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lundi 2 octobre 2023

ENTROPIE, INFORMATION, COMMUNICATION, LANGAGE ET VERITE.

Rousseau écrit que "l'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert. De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes , il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii). Le langage serait donc destiné, selon lui, à résoudre des problèmes vitaux, certes, mais non pas ceux qui consistent à être tenaillé par la faim, la soif ou le froid, juste ceux qui préludent à la perpétuation de l'espèce ou à l'auto-défense ! Nous allons voir qu'il y a dans cette conception naïvement pré-romantique du langage une intuition néanmoins exacte, à savoir que "les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii) en ce sens que la fonction du langage est indissociable des affects humains. Sauf que, contrairement à Rousseau, nous installerons le langage dans le cadre de la communication des êtres vivants, celui-ci dans le cadre plus général de l'information des systèmes physiques et celui-ci dans le cadre, encore plus général, de la seconde loi de la thermodynamique selon laquelle les systèmes physiques sont voués à l'entropie. Nous aborderons, in fine, la question spécifiquement humaine de la vérité, ou plutôt de la véracité de la parole. 


Commençons par rappeler brièvement que la thermodynamique est la branche de la physique qui traite de la dépendance des propriétés physiques des corps à la température, donc des phénomènes où interviennent des échanges thermiques, et des transformations de l'énergie entre différentes formes. L'histoire de la thermodynamique repose sur deux grands principes. Le premier principe, énoncé par Lavoisier et Laplace, établit l'équivalence des différentes formes d'énergie, notamment la chaleur et le travail. C'est un principe de conservation statique qui implique que la somme des différentes énergies associées à un système se conserve même si ces énergies peuvent se transformer les unes dans les autres en fonction de leur équivalence. Le second principe, établi, entre autres, par Carnot, Boltzmann ou Gibbs, introduit en plus de l'énergie d'un système physique une autre grandeur caractérisant le système et qu'on nomme entropie. C'est un principe d'évolution dynamique, car il détermine jusqu'où et dans quel sens les différentes transformations de l'énergie du monde sont possibles. Ainsi, certaines transformations chimiques sont possibles et d'autres pas. De même toute la chaleur d'un corps ne peut pas être transformée complètement en travail. Appliqué à un système isolé, n'échangeant ni travail ni chaleur avec l'extérieur, le second principe affirme que l'entropie du système ne peut que croître pour atteindre une valeur maximale où le système reste en équilibre. Ce qui n'est qu'une formalisation scientifique de la constatation banale selon laquelle tout système physique laissé à lui-même tend à se désorganiser ou que, a contrario, pour maintenir son organisation, il nécessite un apport exogène d'énergie. Deux implications majeures de ce second principe, et qui, à ce titre, sont très controversées, tant métaphysiquement que scientifiquement, sont, premièrement, qu'il introduit une non-équivalence entre le passé et le futur et une irréversibilité des transformations (une "flèche du temps") et, deuxièmement, que l'Univers considéré comme un système isolé, s'achemine lentement mais inexorablement vers la un désordre maximal.

