, c'est ce qui reste des énoncés affirmatifs lorsqu'on se désintéresse de leur vérité ou de leur fausseté scientifique7. Ce qui, comme chez Platon, est un peu condescendant. Troisièmement, et par voie de conséquence, la littérature est explicitement considérée comme un méta-langage : "nous avons ainsi affaire à des signes de signes. Dans le cas d'un signe écrit, on met les images des mots entre guillemets. Un mot entre guillemets ne peut donc être pris dans sa dénotation habituelle"(Frege, über Sinn und Bedeutung). Ce qui, pour correspondre à un certain nombre de conceptions post-modernes de l'écriture littéraire8 faisant de l'univers littéraire un univers clos sur lui-même dont l'objet final est le langage et rien d'autre, présuppose que la littérature n'a rien à nous dire, encore moins à nous apprendre sur le monde, sur nos semblables et sur nous-mêmes. Ce qui ne nous laisse pas de nous étonner : lorsque je lis l'un quelconque de ces grands romans sur la Guerre de 14, il me semble néanmoins que, d'une manière ou d'une autre, en un sens qu'il faudrait sans doute précier, j'apprends quelque chose sur la Guerre de 14. Autrement dit, en termes frégéens, il me semble pourtant que je m'intéresse aussi aux protagonistes et aux événements réels (Bedeutungen) qui y sont relatés et pas seulement à leurs modes de présentation (Sinne). Enfin, quatrièmement, et c'est ce qui m'apparaît être le défaut majeur de la position frégéenne, le fait de traiter la proposition littéraire comme un cas particulier d'oratio obliqua empêche de saisir ce qui, dans les discours indirects (à supposer que la littérature en soit un) est proprement littéraire, c'est-à-dire ressortit à ce que Danto appelle "la transfiguration du banal". J'avoue que ce que dit là, par exemple Iris Murdoch me laisse perplexe : "quand nous rentrons à la maison et ''racontons notre journée'', nous mettons de façon artistique un matériau dans une forme narrative [...]. Par conséquent, en tant qu'utilisateurs des mots, d'une certaine façon, nous existons tous dans une atmosphère littéraire, nous vivons et respirons la littérature, nous somme tous des artistes littéraires"(Murdoch, Philosophy and Literature, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §10). Je ne suis pas certain que la classe des discours indirects et la classe des textes littéraires soient coextensives.

Toujours est-il que, contrairement à un mythe tenace, la philosophie analytique in statu nascendi ne s'est nullement désintéressée du statut sémantique des propositions littéraires. Cela étant, il faut bien reconnaître qu'il n'en sera quasiment plus question dans l'oeuvre de Russell, le second pilier historique de ce courant. Russell et ses épigones vont, en effet, avoir tendance à adopter le dogme selon lequel "avoir un sens [...] est une notion où se mêlent confusément des éléments logiques et des éléments psychologiques. Les mots ont tous un sens au simple sens où ce sont des symboles qui représentent autre chose qu'eux-mêmes"(Russell, Principles of Mathematics, §51). Exeat donc le sens (Sinn) ou la pensée (Gedanke) comme objet de la proposition littéraire ! En fait, dès 1903, la notion frégéenne de pensée (Gedanke) à la fois comme dénotation de P4 et comme sens de P3, va être déchue de toute prétention sémantique. Concrètement, Russell abandonne très tôt l'idée frégéenne selon laquelle toute expression catégorématique est, en bonne logique, le nom propre (Eigenname) d'un certain objet (Gegenstand) qui n'est autre que la dénotation (Bedeutung) de cette expression. Or, cette catégorie ontologique dite d'"objet", sans autre précision, est tout sauf satisfaisante, remarque Russell. En effet,
"les difficultés auxquelles on se heurte inévitablement quand on considère que les expressions dénotantes représentent des constituants authentiques9 des propositions [sont] ou bien fournir une dénotation [un objet] dans le cas où elle est, à première vue, absente, ou bien abandonner l'idée que la dénotation est ce dont il est question dans les expressions dénotantes"(Russell, on Denoting).
C'est-à-dire que, là où Frege affirme que "la désignation d'un objet singulier peut consister en plusieurs mots ou autres signes. À fin de brièveté, on appellera « nom propre » toute désignation de ce type"(Frege, über Sinn und Bedeutung), Russell va, au contraire, s'évertuer à distinguer les noms propres authentiques (sur la définition desquels il va toutefois beaucoup varier) dont la fonction est, effectivement, de dénoter inconditionnellement10 un individu, et les expressions seulement dénotantes (qu'il appellera aussi "descriptions définies") qui vise à désigner sous condition de satisfaction d'une ou plusieurs propriétés ou relations attribuées à une variable d'individu (un x, un quidam, ou, comme on dit en français, Untel) et non à un individu réel. Ainsi,
"si nous disons « le roi d'Angleterre est chauve », il semble qu'il s'agisse là non pas d'un énoncé portant sur le sens complexe de « le roi d'Angleterre », mais sur l'homme réel dénoté par le sens. Mais considérons maintenant « le roi de France est chauve ». Étant donné la similarité de leur forme, cela devrait aussi porter sur la dénotation de l'expression « le roi de France ». Mais cette expression, quoique possédant un sens, puisque « le roi d'Angleterre » en a un, n'a certainement aucune dénotation, du moins en aucun des sens évidents du terme"(Russell, on Denoting).
Bref, pour Russell, "le roi de France", pas plus que "le roi d'Angleterre", n'est un nom propre frégéen, mais une expression dénotante, une description définie : c'est le tel et tel, le x qui a telle et telle propriété ou relation (à condition qu'ils les ait). Et, de la même façon, "celui qui conquit les Gaules" ou "celui qui conquit la Toison d'Or". Dans tous les cas, souligne Russell, la contribution sémantique de telles expressions ne consiste pas à introduire directement un objet dans le discours, mais plutôt à énoncer les conditions de son éventuelle introduction sous la forme d'un concept.