Si on quitte maintenant le territoire de la physique théorique pour le domaine plus concret des objets macroscopiques, on se rend compte que toute formation, trans-formation, dé-formation et in-formation est un processus thermodynamique caractéristique de l'existence de tout système physique en général. Par exemple, "on peut distinguer cette statue que l'on a sous les yeux [...] ou bien encore cet airain que l'on a là sous la main"(Aristote, Physique, II, iii, 15) : la statue, c'est de la matière déjà in-formée (par exemple un bloc de marbre, lequel possède déjà une forme déterminée) qui va se trouver dé-formée puis ré-in-formée par l'ensemble des actes que le sculpteur va accomplir, bref, qui va se trouver trans-formée en statue. L'in-formation, au sens le plus général du terme, c'est donc ce processus macroscopique qui ordonne (au double sens de "commander" et d'"arranger") un système physique déjà pourvu d'une forme en le dé-formant, le re-formant, le trans-formant à travers un processus que Simondon qualifie d'"hylémorphique" (du grec ὕλη, matière et μορφή, forme). Bien entendu "ce n'est pas seulement l'argile et la brique, le marbre et la statue qui peuvent être pensés selon le schéma hylémorphique, mais aussi un grand nombre de faits de formation, de genèse et de composition, dans le monde vivant et dans le monde psychique [...]. Le rapport même de l'âme et du corps peut être pensé selon le schème hylémorphique"(Simondon, l'Individu et sa Genèse Physico-Biologique). En ce sens, l'in-formation ne se dit pas seulement de l'ordre que l'homme est capable d'imposer volontairement à la matière (la forme que le sculpteur donne au bloc de marbre), mais aussi de tout processus biologique d'accommodation/assimilation par lequel une organisation biologique et son écosystème (du grec οἶκος, "maison", "résidence", "habitation", Jakob von Uexkull dit Umwelt, "monde propre") se modifient mutuellement. C'est ce que dit Popper : "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Et en effet, la biologie moderne nous enseigne entre autres choses que le code génétique, le génome, n'est rien d'autre qu'un processus fondamental d'in-formation mémorisé et perpétué par l'espèce et par lequel l'écosystème humain prend forme, se dé-forme, se trans-forme en relation avec son écosystème. À noter que, de ce point de vue, la mort du corps biologique qui n'est, pour ce corps, rien d'autre qu'un processus de dé-formation (entropie) irréversible, constitue au contraire, pour l'espèce, un processus d'in-formation (néguentropie) par lequel celle-ci met justement fin à l'entropie du corps biologique en question, laquelle est devenue critique, sinon pour l'espèce tout entière, du moins pour un écosystème particulier (cf. le film d'Imamura la Ballade de Narayama). En effet, "l’efficacité de l’évolution [des systèmes vivants] ne peut laisser les limites de la vie au hasard des accidents [comme c'est le cas pour les systèmes inertes], aussi est-ce le programme génétique qui prescrit la mort de l’individu dès la fécondation de l’ovule"(François Jacob, la Logique du Vivant).

Il semble, à cet égard, que l'in-formation génétique pour ce qui concerne la base spécifique de tout corps biologique, mais aussi l'in-formation sensorielle pour ce qui concerne l'individualité du corps biologique, l'in-formation sociale pour ce qui concerne l'insertion du corps biologique dans un écosystème déterminé, sont autant de niveaux d'in-formation qui ordonnent tout système physique vivant en lui permettant de puiser dans des systèmes physiques connexes l'énergie dissipée en chaleur irrécupérable (entropie). L'in-formation de la matière biologique est donc essentiellement "néguentropique". Mais, tandis que cette néguentropie est due, dans le cas des systèmes inertes (non-vivants), "au hasard des accidents", en revanche, s'agissant des systèmes "vivants", nous dirons qu'elle est "intentionnelle" au sens étymologique. C'est-à-dire que l'organisation vivante, quel que soit son niveau (infra-individuel, individuel ou supra-individuel), reçoit de l'in-formation (l'"accommodation" piagétienne) et/ou envoie de l'in-formation (l'"assimilation" piagétienne) en étant littéralement, in tensione, c'est-à-dire dans un état de tension vitale en raison d'une perturbation thermodynamique critique à quoi cette organisation est confrontée. En ce sens, ce qu'il est convenu d'appeler "communication", n'est, à l'instar du code génétique biologique, que l'aspect intentionnel et non-accidentel de l'effort que produit tout système physique pour contrecarrer l'entropie dont il est perpétuellement l'objet. En d'autres termes, ce qui, pour un système physique quelconque, constitue de l'in-formation, et donc ce qui, seul, est en mesure de lui fournir cette forme relativement et provisoirement stable qui lui permettra d'exister et de subsister, c'est ce que Spinoza nomme "conatus" : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [adeoque quantum potest, et in se est, in suo esse perseverare conatur]"(Spinoza, Éthique, III, 6). L'in-formation, qu'elle soit intentionnelle ou bien accidentelle, n'est rien d'autre que cet effort (conatus) qui s'analyse en une organisation néguentropique An (de dimension ML2T-1), c'est-à-dire un flux d'énergie (de dimension ML2T-2) dépensée pendant une durée déterminée afin de contrebalancer une perturbation entropique Ae, étant entendu que 1) la néguentropie Adoit être localement au moins égale à l'entropie Ae pour assurer la persévérance de l'organisation perturbée, mais que, 2)  Aet Ae s'additionnent néanmoins pour accroître l'entropie globale. Ce que montre bien le profil logarithmique de la loi de Boltzmann et Gibbs dans la figure ci-dessus où l'aire de la partie jaune (entropie) et toujours supérieure à celle de la partie verte (néguentropie). La nature se comporte en quelque sorte comme le Père Goriot : plus il perd sa fortune, plus il restreint ses besoins pour en perdre le moins possible et plus il en perd néanmoins. Une in-formation peut donc être définie comme un processus physique qui contribue localement, que ce soit accidentellement (la gravitation qui finit par stopper l'éboulement d'une montagne) ou bien intentionnellement (le panneau routier qui finit par stopper l'hécatombe humaine à un carrefour), à diminuer l'entropie d'un système physique déterminé tout en accroissant globalement l'entropie de l'univers. Est-ce à dire alors que la seconde loi de la thermodynamique est prise en défaut ? Comme l'ont montré Brillouin et Szilard à propos de l'expérience de pensée dite du démon de Maxwell, quand bien même l'in-formation remplirait partout et toujours localement sa fonction néguentropique, celle-ci réclamerait néanmoins de l'énergie extra-locale pour fonctionner, de sorte que le bilan énergétique global serait, au finale, toujours déficitaire (ce que prouve, encore une fois, l'histoire de l'univers dans sa globalité).

Reprenons l'exemple de l'in-formation génétique : tout code génétique est une suite déterminée de "lettres" (A pour "adénine", G pour "guanine", T pour "thymine", C pour "cytosine", qui sont les quatre protéines de base du vivant). Une suite de telles bases (AAGGCGTAAACC ...) qui ne serait qu'une combinaison purement accidentelle aurait autant de chances de remplir les fonctions d'in-formation génétique qu'on lui connaît que, dans la nouvelle de Borges, un livre de la bibliothèque infinie de Babylone aurait de chances d'être lu. Pour avoir une in-formation génétique, donc pour que le signal soit pertinent et, partant viable, il faut d'une part avoir une suite intentionnelle (non-accidentelle) de telles bases telles que l'espèce les a mémorisées, et d'autre part un contexte local favorable qui va permettre à une telle suite de produire des effets de néguentropie concentrés sur un organisme déterminé. En d'autres termes, une suite de bases A, G, T, C n'est pertinente, donc n'est une in-formation que si et seulement si elle a été, en termes néo-darwiniens, "sélectionnée" par l'évolution d'une espèce, et qu'elle rencontre un terrain biologique favorable pour "s'exprimer". L'in-formation dite génétique ne constitue donc une in-formation intentionnelle pour l'organisation in-formée que dans la mesure où elle est pertinente, c'est-à-dire viable. Et elle n'est viable que parce qu'elle autorise des structures physiques (amino-acides, puis cellules, puis tissus, puis organes) à communiquer, c'est-à-dire à échanger intentionnellement des in-formations, c'est-à-dire des flux énergétiques coordonnés qui