Car, si Frege avait raison, l'existence de la dénotation, donc de l'objet auquel l'expression fait référence, serait toujours présupposée11. Pour Frege, une phrase comme P5 : "l'actuel roi de France est chauve" ou, bien entendu, P6 : "le roi d'Ithaque est le fils de Laërte et d'Anticlée" présupposent nécessairement, sous peine de non-sens, l'existence de quelque chose, quelque objet (Gegenstand) frégéen comme le roi d'Ithaque ou le roi de France. Tandis que, pour Russell, la sanction, en cas d'échec référentiel, en cas, donc, de non-existence de la dénotation, ce n'est pas le non-sens mais la fausseté de la proposition : "ainsi, suppose [Frege] « le roi de France est chauve » doit être dépourvu de sens ; mais cet énoncé n'est pas dépourvu de sens puisqu'il est manifestement faux"(Russell, on Denoting). Il est donc clair que, pour Russell, contrairement à Frege, l'existence du référent (de la dénotation) n'est nullement présupposée par l'expression dénotante, mais, dans le meilleur des cas, impliquée par celle-ci, et encore, à condition que la proposition totale soit vraie : "si « C » est une expression dénotante, il peut se faire qu'il y ait une entité x (il ne peut y en avoir plus d'une) pour laquelle la proposition « x est identique à C » est vraie"(Russell, on Denoting). La contribution sémantique d'une quelconque expression dénotante se limite donc, dans le meilleur des cas (celui où serait vraie la proposition où elle figure), à dénoter ou référer indirectement, en l'occurrence, via un ensemble fini de conditions qui sont en même temps une partie des conditions de vérité de ladite proposition. Ainsi "le roi de France" introduit deux conditions de vérité de P5 : qu'il y ait un roi, qu'il soit de France (la troisième étant qu'il soit chauve). Et pareillement pour P6 : qu'il y eût un roi, qu'il fût d'Ithaque. Toujours est-il, insiste Russell, que "le roi de France" ou "le roi d'Ithaque" "n'est qu'une expression et rien qui puisse être appelé le sens [Sinn frégéen]. L'expression per se n'a pas de sens, parce que, dans n'importe quelle proposition où elle figure, la proposition, une fois pleinement exprimée, ne contient pas l'expression, qui a été disloquée"(Russell, on Denoting). De telles expressions ont beau se trouver en position de sujet grammatical12, elles ne peuvent cependant être dites dénoter une pensée au sens de Frege, non seulement parce que, comme nous l'avons déjà dit, le terme de "pensée" est trop connoté par la tradition idéaliste et psychologiste, mais aussi et surtout parce qu'elles sont des concepts plutôt que d'authentiques noms propres. L'utilisation que va faire Russell de la catégorie logique de nom propre authentique va, d'ailleurs, lui permettre de passer le rasoir d'Ockam sur un univers ontologique dont le foisonnement lui paraissait peu compatible avec la rigueur logique qu'il essayait, tout comme Frege, d'adopter dans sa philosophie. Ainsi,
"les mots du langage ordinaire et même les noms propres sont en réalité souvent des descriptions, autrement dit, pour exprimer de manière explicite la pensée d’un locuteur faisant un usage correct d’un nom propre, il faut généralement remplacer le nom propre par une description. Bien plus, la description requise variera suivant les individus ou suivant le moment pour un individu"(Russell, Principles of Mathematics, §56),
voulant dire par là qu'"Ulysse" n'est pas plus un nom propre authentique que "le roi d'Ithaque", "celui qui conquit la Toison d'Or", "l'époux de Pénélope", "le père de Télémaque", etc., autant d'expressions dénotantes auxquelles ce faux nom propre a pour fonction de se substituer, au gré des énonciations particulières et de leur contexte. Telle est d'ailleurs, pour Russell et les positiviste logiques qu'il inspirera, la tâche majeure de la philosophie : retrouver, sous l'apparence grammaticale des phrases du langage ordinaire, les constituants logiques authentiques des propositions, en particulier les sujets logiques authentiques13. Comme Frege, objectera-t-on. Oui mais, Russell et les positivistes logiques sont aussi des empiristes logiques, ce que n'était manifestement pas le très platonicien Frege.

En effet,
"dans chaque proposition que nous pouvons appréhender [...], tous les constituants sont des entités réelles desquelles nous avons une connaissance directe [we are acquainted with]. Or nous ne connaissons de choses telles que la matière [...] ou l'esprit d'autrui qu'au moyen d'expressions dénotantes, c'est-à-dire que nous ne les connaissons pas directement, mais seulement comme ce qui a telles et telles propriétés"(Russell, on Denoting).
Ce qui implique que le statut sémantique des expressions dénotantes est lié à la vérifiabilité14 empirique des énoncés où elles apparaissent, critère que Russell et les philosophes qu'il va inspirer vont ériger en critère absolu du sens d'une proposition qui va perdre le statut ontologique d'objet qu'il avait avec Frege pour assumer désormais un statut de dogme méthodologique : "la signification d’une phrase est identique à la manière dont nous déterminons sa vérité ou sa fausseté"(Carnap, Testabilité et Signification) ; "établir la signification d’un énoncé équivaut à établir les règles selon lesquelles l’énoncé est utilisé, ce qui, à son tour, revient à établir la manière dont il peut être vérifié (ou réfuté). La signification d’un énoncé est la méthode de sa vérification"(Schlick, les Énoncés Scientifiques et la Réalité du Monde Extérieur). Ce que Russell nomme "connaissance directe" (knowledge by acquaintance) consiste donc en un contact sensible (au moins possible) avec l'ameublement ultime du monde (the ultimate furniture of the world) comme il le dira lui-même. Et si c'est là, pour Russell et ses successeurs, le paradigme de la relation épistémique, c'est justement parce que, étant la seule forme de connaissance à nous mettre en contact avec des atomes de réalité, c'est aussi la seule forme de connaissance simple, toutes les autres étant, par principe, moléculaires, c'est-à-dire indirectes et composées. Et, bien entendu, c'est cette distinction ontologique entre la réalité atomique et la réalité moléculaire qui justifie la distinction épistémique entre nom propre authentique et description définie. Ce sont les sense data qui, un temps15, constitueront pour Russell cette réalité atomique : "en présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense data qui constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli, etc.- [...]. La table est « l'objet physique qui cause tels et tels sense-data » : c'est là une description de la table au moyen des sense-data […]. Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus frappant de connaissance par expérience directe"(Russell, Problèmes de Philosophie, v). Le résultat brutal, pour notre problème, est qu'en l'absence d'une telle familiarité sensible du locuteur avec les données ultimes dénotées par les expressions dénotantes logiquement analysées d'un énoncé donné, leur pouvoir sémantique est nul et il n'y a donc plus lieu de s'en préoccuper. Or quelle connaissance empirique directe possible avons-nous lorsque nous lisons P3, P4, P5 ou P6 ? Trois réponses sont plausibles. Si on répond : "aucune", alors la conclusion russellienne qui s'impose est que de tels énoncés sont tout simplement faux et que les expressions "Ulysse", "Ithaque", "Homère" et "le roi d'Ithaque" sont de banales concaténations arbitraires de signes, de vulgaires flatus vocis16. Si on répond : "celle des seuls signes d'imprimerie", alors il faudra déduire que la seule proposition vraie que l'on pourra proférer à leur sujet est une proposition concernant la matérialité de ce qui est imprimé (par exemple P4c). Si enfin on répond : "aucune sauf pour Homère", alors P4a et P4b peuvent aussi être vraies pour peu que la matérialité des signes mentionnés soit elle-même avérée. Dans tous les cas de figure, P3 et P6 restent des propositions fausses ! Et avec elles la totalité du corpus littéraire relégué au rang, vague et peu flatteur, de "sentiment de la vie" (aux côtés de la religion et de la métaphysique !) :
"l'analyse montre que ces énoncés ne disent rien, mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie constitue à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat en est l'art, par exemple la poésie et la musique"(Carnap, la Conception Scientifique du Monde).
De là une désaffection durable des héritiers de Russell pour la matière littéraire qui peut se résumer dans ce point de vue d'Austin : "formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, [une énonciation] n'est pas employé[e] sérieusement, et ce de manière particulière, mais [...] il s'agit d'un usage parasitaire par rapport à l'usage normal, parasitisme dont l'étude relève du domaine des étiolements du langage"(Austin, quand Dire c'est Faire, ii). Et, en contrepartie, une réputation tenace et, en un sens, point complètement imméritée, de logiciens scientistes de la part des littéraires à l'endroit de ceux qui "croient que les savants sont là pour pour leur donner un enseignement, les poètes, les musiciens, etc. pour les réjouir. Que ces derniers aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à l'esprit"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 36).

Alors Wittgenstein, justement, s'affiche, d'entrée de jeu, comme un russellien plutôt que comme un frégéen. Par exemple, lorsqu'il écrit que "le nom dénote [bedeutet] l'objet. L'objet est sa dénotation [Bedeutung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.203) ou que "seule la proposition a un sens [Sinn] ; seulement dans le contexte de la proposition un nom a une dénotation [Bedeutung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.3), il refuse à la fois l'idée frégéenne que la proposition puisse recevoir une dénotation (Bedeutung) et celle qu'un nom puisse admettre un sens (Sinn). De plus, contrairement à Frege et conformément à Russell, "la proposition dans laquelle il est question d'un complexe, si celui-ci n'existe pas, ne sera pas dépourvue de sens [unsinnig], mais simplement fausse"(Wittgenstein, Tractatus, 3.24), ce qui semble impliquer clairement qu'une proposition comme P3, P5, P6, P7 ou P8 ne peut être que fausse. Wittgenstein va même contribuer à donner sa forme canonique au vérificationnisme empirique cher au positivisme logique en disant que "ce que l’image représente [darstellt] est son sens [sein Sinn]. Dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité, consiste sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour reconnaître si l’image [das Bild] est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.221-2.222-2.223). Le positivisme épistémologique de Wittgenstein est manifeste. Sauf que, dans la foulée, il réhabilite la notion de pensée, sinon comme état psychologique du sujet sensible, du moins comme vécu phénoménologique du sujet connaissant. Et ce, dans un sens très important :
"l’image logique des faits est la pensée [das logische Bild der Tatsachen ist der Gedanke]. « Un état de choses est pensable [denkbar] » veut dire : nous pouvons nous en faire une image [ein Bild]. Nous ne pouvons rien penser d’illogique [...]. Dans la proposition, la pensée s'exprime pour la perception sensible [...]. Nous utilisons les signes perceptibles d'une proposition (parlés, écrits, etc.) comme la projection d'une situation possible. La méthode de projection consiste à penser  [denken] le sens de la proposition"(Wittgenstein, Tractatus, 3-3.001-3.03-3.1-3.11).
Par où l'on voit qu'il va y avoir, dans la philosophie de Wittgenstein, une place pour l'analyse de la perception subjective qui ne sera jamais confondue avec une expérience privée ineffable pour la raison que "dans l’image et dans le représenté quelque chose doit se retrouver identiquement"(Wittgenstein, Tractatus, 2.161). Toute image17est toujours, de jure, descriptible et son contenu communicable. De telle sorte que le récit littéraire ou poétique peut, désormais, être considéré comme un tel contenu. D'ailleurs, même si "nous nous faisons des images des faits"(Wittgenstein, Tractatus, 2.1) au sens d'une image scientifique de ceux-ci, il ne saurait exister, pour Wittgenstein, d'atomes de signification inanalysables au sens des positivistes logiques (par exemple en termes de sense data russelliens). En effet,
"percevoir un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont dans telle ou telle relation. Ceci explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la figure [Cube de Necker] et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons réellement deux faits distincts ("si je regarde tout d’abord les sommets a, et seulement marginalement les sommets b, a paraît être en avant ; et vice versa)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5423).
Tout voir, tout percevoir est un voir (percevoir)-comme (sehen als) : c'est essentiellement une fonction holistique, synthétique, une übersichtliche Darstellung, une représentation synoptique. Par conséquent aussi, tout décrire est un décrire-comme et tout comprendre est un comprendre-comme18, notamment s'agissant des noms de personnages et événements fictifs qui seront, avec Wittgenstein, réputés référer, en quelque sorte de manière quasi-frégéenne (au réalisme ontologique près), à la description possible que l'on pourrait faire d'un certain complexe perceptif.

Ensuite, en plein accord, cette fois-ci avec Frege bien que pour d'autres raisons que celui-ci, Wittgenstein reconnaît qu'une proposition peut être dépourvue de valeur de vérité sans pour autant être dépourvue de toute valeur. S'il accepte, en effet, de revendiquer l'héritage positiviste19 de Russell en ce qu'il ne reconnaît de vérité qu'expérimentale, en revanche, il refuse le scientisme qui semble en être la conséquence naturelle. Certes,
"la proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité [...]. La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature [...]. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements, [elle] délimite le territoire contesté de la science de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06-4.11-4.112-4.113).
Mais
"[la philosophie] doit marquer les frontières du pensable [das Denkbare], et, partant, de l'impensable [das Undenkbare]. Elle doit délimiter l'impensable de l'intérieur par le moyen du pensable. [...] Elle signifiera l'indicible [das Unsagbare] en figurant le dicible [das Sagbare] dans sa clarté"(Wittgenstein, Tractatus, 4.114-4.115).
C'est qu'en dépit des apparences, la philosophie n'est, pour Wittgenstein, nullement au service du positif (en l'occurrence, ce qui peut se penser et donc se dire, autrement dit, in fine, la science) mais plutôt à celui des limites du positif. Car, s'il est impensable de penser le négatif, c'est-à-dire l'impensable, tout comme de dire le négatif, c'est-à-dire l'indicible, on peut toujours penser les limites du pensable, les limites du dicible. Et ces limites, au sens mathématique du terme, ce sont ce que nous essayons, précisément, d'indiquer lorsque nous parlons des valeurs comme le bien, le beau, le juste, l'utile, etc., bref, des valeurs qui ne se laissent pas ramener à des valeurs de vérité après comparaison avec des faits du monde :
"le sens du monde [der Sinn der Welt] doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur [keinen Wert]. Il ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur [Sätze können nichts Höheres ausdrücken] Il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer [sich die Ethik nicht aussprechen lässt]. L'éthique est transcendantale. (Ethique et esthétique sont une seule et même chose)"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41-6.42-6.421).
La philosophie du langage de Wittgenstein fait donc une place (et quelle place !) à l'expression de l'éthique et à celle de l'esthétique au motif que "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie [unsere Lebensprobleme] demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). De fait, avouera-t-il, "les questions scientifiques peuvent m’intéresser, mais jamais me passionner réellement. Seules les questions conceptuelles et esthétiques ont cet effet sur moi. La solution de problèmes scientifiques m’est, au fond, indifférente ; mais celle des questions de cet autre type ne l’est pas"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 79). Or, cette distinction fondamentale entre le langage scientifique ou empirique et le langage éthique ou esthétique, bref, entre la science et la vie, est thématisée d'emblée par Wittgenstein dans une formulation qui a été, hélas, source de bien des malentendus, sinon des contresens : "il y a assurément de l'indicible [Unaussprechliches]. Il se montre [zeigt sich]. C'est le mystique [das Mystiche]20" (Wittgenstein, Tractatus, 6.522). Toujours est-il que, pour Wittgenstein, des phrases comme P3, P5, P6, P7 ou P8 peuvent, à l'instar de Frege, se révéler fausses si on les considère comme des propositions historiques ou scientifiques, mais peuvent aussi acquérir une tout autre valeur en tant que propositions esthétiques. Et une valeur éminente dans la mesure où de telles phrases sont des tentatives pour exprimer non pas des faits du monde mais des problèmes (et pas un simple sentiment) de la vie.

Donc, si l'apport de Frege à l'analyse sémantique des propositions littéraires est assez modeste et celui de Russell nul, voire négatif, celui de Wittgenstein, en revanche, va se révéler beaucoup plus fécond. Non pas parce que la littérature va devenir pour lui un sujet de prédilection21, mais plutôt parce que sa philosophie du langage va receler, en germe, des outils d'analyse du langage littéraire en harmonie, comme nous le verrons, avec certaines conceptions contemporaines de la valeur littéraire d'un texte, outils conceptuels que nous allons développer à présent.