assurent l'invariance locale de l'organisation commune aux structures communicantes. Nul mieux que Spinoza n'a compris cette notion d'invariance locale : "quand un certain nombre de corps de même ou de différente grandeur sont contraints par les autres à rester appliqués les uns contre les autres, ou bien, s’ils se meuvent selon une vitesse identique ou différente, à se communiquer les uns aux autres leurs mouvements suivants un certain rapport, nous dirons que ces corps sont unis entre eux et qu’ils composent ensemble un seul et même corps, autrement dit un individu qui se distingue des autres par cette union de corps. [...] Si d’un corps, autrement dit d’un individu, composé de plusieurs corps, certains sont séparés, mais qu’en même temps, autant d’autres et de même nature les remplacent, l’individu conservera sa nature comme auparavant, sans aucun changement [...] de l’Individu total"(Spinoza, Éthique, I, 13, ax.2, 3). Spinoza est très clair : non seulement les mouvements relatifs des structures (les parties du tout) ne nuisent pas à l'invariance de l'organisation (l'individualité, l'unité) totale, mais c'est de leur communication réglée "suivant un certain rapport" que dépend cette invariance (notons que Spinoza nomme "individu" ce que nous appelons "écosystème"). L'invariance est donc toujours une propriété émergente d'un tout (l'organisation locale) moyennant la variation des parties du tout (les structures locales). C'est pourquoi nous disons "invariance" et non "identité" justement parce que, là où la notion d'identité suppose l'immobilité et l'immuabilité générale, l'invariance, tout au contraire est, à l'image du bateau de Thésée, compatible, non seulement avec la ductilité relative de ses structures (celles d'un matériau inerte sont capables d'opposer, jusqu'à un certain point, une in-formation élastique ou plastique à une dé-formation), mais surtout avec la souplesse de la coopération des-dites structures dans le cadre d'un milieu auto-organisé (Francisco Varela dit "auto-poïétique"), ce qui est le propre du vivant : une fibre musculaire, par exemple, va se tendre ou se comprimer jusqu'à son point de rupture et, si elle est rompt, sa cicatrisation va dépendre, littéralement, de sa communication avec le réseau vasculaire qui l'environne.

Nous dirons donc, premièrement, que deux structures vivantes a et b communiquent au sein d'une organisation locale [ab] comme écosystème commun à a et à b si et seulement si le comportement intentionnel et non-accidentel de l'une des deux au moins constitue une in-formation pertinente pour l'une des deux au moins. Secondement, qu'un comportement intentionnel de a ou de b constitue une in-formation pertinente pour une organisation [absi et seulement si ce comportement tend à assurer l'invariance organisationnelle locale de [ab], que ce soit directement par la préservation à la fois de celle de a et de celle de b, ou indirectement par la préservation de l'une des deux seulement via l'affaiblissement, voire la destruction de l'autre. Par exemple, le comportement de prédation de (le prédateur) vers (la proie) est, un comportement de communication au sein de [ab] puisqu'il constitue un comportement intentionnellement pertinent pour  et, bien que destiné à détruire b, un tel comportement constitue néanmoins une in-formation pertinente pour [aben ce que la préservation de a au détriment de b évite, à terme, à l'écosystème commun [ab] la prolifération de structures de type b, ce qui, à terme, ferait croître dangereusement l'entropie de l'écosystème [abtout entier. "Directement" s'entend donc de l'intention première de a ou de b, "indirectement", soit de son intention secondaire (ex. de la "ruse"), soit de l'effet accidentel, non-intentionnel, de l'intention première (p. ex. dans le cas de la prédation ou du parasitisme). On voit en tout cas que l'invariance organisationnelle de l'écosystème commun aux structures communicantes est l'unique fonction du comportement de communication. Nous assignerons donc en particulier au langage humain l'invariance locale de l'organisation humaine en général comme son unique fonction (à cet égard, les "six fonctions du langage" dJakobson ne sont, en réalité que six effets, intentionnels ou accidentels, de la fonction unique).