D'une part, Wittgenstein admet sans discussion que l'art en général et l'art littéraire en particulier est un certain rapport à la production et à la réception d'un certain type d'images, d'autre part, il a, comme nous l'avons vu, une conception tout à fait précise et approfondie de l'image qui est toujours réputée isomorphe à ce dont elle est l'image. Pour parodier une formule connue, on pourrait dire que, pour Wittgenstein, toute image est image de quelque chose. Formulation moderne d'un problème déjà ancien : "-Socrate : et si quelqu'un a une représentation, ne faut-il pas qu'il se représente quelque chose ? - Théétète : oui, nécessairement. - Socrate : et si quelqu'un se représente quelque chose, ne faut-il pas que cela soit réel ? - Théétète : il semble bien en être ainsi"(Platon, Théétète, 189a). Mais ce qui, pour Platon, demeure une aporie ontologique, ce qui conduit Russell à l'élimination des expressions dénotantes qui ne dénotent pas, ce qui amène Frege à leur fournir néanmoins une dénotation indirecte qu'il appelle "la pensée", est résolu d'une tout autre manière par Wittgenstein :
"dans la forme générale de la proposition, la proposition n’apparaît dans une proposition que comme base d’une opération de vérité [...]. À première vue, il semble qu’une proposition puisse apparaître aussi dans une autre proposition d’une autre manière aussi. Particulièrement dans certaines formes propositionnelles de la psychologie, telles que « A croit que p a lieu », ou « A pense p », etc. Car superficiellement, il semble qu’ici la proposition p ait une espèce de relation avec un objet A. (Et dans la théorie moderne de la connaissance (Russell, Moore, etc.), ces propositions sont conçues de cette manière) [...]. Il est cependant clair que « A croit que p », « A pense p », « A dit p » sont de la forme «p’ dit p », et il ne s’agit pas ici de la coordination d’un fait et d’un objet, mais de la coordination de faits par la coordination de leurs objets"(Wittgenstein, Tractatus, 5.54-5.541-5.542).
Dans ce passage assez obscur, Wittgenstein est particulièrement virulent contre Russell, et même contre Frege. Au premier, il reproche de confondre contexte intensionnel (cf. note 5) et contexte psychologique en faisant comme si la valeur d'une proposition littéraire ne dépendait que de l'état d'âme de son auteur au moment où il écrit. Au second, il reproche de traiter les contextes intensionnels comme des contextes citationnels. Dans les deux cas, pour Wittgenstein, c'est l'isomorphisme entre l'image (fût-elle "mentale") et ce dont elle est l'image qui est perdu et la communicabilité, fût-elle métaphorique ou poétique, de ces phrases qui devient inexplicable. Car, quoi que l'auteur "eût dans la tête" en écrivant P3, P5 ou P6, il est patent que n'importe quel lecteur moyennement compétent les comprend (ou peut même vouloir les comprendre, comme dans le cas de P7 ou P8), puisqu'il est capable de s'y intéresser, voire d'y trouver du plaisir. Ce qui, pour Wittgenstein, est un sujet d'émerveillement : "ne considère pas comme allant de soi, mais comme un fait remarquable, que les images et les récits fictionnels, nous procurent du plaisir, nous absorbent"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §524).

Voilà qui est d'autant plus remarquable que, en principe, "comprendre le sens d'une proposition, cela veut dire savoir comment on doit procéder pour en arriver à décider si elle est vraie ou fausse"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §43). Il faut donc admettre, semble-t-il, que si je comprends des propositions comme P9 : "mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie"(de Nerval, el Desdichado), P10 : "nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort nous nous vîmes cinq mille en arrivant au port"(Corneille, le Cid, iv, 3) ou P11 : "longtemps je me suis couché de bonne heure"(Proust, du côté de chez Swann), je les comprends parce que, de prime abord, elles pourraient tout à fait avoir le statut de propositions scientifiques ou historiques empiriquement vérifiables : contrairement à ce que prétend Frege, de telles phrases ne sont pas de la forme "« A croit que p », « A pense p », « A dit p » [mais] «p’ dit p », et il ne s’agit pas ici de la coordination d’un fait et d’un objet, mais de la coordination de faits par la coordination de leurs objets"(op.cit.). Ce qui veut dire que
"nous utilisons les signes perceptibles d'une proposition (parlés, écrits, etc.) comme la projection d'une situation possible [möglichen Sachlage]. La méthode de projection consiste à penser le sens de la proposition [...]. Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie, mais on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie"(Wittgenstein, Tractatus, 3.11-4.024).
Comme pour Frege, comprendre une proposition littéraire, c'est, pour Wittgenstein, penser le sens de cette proposition. Sauf que, d'une part penser est ici une activité de projection et non de contemplation quasi-platonicienne et, d'autre part, cette activité est du même type pour toutes les propositions. Mais alors, en quoi consiste la spécificité de P3, P5, P6, P7, P8, P9, P10 ou P11 par rapport à P1 ? Eh bien, justement, et ce, à la fois contre Russell et contre Frege, en ce que nous savons que les désignateurs22 ("Ulysse", "actuel Roi de France", "Laërte", "idées vertes incolores", "slictueux toves", "soleil noir", "nous", "je") ne requièrent pas de dénotation pour être compris. Si je lisais P11 comme un simple témoignage biographique23, non seulement je comprendrais que les éléments de la réalité historique pourraient être dans la configuration décrite par la proposition énoncée, mais encore je comprendrais que cette proposition doit être vraie ou bien fausse selon le résultat, au moins possible, de sa vérification consistant en "la coordination de faits [le fait propositionnel avec le fait empirique] par la coordination de leurs objets [le désignateur linguistique avec l'objet réel désigné]"(op.cit.). Tandis qu'en la lisant comme une proposition littéraire, je renonce simplement à la seconde condition : je n'exige plus que le désignateur ait une dénotation. Va-t-on dire alors que je ne lui prête aucune fonction informative, aucune valeur de connaissance ?

Nous avons vu que c'est le cas pour Russell et pour les positivistes logiques qui, curieusement, rejoignent dans leur conclusion l'école critique qu'à la suite de Rorty, il est convenu de qualifier de textualiste (cf. note 8) et qui proclame que "l'écrivain devient ''moderne'' lorsqu'il comprend qu'écrire de la littérature n'est pas représenter (tout comme les peintres et les sculpteurs sont modernes dès qu'ils mettent en question la nécessité de représenter)"(Descombes, Proust et le Roman, vi). Or, pour Wittgenstein, toute image est nécessairement représentative (darstellbar) puisque "l’image a en commun avec le représenté la forme logique de représentation [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique"(Wittgenstein, Tractatus, 2.2-2.202). Il ne fait donc aucun doute que, pour lui, une proposition littéraire, une image peinte, une image sculptée, sont représentatives, tout comme une image radiographique ou un compte-rendu scientifique. De telles propositions représentent bien quelque chose, encore que, comme nous l'avons souligné supra, la dénotation des désignateurs n'y soit pas en jeu. Pour autant, il serait absurde de conclure que P3, P5, P6, P7, P8, P9, P10 ou P11 sont auto-référentielles et ne nous apprennent donc rien sur rien. Lirais-je ce que les écrivains ont écrit sur la Grande Guerre si je ne les considérais que du point de vue de leur capacité à me faire réfléchir sur leur style ou sur la langue ? D'un autre côté, si je ne désirais qu'engranger des connaissances historiques sur la Guerre de 14, ce n'est pas vers eux que je me tournerais mais vers des ouvrages d'historiens. Encore une fois, c'est Frege qui a montré la voie de la résolution de cette difficulté en séparant valeur de connaissance d'une phrase et valeur de vérité, sens (Sinn) et dénotation (Bedeutung). Toutefois, comme l'a montré Russell, il a commis l'erreur de vouloir à tout prix assigner une dénotation à des phrases et à des désignateurs qui en étaient pourtant manifestement dépourvus. Si l'on tient compte de ces prodromes et si l'on veut suivre Wittgenstein, il faut donc bien comprendre que ce sur quoi nous éclairent ces propositions, ce n'est pas la dénotation des désignateurs mais autre chose. Oui mais quoi ?
"Quand nous comparons la proposition à une image, nous devons considérer si c'est avec un portrait [Porträt] (une représentation historique) [einer historischen Darstellung] ou bien si c'est avec un tableau de genre [Genrebild]. Et les deux comparaisons ont un sens. Dans les ouvrages de fiction, les propositions correspondent à des tableaux de genre. Quand je regarde un tableau de genre, il me dit quelque chose, même si je ne crois pas un instant, ne me figure pas que les hommes que j'y vois sont vrais, ou bien qu'il y a eu véritablement des hommes dans cette situation [...]. Donc l'image ne me dit qu'elle même [Das Bild sagt mir also sich selbst]. Et le fait qu'elle me dise quelque chose va consister en ce que je reconnais en elle des objets dans une dispositions caractéristique quelconque"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, 114-115).
Qu'entend Wittgenstein par "l'image ne me dit qu'elle même" ?

D'après lui, par "l'image ne me dit qu'elle même", Wittgenstein voudrait donc dire que, puisqu'"il n'est pas possible de croire quelque chose que l'on ne puisse imaginer vérifié de quelque façon"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §59) et que la vérification n'est pas un enjeu de la compréhension de la proposition littéraire, la crédibilité de l'image n'est rien d'autre que la possibilité que son auteur ait réellement vu les choses comme il les décrit. "L'image ne me dit qu'elle-même" en ce qu'elle ne me dit que ceci : comment l'auteur a vu les choses et rien d'autre24. De sorte que, ce qui m'absorbe dans la littérature qui évoque la Grande Guerre, par exemple, ce n'est pas le récit historique, mais la dénonciation humaniste de la barbarie par un Dorgelès ou un Barbusse, l'amertume poignante d'un Remarque ou d'un Cendrars, l'humour féroce d'un Céline, d'un Proust ou d'un Guilloux ou, pourquoi pas, le patriotisme naïf d'un Jünger ou d'un Genevoix. Ce qui, comme le souligne Proust à propos de la peinture,
"est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285).
L'ennui, pour notre problème, c'est que cela ne dit rien de la spécificité de la littérature. On pourrait, certes, résoudre le problème en disant, comme l'a fait le critique Eric Karpeles, que "si l'on inverse le commentaire de Ruskin sur les Vénitiens pour qui ''la peinture est la façon dont ils écrivent'', l'écriture était la façon dont Proust peignait"(Karpeles, le Musée Imaginaire de Marcel Proust, intro.). Mais cela fait la part trop belle au "montrer"25 au détriment du "dire". De sorte que, précisément, elle semble s'appliquer plus facilement à la peinture, à la sculpture ou à la musique (peut-être aussi à la poésie) qu'au roman26 où, d'une part les règles formelles y ont toujours été moins explicites et contraignantes, d'autre part, Wittgenstein lui-même écrit que l'image me dit elle-même, et non pas me montre elle-même. Bref, le critère permet, dans le meilleur des cas, d'éliminer P7, P8 et P9 en soulignant une propriété essentielle de la poésie27, mais n'explique pas de manière satisfaisante en quoi consiste la valeur de connaissance de P3, P5, P6, P10 ou P11.

Le recours à Goodman et à Danto me semble, à cet égard, plus prometteur. Goodman commence, tout comme Wittgenstein, par faire remarquer que
"de ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion à condition de parler [...] d'une image-représentant-une-licorne [a unicorne-representing-picture]" (Goodman, Languages of Art, in Narboux, Absorption et Picturalité).
Dans le même sens, nous devrons donc parler de P3 ou de P11 comme de phrases-portant-sur-Ulysse plutôt que comme des phrases portant sur Ulysse, et de P9 comme d'une phrase-portant-sur-le-Narrateur au lieu d'une phrase portant sur le Narrateur. Car la transcription avec tirets "forme un seul prédicat et, et le fait qu'elle s'applique à une ou plusieurs choses ne nous permet pas de conclure qu'il y a des objets dont ces choses sont les images"(Goodman, on Likeness of Meaning, in Narboux, Absorption et Picturalité)28. La différence, en effet entre le-F-de-a et le F de a (ou, plus simplement, F(a)) est la même qu'entre la clé-des-champs et la clé des champs : la vérité de "Untel a pris la clé-des-champs" ne dépend de l'existence d'aucune clé ni d'aucun champ. L'article contracté des n'est pas un terme de relation entre un terme conceptuel et un terme d'objet (un désignateur) mais de relation entre des mots, sans pour autant n'être qu'un simple contexte citationnel au sens de Frege : la "clé des champs" (ce que j'ai entendu nommer ainsi) n'est pas la clé-des-champs (terme lexical dont j'use et que je ne me contente pas de mentionner). Il en va de même, dans P6, avec l'expression ...-fils-de-..., etc. Il se pourrait donc bien, comme le dit Danto, que le concept d'image au sens où Wittgenstein parle de l'image comme d'un tableau de genre et non pas d'un portrait, en d'autres termes l'idée de représentation artistique ou de mimèsis, ne soit pas un concept extensionnel mais un concept intensionnel :
"l'imitation est un concept intensionnel, ce qui veut dire qu'une chose peut être une imitation-de-x sans que cela implique l'existence d'un x dont elle serait l'imitation [...]. S'il s'agit d'un concept intensionnel, nous pouvons accepter l'idée d'Aristote selon laquelle une pièce de théâtre est l'imitation [mimèsis] d'une action sans avoir à nous demander quelle est l'action qu'elle imite, car il se pourrait fort bien qu'une telle action n'existe pas [...]. La question de savoir comment il peut en être ainsi si l'action imitée n'a jamais eu lieu ne se pose que parce qu'on a tendance à prendre l'imitation pour un concept extensionnel, ce qu'elle n'est probablement pas. Il s'agit plutôt d'un concept représentationnel [...]. Il n'est nullement nécessaire qu'il existe quelque chose à quoi l'imitation ressemble. Tout ce qui est exigé, c'est que je pense qu'elle ressemble à ce qu'elle représente au cas où elle serait vraie"(Danto, la Transfiguration du Banal, iii).
Il s'ensuit que la formule wittgensteinienne selon laquelle l'image ne me dit qu'elle-même doit sans doute, pour être comprise, être rapprochée de l'affirmation que "la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu'il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est ainsi [Und er sagt, dass es sich so verhält]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.022). La proposition est une image. Comme toute image, la proposition montre qu'elle est  une image, c'est-à-dire l'image de quelque chose. Comprendre une image, c'est d'abord comprendre ceci. En particulier, comprendre une proposition, c'est comprendre qu'elle est une image de quelque chose. Sauf que l'image propositionnelle est une classe un peu particulière d'images : c'est que, en règle générale, nous dit Wittgenstein, une proposition, en plus de ce qu'elle nous montre, nous dit qu'il doit en être conformément à ce qu'elle nous montre, c'est-à-dire conformément à la possibilité qu'elle énonce, sous réserve de vérifiabilité. Or, comme les propositions littéraires ne sont pas vérifiables, faute de dénotation assignée à leurs désignateurs, de deux choses l'une : ou bien elles ne disent rien du tout et n'ont donc pas de sens (auquel cas, elles ne seraient donc même plus des propositions), ou bien elles ne disent que le minimum, en l'occurrence, rien d'autre qu'elles-mêmes. Comme Wittgenstein écarte la première éventualité, il nous reste la seconde : les propositions littéraires sont des propositions qui nous montrent un sens, c'est-à-dire nous indiquent une possibilité, mais qui ne nous disent pas qu'il doit en être conformément à cette possibilité. De sorte que, les comprendre, ce n'est pas savoir ce qui a lieu si elles sont vraies (assertion factuelle), ni ce qui aurait lieu si elles étaient vraies (hypothèse historique ou scientifique), mais ce qui aurait eu lieu si elles avaient été vraies (assertion contrefactuelle : nous savons que ce n'est pas le cas). Ce qui nous rappelle irrésistiblement la phrase des frères Goncourt : "l'histoire est un roman qui a été ; le roman est de l'histoire qui aurait pu être"(Edmond et Jules Goncourt, Journal). La littérature, c'est de l'histoire alternative, contrefactuelle. C'est pourquoi Goodman est fondé à distinguer la représentation d'une licorne comme image d'un objet hypothétique (je ne sais pas s'il existe ou non) et la représentation-d'une-licorne comme image d'un objet contrefactuel (je sais qu'il n'existe pas). Dans les deux cas, de tels désignateurs sont bien dotés d'une référence externe (ils ne sont pas auto-référentiels au sens des textualistes), sauf que, dans le second cas, ce n'est pas d'une dénotation qu'il s'agit, mais de ce qu'il appelle une exemplification :
"loin donc d'être une espèce de dénotation [a variety of denotation], l'exemplification suit la direction opposée, non pas celle allant de l'étiquette [label] à ce à quoi l'étiquette s'applique, mais celle revenant de quelque chose à quoi l'étiquette s'applique (ou à des traits [features] associés à l'étiquette)" (Goodman, of Mind and other Matters, in Narboux, Absorption et Picturalité).
Et, en effet, lorsque, dans le cours d'une conversation, je donne un exemple pour mieux me faire comprendre, je ne désire pas que l'on comprenne : "et il doit effectivement en être ainsi". Tout au contraire, puisqu'il arrive que je fasse précéder mon exemple de la clause contrefactuelle : "c'est comme s'il se passait ceci ou cela". La forme contrefactuelle est bien la preuve que la production de l'exemple s'accompagne, explicitement ou non d'une mise en garde du genre : "attention, ceci n'existe pas comme je le dis ; ce n'est qu'un exemple !". L'exemple de quoi, alors ?