Cela dit, l'idée d'effet indirect (intentionnel ou accidentel) de la communication sur son destinataire ou sur l'écosystème commun du destinateur et du destinataire permet d'introduire une nuance dans la notion de pertinence néguentropique d'une communication. En toute rigueur, dans la mesure où, avons-nous dit, tout comportement de communication vise intentionnellement l'in-formation tout au moins de l'émetteur du message, il ne devrait y avoir de communication que pertinente, la "pertinence" n'étant, in fine, qu'une expression particulière du principe général de moindre action (ou principe du moindre effort) qui concerne toutes les interactions entre les corps, vivants ou non, et d'après lequel le produit de la dépense d'énergie par le temps mis pour la dépenser (ML2T-2 x T, soit ML2T-1) est le plus petit possible. En d'autres termes, une communication n'est pertinente que si et seulement si elle satisfait sa fonction, c'est-à-dire si elle maintient l'invariance de l'écosystème au sein duquel elle se déploie. Or, si l'éboulement d'une falaise minée par des infiltrations constitue une in-formation "pertinente" pour la falaise tout entière qui va se stabiliser sous l'effet de la gravitation, cependant, cette in-formation (néguentropique) est en réalité une dé-formation (entropique) sans "pertinence" pour l'arbre de la falaise qui se trouve déraciné et haché menu par l'éboulement. De la même façon, l'information (au sens courant, médiatique, du terme) selon laquelle un jeune immigré à été tué par un policier après un "refus d'obtempérer" constitue une in-formation pertinente pour une partie du corps social (celle qui va renforcer sa cohésion sous les effets conjugués du racisme et de la dévotion aux forces de l'ordre), tandis qu'elle constitue une dé-formation, une perturbation non seulement pour la victime, sa famille et ses proches, mais aussi pour toute la partie dudit corps social qui, à tort ou à raison, se sentira agressée et menacée par cet événement avec, à terme, un risque manifeste d'"embrasement" menaçant gravement l'invariance du corps social commun. Lequel "embrasement" constituera, le cas échéant, le contexte entropique perturbant à partir duquel tout ou partie du corps social concerné  se re-(in-)formera, y puisant ainsi un surcroît d'énergie vitale (cf. à ce propos l'excellent article de Loïc Waquant paru dans le numéro de septembre 2023 du Monde Diplomatique et intitulé l'émeute entre jacquerie et carnaval). Tandis que, bien entendu, ledit "embrasement" n'apparaîtra que comme une dé-formation (entropique) symptomatique d'une grave crise sociale (ne parle-t-on pas justement de "fièvre sociale" ?) pour la partie du corps social qui en sortira lésée. Il reste que, d'une manière générale, l'in-formation indirecte, qu'elle soit intentionnelle ou bien accidentelle, dans la mesure où elle suppose l'affaiblissement voire la destruction d'une au moins des structures participant à l'écosystème commun comporte toujours le risque d'affaiblir voire de détruire à terme lui-même comme c'est le cas lors d'une guerre ou d'une prédation non-régulée qui détruit l'écosystème et anéantit le prédateur (p. ex. avec l'utilisation des "intrants" dans l'agriculture intensive ou encore avec le choc anaphylactique lors de l'emballement du système immunitaire) autant que la proie.

En raison de ses effets indirects toujours possibles, la pertinence d'un comportement de la communication n'est donc nullement assurée eu égard à sa fonction d'invariance organisationnelle. Il semble même qu'elle doive osciller en permanence entre un extremum d'in-formation (néguentropie) et un extremum de dé-formation (entropie). Et ce, de la même façon que l'invariance assurée par le système immunologique, ou le système de régulation de la température des animaux homéothermes, ou encore de celle du taux de sucre dans le sang, s'entendent comme fluctuation du couple dé-formation/in-formation autour d'une valeur moyenne trop en-deçà ou trop au-delà de laquelle l'invariance organisationnelle du tout "animal" est sinon brisée, du moins menacée, par  une entropie insuffisamment compensable par ce système. À ce point, l'organisation entre les diverses structures de la même organisation vivante ou les différentes organisations du même écosystème devient pathologique, voire létaleDonc, exactement de la même façon que la santé d'un corps individuel sera également mise en péril par un système immunitaire trop entreprenant ou trop déprimé ou qu'une pression trop forte exercée sur les morceaux d'une tasse brisée pour les faire tenir ensemble sera aussi inefficace qu'une pression trop faible, s'agissant de la quantité et de la qualité du langage, on peut dire que "trop d'information tue l'information". En ce sens, d'une part un langage trop "riche" menacera autant qu'un langage trop "pauvre" la santé de l'organisation sociale, d'autre part le même acte de langage constituera une in-formation pour l'organisation locale mais, probablement, une dé-formation, pour une ou plusieurs structures de l'organisation. De là, le principe dit "de pertinence" (relevance principle) énoncé par Grice : "nos échanges verbaux [...] sont le plus souvent, dans une certaine mesure au moins, des efforts de coopération ; et chaque participant reconnaît en eux, dans une certaine mesure au moins, un but ou un ensemble de buts communs, ou au moins une direction mutuellement acceptée [...]