Eh bien, comme le dit Goodman, l'exemple d'un ensemble de traits caractéristiques dont, éventuellement un nom propre peut se trouver être le désignateur. Ainsi, "Ulysse" se trouve-t-il être une abréviation commode pour tout un ensemble de propriétés : celui qui a conquis la Toison d'Or, le roi d'Ithaque, le père de Télémaque, l'époux de Pénélope, le fils de Laërte et d'Anticlée, etc. De telle sorte qu'"Ulysse" n'échoue nullement à dénoter un individu donné, comme le prétendent Frege ou Russell, puisque telle n'est pas sa fonction qui est plutôt d'exemplifier un ensemble29 de propriétés ou de relations qui constituent le personnage. À cet égard, Russell avait partiellement raison : le nom propre grammatical n'est, du point de vue de l'analyse logique, parfois rien d'autre qu'une description définie abrégée. Toutefois, il avait tort d'y voir la description définie d'une personne alors qu'elle est, en l'occurrence, celle d'un personnage. La personne est l'individu humain que dénote, soit directement le nom propre ou le pronom, soit indirectement la description définie dans un texte qui prétend être vrai. Tandis que le personnage, c'est l'exemple personnifié, c'est-à-dire l'échantillon de caractères30 auquel réfère le nom propre, la description définie ou le pronom dans un texte poétique, théâtral ou romanesque. Et le terme "caractère" doit s'entendre ici au sens frégéen de "caractère d'un concept" [Charakter eines Begriff, cf. Frege et le Sens des Noms Propres] par opposition aux propriétés d'un objet empirique. Homère ne découvre pas qu'Ulysse est "roi d'Ithaque" au sens où il aurait pu découvrir que Léonidas est roi de Sparte : il le postule. De sorte que le personnage d'Ulysse, comme tous les personnages, n'est pas une personne mais un concept personnifié31. On en revient alors à ce que nous disions dans le paragraphe précédent : la proposition littéraire nous fait, certes, connaître le point de vue de son auteur sur une expérience par lui seul vécue, mais elle ne le fait pas en termes de conditions de vérité déterminées par la forme du désignateur comme le croit Russell. Plutôt en termes de caractères conceptuels tirés d'exemples empiriques bien réels mais imaginairement recombinés en faisceaux cohérents de qualités afin d'exprimer au plus juste ladite expérience. Recombinaison que Proust nomme "métaphore" pour une expression qu'il appelle "traduction" :
"on peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité32 ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots. [...] Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280-2281).

L'écrivain est un traducteur. Il cherche les mots qui conviennent le mieux pour rendre communicable une expérience qu'il a vécue en première personne sans que celle-ci soit, en droit, ineffable, comme Wittgenstein n'a cessé de le répéter33 : "nous parlons d’esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur). Ce que je suis le seul à avoir vécu, n'est pas quelque chose qui soit, à tout jamais, tapi quelque part au fond de moi-même34. Si je ne communique pas mon vécu, c'est qu'il me manque les mots pour le dire ou, plus exactement, parce que je ne les ai pas encore trouvés et non, prétendument, parce qu'aucune forme de langage ne lui serait adéquate. L'expression d'une expérience vécue en première personne est, de ce point de vue, analogue à la description de l'arôme du café dont parle Wittgenstein :
"décris l’arôme du café ! Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où la pensée qu’une telle description devrait bien être possible ? Une telle description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à décrire l’arôme sans y réussir ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §610).
Le propre de l'écriture de Proust, c'est justement d'avoir su mettre en mots, d'avoir su "traduire" quelques unes de ses expériences les plus intimes : le goût de la madeleine plongée dans le thé chaud, l'odeur des nymphéas au bord de la Vivonne, le son du marteau heurtant la roue de la locomotive, la raideur empesée des serviettes du Grand-Hôtel de Balbec, le choc du pied contre les pavés disjoints de la place Saint Marc de Venise et, bien entendu, l'étrange épisode de la vision des deux clochers de Martinville35. L'écrivain traduit ce vécu de telle sorte que les expressions qu'il choisit s'imposent avec la même fluidité, la même évidence que, dans une proposition scientifique bien écrite, l'effet semble suivre naturellement de sa cause. Dans les deux cas, nous dit Proust, il s'agit de dégager l'essence d'un phénomène. En cela réside le talent du scientifique tout comme celui de l'écrivain36. Sauf que celui-ci est confronté à une difficulté qu'ignore celui-là : dans le cas de l'écriture littéraire, "l'image ne me dit qu'elle-même" et ne peut donc être confirmée par une expérimentation. L'expérience est communicable mais non vérifiable.

En tout cas, non vérifiable expérimentalement37. Car il est indéniable que, si Proust, par exemple, parvient à nous intéresser, voire à nous absorber, par et dans la description de l'essence d'un phénomène qu'il est seul à avoir vécu, c'est qu'une telle description peut, dans une certaine mesure, se vérifier. D'où la tendance de l'écrivain à parler de vérité à propos de la qualité littéraire de son travail. Or, le terme de "vérité" ne doit, évidemment, pas être entendu ici, dans le même sens que Frege, Russell ou Wittgenstein, c'est-à-dire comme la valeur d'un énoncé dont les désignateurs correspondent avec leurs dénotations puisque celles-ci, tout le monde est bien d'accord là-dessus, n'existent pas. "Vérité" de P11, par exemple, veut plutôt dire ici quelque chose comme une certaine correspondance non-dénotative, une certaine proximité empathique rendue possible par la communauté de sens de la proposition littéraire, entre l'expérience vécue par l'auteur de P11 et l'expérience vécue par le lecteur de P11 à la lecture de P11. Car
"chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2296).
On voit mieux, à présent, en quoi consistent tout à la fois le talent littéraire et la particularité des propositions littéraires : il s'agit pour l'auteur de chercher les exemples de description du réel qui établissent cette très improbable correspondance entre l'expérience vécue par lui et l'expérience vécue par son lecteur, afin que ce qui est "parlant" pour l'un le soit aussi pour l'autre. Ce qui est néanmoins rendu possible, nous dit Wittgenstein, parce que la proposition littéraire est dotée d'un sens et que la saisie de ce sens est indépendante du problème de sa vérité empirique. Plus précisément, pour qu'il y ait une proposition littéraire, il faut que
"tout mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre esprit enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo'' d'emplois à peine suggérés. Tout comme si, dans un tableau, chaque personnage était entouré de scènes délicatement et comme nébuleusement dessinées, qui se trouveraient pour ainsi dire dans une autre dimension, et comme si nous voyions ici les personnages dans différents contextes [...]. Si les choses se passent d'une façon telle que les emplois possibles d'un mot nous viennent à l'esprit en demi-teinte pendant que nous parlons ou écoutons, s'il en est effectivement ainsi, ce n'est que pour nous. Or, nous nous faisons comprendre des autres sans savoir s'ils vivent, eux aussi, ces expériences [...]. Nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi).
De sorte que, dans les propositions littéraires et contrairement à ce qui se passe pour les propositions historiques ou scientifiques, d'une part les conditions de la correspondance ne sont jamais spécifiées, d'autre part c'est le lecteur qui est, en dernier ressort, juge de la correspondance : "l'auteur n'a pas à s'en offenser mais, au contraire, à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »"(Proust, le Temps Retrouvé, 2297). Mais, encore une fois, on pourrait sans doute en dire autant pour tous les genres artistiques de sorte que la spécificité de la littérature n'est, vraisemblablement, qu'une différence de degré et non de nature. Tout au plus, pourrait-on faire de la littérature, avec Wittgenstein, Proust ou Danto, une sorte de paradigme en disant que, in fine, toutes les oeuvres d'art "ont donc la même puissance que des textes. Et cela vaut pour toutes les oeuvres picturales et, plus généralement, pour toute oeuvre artistique que nous croyons voir plutôt que lire"(Danto, la Transfiguration du Banal, v). Ce qui, après tout, est suffisant pour clarifier le statut sémantique de la littérature du point de la philosophie analytique.