. Nous pouvons donc formuler approximativement un principe général que les participants seront censés respecter (toutes choses égales par ailleurs) : que votre contribution à la conversation, au moment où elle intervient, soit conforme au but ou à la direction acceptée de l'échange verbal auquel vous participez"(Grice, Logic and Conversation). Grice a bien raison de préciser immédiatement les limites de son principe de pertinence qui, précisément, ne vaut que si et seulement si "nos échanges verbaux sont des efforts de coopération", c'est-à-dire lorsque, de a vers b, il s'agit pour a d'in-former directement au mois b, sinon [ab]. Ce qui, nous l'avons vu, n'est qu'une des modalités possibles de la communication des vivants au sein d'un écosystème commun. Car, de même que tout processus métabolique intra-individuel n'est qu'un enchevêtrement perpétuel de dé-formation (catabolisme, entropie) et d'in-formation (anabolisme, néguentropie), de même, tout processus de communication inter-individuelle au sein d'une organisation humaine sera, indissolublement source de bien-être pour les uns et source de mal-être pour les autres. Quand nous parlons de "bien-être" et de "mal-être", nous traduisons en termes modernes ce que Spinoza appelle respectivement "joie" (laetitia) et "tristesse" (tristitia)"la Joie est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande. La Tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.2 et 3), étant entendu que "par Perfection et Réalité, [Spinoza] entend[...] la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6). Clairement, de la même façon que certains de mes muscles (a) vont intentionnellement solliciter mon système cardio-respiratoire (b) afin de garantir dans les meilleures conditions l'invariance (la "perfection", la "réalité") du corps biologique tout entier ([ab]), de même, c'est pour assurer l'invariance du groupe social tout entier ([ab]) qu'on va exploiter une classe laborieuse (a)  pour le plus grand profit d'une classe dirigeante (b), étant entendu que ladite classe laborieuse est censée bénéficier indirectement des "retombées", du "ruissellement" (trickle down theory, théorème de Schmidt) dudit profit. Dans les deux cas, la communication entre les structures d'un tout (par les échanges sanguins et gazeux dans un cas, par les échanges verbaux, techniques et monétaires dans l'autre) n'est que l'expression d'un conatus dont la fonction unique est l'invariance intentionnelle de l'organisation locale à laquelle appartiennent ces structures (corps biologique dans un cas, corps social dans l'autre). L'histoire de l'humanité nous enseigne en effet que le corps social envisage toujours "la création des moyens pour satisfaire des besoins ; [...] il en résulte qu’un mode de production est toujours lié à un mode déterminé de coopération, de sorte que l’histoire de l’humanité doit être étudiée et traitée en relation avec l’histoire de l’industrie et du commerce"(Marx, Idéologie Allemande). Marx parle bien de "coopération" car, comme satisfaire des besoins, c'est contribuer à l'invariance organisationnelle du tout, le moyen de les satisfaire est, comme pour toute organisation vivante, la coopération (la communication directement pertinente) entre ses structures. Toutes les structures sociales ainsi que les organisations qui incluent ces structures doivent donc être traitées comme "des corps animés d’une sorte de conatus au sens de Spinoza, c’est-à-dire d’une tendance à perpétuer leur être social, avec tous ses pouvoirs et ses privilèges, qui est au principe des stratégies de reproduction"(Bourdieu, Raisons Pratiques, ii). En particulier, la communication entre ces structures, à commencer par la communication langagière dans laquelle se reflètent toutes les autres formes de communication, reste néanmoins indirectement "le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre lui"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5). De sorte que l'institution du langage est à l'organisation humaine inter-individuelle ce que le système nerveux ou le système immunitaire est au corps biologique individuel, à savoir un effort dirigé et coordonné par une structure dédiée et "experte", certes, mais avec toujours, en arrière-plan, le risque que nous soulignions à propos des effets intentionnels ou accidentels essentiellement indirects de la communication, à savoir d'être contre-productif en matière d'invariance locale, c'est-à-dire de générer plus d'entropie que de néguentropie. 

C'est pourquoi rien ne nous paraît, à cet égard, plus ridicule et condamnable que ces conceptions angéliques du langage qui font de celui-ci une sorte de miracle dans l'éthologie animale en instaurant entre communication animale et langage humain une différence non de degré mais de nature. À commencer par le préjugé du caractère fondamentalement constatif du langage humain que Platon établit, dans le dialogue où il est question de la nature du langage, en faisant dériver l'étymologie d'ἄνθρωπος, "homme" de la locution "celui qui relate ce qu'il a vu" : "ce nom d'homme [ἄνθρωπος] signifie que, tandis que les autres animaux ne savent ni observer, ni étudier, ni contempler ce qu'ils voient, l'homme a cet avantage que tout en voyant [ὅπωπε], il observe et contemple [ἀναθρεῖce qu'il voit. C'est donc avec raison qu'on a tiré le nom d'homme de cette faculté qui lui appartient exclusivement entre tous les animaux, de savoir contempler ce qu'il voit [ἀναθρῶν ἃ ὅπωπ]"(Platon, Cratyle, 399c). Il y a là l'idée que seul parmi les vivants, l'être humain est capable d'interposer entre la perception et le mouvement relatif à la perception, un temps mort d'une durée indéfinie qui lui permettrait d'observer, d'étudier, de contempler et, subséquemment, de commenter ce qu'il a perçu en s'abstenant de déclencher en le destinataire du message quelque mouvement, donc d'engager de sa part quelque  dépense d'énergie que ce soit.  De là la prétendue perfection idéale du langage humain. Or, de toute évidence "certaines phrases ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien, donc ne sont pas vraies ou fausses mais sont l'exécution d'une action"(Austin, quand Dire c'est Faire, i). Austin, Searle et quelques autres nomment "énoncés performatifs" (performative statements, de to perform, "accomplir") de telles phrases dont l'intention directe et immédiate consiste, précisément, à déclencher un mouvement de la part du ou des destinataire(s) du message, par exemple dans le cas ou donne un ordre ou profère une menace ou une interdiction. Par ailleurs, si l'on eput parler d'énoncés constatifs, c'est dans le sens où a entend in-former (p. ex. en l'instruisant) ou, éventuellement, dé-former (p. ex. en le mettant en garde) directement ou [ab] sans pour autant avoir l'intention de créer un mouvement perceptible immédiat dans l'écosystème. Or, l'absence de mouvement perceptible n'est jamais une absence de mouvement tout court : dans les romans de Dostoïevski, les interlocuteurs n'ont de cesse d'avoir chaud, d'avoir froid, de sentir leur cœur s'emballer, leur estomac se nouer, etc. autrement dit d'avoir, au cours de leurs discussions, la perception cœnesthésique de quelque mouvement corporel interne, preuve que leur organisation corporelle est affectée d'un surcroît (joie) ou au contraire d'un défaut (peine) de vitalité (cf. Spinoza supra), bref, d'une in-formation néguentropique ou bien d'une dé-formation entropique (l'une et l'autre se succédant d'ailleurs souvent à un rythme effréné). De plus, l'absence, de la part de a d'intention première de susciter une réaction corporelle manifeste et immédiate de la part de son ou ses interlocuteur(s) n'exclut nullement le mouvement indirect médiat comme effet secondaire intentionnel (a prépare b à se comporter d'une certaine manière lors d'un examen ou d'un concours) ou accidentel (typiquement, les Croisades comme effet secondaire de la lecture des Évangiles, ou bien l'islamisme politique comme effet secondaire de la lecture du Coran, ou encore le sionisme comme effet secondaire de la lecture de la Thora). Bref, toute communication est fondamentalement performative en ce que "tout le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu exprime tout le rapport au monde social"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) au point que la retenue, la contention, la raideur, l'immobilité même peuvent être considérées comme des réactions comportementales maîtrisées de la même façon que le silence n'est pas nécessairement un indice d'incompréhension ou d'indifférence. Et, s'agissant du cas particulier de la communication humaine, "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.262), c'est-à-dire que leur usage social coutumier statistiquement le plus fréquent dans l'écosystème commun est aussi l'indice le plus pertinent de l'aspect fondamentalement performatif du langage, lequel en est, essentiellement, un effet indirect à plus ou moins long terme. 