1Même les grands spécialistes analytiques de l'art que sont Nelson Goodman et Arthur Danto ont dédaigné la spécificité de la littérature en ne s'intéressant qu'à la représentation artistique en général.
2Le terme de "sémantique" sera, dans cet article, pris dans le sens d'une recherche des conditions qu'une proposition doit réunir pour être dite avoir une valeur (valeur de vérité ou autre).
3 En gros : les phrases, les noms, les pronoms et les adjectifs qualificatifs.
5En effet, la vérité de P1 ne dépend que de la dénotation de ses composants, tandis que ce n'est pas le cas pour P2 (je peux avoir lu une erreur ou un mensonge, ma mémoire peut me trahir, etc.). Les héritiers de Frege parleront de contexte extensionnel dans le cas de P1 et de contexte intensionnel dans le cas de P2.
6Il est remarquable que Frege, souvent qualifié de platonicien justement en raison de sa conception de la pensée comme entité auto-subsistante dans une sorte de topos noètos approprié, est, sur ce point, diamétralement opposé à Platon. Celui-ci, en effet, oppose, dans République, III, 393b-398b, la diègèsis à prétention objective du récit historique à la mimèsis subjectivement assumée de la narration poétique. Cf. Proust et la Lecture Romanesque.
7On pourrait dire aussi que la littérature est ce qui reste de la philosophie lorsqu'on a renoncé à lui faire engager un dialogue vivant avec ses contradicteurs en la cantonnant à de l'écriture. Derrida a vigoureusement critiqué le dogme de la prééminence platonicienne de l'oral sur l'écrit (cf. la Pharmacie de Platon ou la Dissémination).
8Les conceptions dites textualistes, celles de Blanchot, Bakhtine, Barthes, Kristeva, Foucault, entre autres.
9Au premier rang desquelles la fameuse contradiction que constitue la réponse à la question : la classe de toutes les classes qui n'appartiennent pas à elles-mêmes appartient-elle à elle-même (cf. Descriptions, Noms Propres et Egocentriques Particuliers chez Russell) ? Mais aussi le paradoxe de l'inconsistance déjà relevé par Platon dans Euthydème, 283e7-284c6 : comment peut-on parler d'un être en disant qu'il n'existe pas, car sur ce le néant on ne saurait rien dire, et si on dit quelque chose, ce quelque chose doit bien porter sur un être en quelque façon ? "Aussi « l'actuel roi de France » et « le carré rond » sont-ils supposés être d'authentiques objets. [On] admet que de tels objets ne subsistent pas, tout en supposant que ce sont des objets. Ce qui [...] est surtout contestable en ce que l'on admet que de tels objets peuvent enfreindre la loi de contradiction"(Russell, on Denoting, cf. la Théorie Russellienne des Descriptions).
10Dans tous les mondes possibles, dira Kripke (Naming and Necessity).
11Comme le rappellera Strawson (on Referring) "p présuppose q" veut dire : "si q est faux, alors p n'est ni vrai ni faux mais dépourvu de signification" (à ne pas confondre avec "p implique q" qui veut dire : "si q est faux, alors p est faux").
12La paraphrase logique de "l'actuel roi de France est chauve" est en effet : "il existe un x et un seul qui est roi de France et qui est chauve". Par où l'on voit clairement que "l'actuel roi de France" est, du point de vue logique, un prédicat et non un sujet, le sujet logique réel n'étant pas spécifié (un x).
13Raison pour laquelle Russell cannot be a Christian : "le fait que vous puissiez discuter de la proposition ‘Dieu existeest une preuve que ‘Dieu, tel qu’il est employé dans cette proposition est une description et non un nom. Si ‘Dieuétait un nom, aucune question ne pourrait surgir à propos de son existence"(Russell, the Philosophy of Logical Atomism, vi).
14Et non pas à la vérification effective, bien entendu.
15Là-dessus encore, la position de Russell a beaucoup varié.
16Elles alors ont le même statut sémantique que la fameuse phrase de Chomsky P7 : "les idées vertes incolores dorment furieusement" ou celle de Lewis Carroll (traduit par Parisot) P8 : "les slictueux toves sur l’alloinde gyraient et vriblaient". Mais quel sens y a-t-il à dire que P7 et P8 sont fausses ?
17La notion d'image (Bild) joue, dans l'économie du Tractatus, un rôle primordial à rapprocher de celle de représentation communicable (Darstellung), par opposition à celle de représentation incommunicable (Vorstellung) : "nous nous faisons des images [Bilder] des faits [...]. L’image est la transposition [ein Modell] de la réalité [...] Les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport"(Wittgenstein, Tractatus, 2.1-2.12-2.15).
19Rappelons que le positivisme, depuis Comte, est une attitude philosophique essentiellement critique à l'égard des énoncés qui se prétendent nécessairement vrais, à commencer par les énoncés métaphysiques (en particulier, mais pas seulement, les énoncés théologiques).
20Mystique ou indicible ne signifiant pas ineffable. Cf. Dire et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
21En fait, il va surtout s'intéresser au problème de la ressemblance du langage avec le langage musical et à celui de la réception de l'oeuvre d'art en général (cf. les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de Wittgenstein : l'Esthétique.).
22C'est-à-dire les noms propres grammaticaux (les noms propres des langues naturelles, pour les distinguer des seuls noms propres logiquement authentiques de Russell), les descriptions définies ("le tel et tel") et les pronoms non-anaphoriques (ceux qui ne sont pas simplement des pronoms de rappel), puisque nous avons vu que, pour Wittgenstein, seules de telles expressions peuvent être dites avoir une dénotation.
23À supposer que la biographie soit une espèce dans le genre historique, ce qui ne va pas de soi. Cf. Ethique, Identité Narrative et Conscience de soi.
24Ce qu'il a vu et non ce qu'il a senti : "il y a beaucoup à apprendre de la mauvaise théorie tolstoïenne selon laquelle une oeuvre d'art transmet un sentiment. On pourrait bel et bien nommer l'oeuvre d'art, sinon expression d'un sentiment, du moins expression de l'ordre du sentiment, ou expression sentie. Et l'on pourrait dire également que les hommes qui la comprennent "vibrent" à elle, lui répondent sur le même mode. On pourrait dire : l'oeuvre d'art ne veut pas transmettre quelque chose d'autre mais elle-même [...]. Mais le comble du non-sens est de dire que l'artiste souhaite que ce qu'il ressent en écrivant, l'autre le ressente en lisant"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 58). On aura compris que, ce qui importe à Wittgenstein dans la formule "expression d'un sentiment", c'est le mot "expression" (qui renvoie à "image" et donc à "vision") et non pas "sentiment".
25Les règles, notamment les règles logiques, chez Wittgenstein, se montrent dans et par l'usage qui en est fait : "une proposition ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité : sa forme logique [...]. Une proposition pourvue de sens ne peut représenter sa forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, ce qui se montre, c’est donc la forme logique de la proposition"(Wittgenstein, Tractatus, 4.12-4.121). Du coup, pour Wittgenstein, dans la mesure où "ce qui peut être montré ne peut être dit"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1212), ce qui se montre (zeigt sich selbst) est le critère de ce qui est, soit dépourvu de sens (unsinnig) comme les énoncés de la métaphysique, soit vide de sens (sinnlos) comme les énoncés de la logique ou des mathématiques. En ce sens, Wittgenstein ne peut évidemment pas affirmer que le propre de la proposition littéraire est de se montrer sans rien dire, sauf, encore une fois, à retomber dans une conception "textualiste" de celle-ci.