À la nature prétendument constative du langage, on a corrélé son caractère soi-disant pacifique, pacifique parce que constatif et constatif parce que pacifique. Ce qui est manifeste dans l'irénisme linguistique d'Aristote selon lequel "il est évident que l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en dans une Cité [πόλις] [tandis que les autres animaux] sont  avides de combats [μα γὰρ φύσει τοιοῦτος καὶ πολέμου ἐπιθυμητής]. [De sorte que] seul, entre les animaux, l’homme a l’usage du langage [λόγον δὲ μόνον ἄνθρωπος ἔχει τῶν ζῴων] ; le cri [ἡ φωνὴ] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais le langage [ὁ λόγος] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste [ὁ δὲ λόγος ἐπὶ τῷ δηλοῦν ἐστι τὸ συμφέρον καὶ τὸ βλαβερόν, ὥστε καὶ τὸ δίκαιον καὶ τὸ ἄδικον]"(Aristote, Politique, I, 1253a). Autrement dit, contrairement à la communication animale qui, remplissant une fonction vitale apolitique, est nécessairement agressive, le langage humain accomplirait une fonction politique non-vitale et, par conséquent, essentiellement pacifique à travers l'expression de ce qu'il est convenu d'appeler "les valeurs" (le juste, le bon, le beau, l'utile, etc.). Or il nous semble encore plus évident que, de même que l'in-formation génétique assure directement la survie locale du corps biologique, donc de la plupart des tissus de ce corps tout en prescrivant la destruction de certains (apoptose), de même l'in-formation linguistique assure directement l'invariance du corps social (πόλις), donc la survie de la plupart de ses structures au mépris de certaines. Après tout, n'est-ce pas toujours au nom du "juste", du "bien", de l'"utile", etc. que l'on emprisonne, torture, tue, "réforme" ou "modernise" ? Comme Clément Rosset le souligne finement, "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l'homme comme écartelé entre la possibilité d'une communication pacifique fondée sur le discours et la tentation d'un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii) : toute guerre est précédée, entretenue et suivie par des propos belliqueux, toute agression fait suite à une provocation langagière, quant à la "bonne" résolution bien connue "mettons-nous autour d'une table et discutons plutôt que de nous battre", chacun sait qu'elle est toujours énoncée, non pas a priori, mais a posteriori sur fond d'agression avérée (cessez-le-feu, traité de paix, rapport de force établi) ou potentielle (menaces). Et, dans la mesure où "la guerre ne consiste pas seulement dans des combats effectifs, mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée"(Hobbes, Léviathan, XIII), lorsque le langage n'engendre pas directement une violence actuelle, c'est de ce que Pierre Bourdieu appelle une "violence symbolique" indirecte qu'il est question : "les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, mais aussi des signes de richesse destinés à être évalués, appréciés, et des signes d’autorité destinés à être crus et obéis [...]. La discussion, loin de combler l’écart entre les rangs sociaux, le maintient et l’aggrave"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). En ce sens, la fonction néguentropique du langage consiste moins à établir ou maintenir la paix sociale que d'éviter à la guerre d'éclater ouvertement en engageant chaque structure à ne pas sortir de la logique que la société leur a assignée.



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