26Il n'est pas impossible que, de ce point de vue, il y ait une gradation continue de la poésie au roman en passant, probablement, par le théâtre et le cinéma, genres qui n'entretiendraient entre eux que ce que Wittgenstein appelle des "airs de famille" (Familienähnlichkeiten).
27"Poésie" pourrait ici, correspondre au type de recherche formelle dont les textualistes font le critère de la littérature tout entière. Il convient cependant de reconnaître que la frontière entre le roman, le théâtre et la poésie est parfois poreuse : quid, par exemple, d'Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll, de la Disparition de Georges Perec, de Pastiches et Mélanges de Proust, des Petits Poèmes en Prose de Baudelaire, etc. ? Pour ne rien dire du caractère poétique du théâtre antique ou classique, ni du caractère expérimental du théâtre de Beckett, de Ionesco, de Brecht, de Koltès, etc.
28Ce qui remet en question l'un des dogmes de l'empirisme logique selon lequel "pour tout x, si x=a et u(x), alors u(a), et inversement, si u(a) alors il existe x tel que x=a et u(x)"(Quine, le Mot et la Chose, §37) (cf. Quine, Durkheim et la "Perception" de Dieu), héritage du dogme frégéen d'après lequel il n'y a pas de fonction sans argument (cf. Fonction et Concept chez Frege).
29Cet ensemble est-il fini ? Rien n'est moins sûr comme le suggèrent, d'une part le fait que certains caractères ne sont pas explicitement énoncés mais inférés (par exemple P6), ce qui peut constituer un puissant ressort littéraire (notamment dans les romans policiers ), d'autre part et par conséquent les "suites" que les romanciers (et les cinéastes) donnent parfois à leurs oeuvres en inférant, précisément, de nouveaux traits caractéristiques de leurs personnages à partir des anciens. Il semblerait donc qu'il y ait là un critère important de distinction entre la dénotation et l'exemplification. Ce qui permettrait, si c'est effectivement le cas (mais, là encore, il faudrait approfondir), de distinguer P5 (un bon mot, une blague, un calembour) de P3, P6, P10 et P11 : si je dis "l'actuel Roi de France est chauve" en parlant, par exemple, de François Hollande qui n'a de cesse de s'arracher les cheveux pour diverses raisons, par "l'actuel Roi de France", j'entends attirer l'attention sur un trait précis de la personne dénotée indirectement, en l'occurrence, celui de monarque constitutionnel dont on affuble régulièrement les présidents de la V° République en France. Tandis que si je dis "le Roi d'Ithaque est le fils de Laërte et d'Anticlée", je ne focalise pas l'attention de mon auditeur ou lecteur sur la qualité de Roi d'Ithaque mais j'utilise, peut-être par simple effet de style, un synonyme d'"Ulysse" comme étiquette d'un échantillon ouvert de caractères. Idem lorsque j'emploie les expressions "le Stagirite" à la place d'"Aristote", "le docteur angélique" au lieu de "Thomas d'Aquin", etc.
30Soit dit en passant : character en anglais et Charakter en allemand ont le double sens de caractère et de personnage.
31À cet égard, Bergson, dans le Rire (notamment au ch. iii) établit une distinction problématique entre le personnage de comédie (e.g. Tartuffe) et le personnage de tragédie (e.g. Phèdre) en remarquant qu'on dit "un Tartuffe" mais non "une Phèdre". De sorte que "Tartuffe", mais non pas "Phèdre", serait le nom d'un concept, ce qui serait la preuve d'une différence essentielle entre la comédie et la tragédie. Ceci est très contestable : ne dit-on pas "une Médée", "une Cassandre", "une Mégère", un "dom Juan", etc ? De même, Deleuze parle de "personnage conceptuel" pour désigner "les « hétéronymes » du philosophe, [tandis que]  le nom du philosophe [n'est que] le simple pseudonyme de ses personnages"(Deleuze, qu'est-ce que la Philosophie ?), par exemple le Socrate de Platon ou le Zarathoustra de Nietzsche. Or, si ce que nous avons dit est exact et si nous suivons Proust, l'expression "personnage conceptuel", non seulement est pertinente aussi en littérature, mais, plus encore, n'est finalement qu'un pléonasme .
32Pour le sens à donner ici à "vérité", voir infra dans notre dernier paragraphe.
33On confond souvent la thèse wittgensteinienne de l'impossibilité d'un langage privé avec celle de l'impossibilité d'une expérience privée. Or Wittgenstein n'a soutenu que la première au motif, justement qu'il n'y a pas d'expérience privée qui soit, en droit indicible.
34Et le fait que je n'en conserve aucune mémoire consciente ne change rien à l'affaire. Il se peut que je ne m'en souvienne pas précisément parce que je ne suis pas capable de mettre en mots ce vécu, comme l'ont subtilement suggéré à la fois Freud et Proust (cf. Proust et la Lecture Romanesque).
35Par où l'on voit que les cinq sens sont convoqués lors de la relation de ces expériences vécues.
36J'avoue abonder totalement dans le sens de Bouveresse pour admettre que, au rebours d'une vulgate contemporaine qui fait un peu trop facilement du vague, du flou, de l'imprécision des critères de profondeur, l'exactitude est une qualité essentielle commune à la fois à l'écrivain et au scientifique. Lorsque Proust s'évertue à évoquer l'impression que produit sur lui la sonate puis le septuor de Vinteuil, il décrit des qualia, il les met en mots, il les traduit avec un luxe de précisions. Il ne se contente pas de les suggérer sur un mode vaguement allusif. Il apporte une réponse à la question de Wittgenstein concernant la description de la saveur du café (Le terme "description" doit être pris ici au sens de la description définie thématisée par Russell, encore une fois, à la clause existentielle près). Et on pourrait dire de Proust ce que Bouveresse écrit à propos de Musil : "le genre de solution que Musil a essayé d'élaborer dans l'Homme sans Qualités, ressemble effectivement, sur un certain nombre de points essentiels, à une construction scientifique. Il en a, en particulier, le caractère intrinsèquement partiel, inachevé, ouvert et provisoire"(Bouveresse, Musil, l'Homme Exact, in Magazine Littéraire, n°184, mai 1982).
37Ricoeur a suggéré que "la littérature s'avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l'épreuve du récit les ressources de variation de l'identité narrative"(Ricoeur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Mais cela tire trop, à mon goût, la littérature vers la philosophie, en l'occurrence la phénoménologie dont la littérature ne serait alors, pour parler comme Husserl, qu'un cas particulier de variation éïdétique autour d'un noyau constitué par l'identité narrative du personnage. On pourrait soumettre au même genre de réserves les propos de Putnam lorsqu'il écrit que "aussi profondes que puissent sembler les intuitions psychologiques d'un romancier, elles ne peuvent pas être appelées « connaissances » si elles n'ont pas été testées. […] Si je lis le Voyage au bout de la Nuit de Céline, je n'apprends pas que l'amour n'existe pas, que tous les êtres humains sont odieux et haineux (même si […] ces propositions devaient être vraies). Ce que j'apprends, c'est à voir le monde comme il a l'air d'être pour quelqu'un qui est sûr que cette hypothèse est correcte. [...] C'est la connaissance d'une possibilité. C'est une connaissance conceptuelle"(Putnam, Literature, Science and Reflection, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §8).

(à suivre dans
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES
LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE.)

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