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lundi 7 mars 2016

ROBESPIERRE ENTRE ROMANTISME ET SPINOZISME.


Si l'on en croit las Cases, on doit à l'empereur en exil le surnom d'incorruptible qui reste attaché à la personnalité de Maximilien Robespierre : "Robespierre était incorruptible et incapable de voter ou de causer la mort de quelqu'un par inimitié personnelle ou par désir de s'enrichir. C'était un enthousiaste, mais il croyait agir selon la justice, et il ne laissa pas un sou à sa mort. Il avait plus de pitié et de conception qu'on ne pensait, et après avoir renversé les factions effrénées qu'il avait eu à combattre, son intention était de revenir à l'ordre et à la modération. On lui imputa tous les crimes commis par Hébert, Collot d'Herbois et autres. C'étaient des hommes plus affreux et plus sanguinaires que lui, qui le firent périr ; ils ont tout rejeté sur lui"(Emmanuel de las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène). Enthousiasme, désintéressement, sens de la justice, de la pitié, de l'ordre et de la modération sont les aspects essentiels d'une personnalité tout entière tournée vers le combat contre des factions affreuses et sanguinaires qui, in fine, le terrassèrent. À l'opposé de cet hommage prestigieux, Isaïah Berlin rapporte un point de vue à la tonalité bien différente attribué à Heinrich Heine : "Maximilien Robespierre ne fut rien d'autre que la main de Jean-Jacques Rousseau, cette main ensanglantée qui a extrait de la matrice du temps le corps dont Rousseau avait créé l'âme"(Isaïah Berlin, deux Concepts de Liberté). Si l'on y prête crédit, Robespierre ne fut plutôt rien d'autre qu'un ange de la mort, un génie du mal, bref, non pas l'incorruptibilité, mais la terreur incarnée. Il importe peu que leurs auteurs présomptifs aient ou non tenu exactement ces propos rapportés. Le seul fait qu'ils soient plausibles suffit à poser le problème : Robespierre est représenté comme un héros typiquement romantique. Romantisme noble et sentimental dans un cas, romantisme noir et satanique dans l'autre, mais romantisme dans les deux cas. Or, si l'on peut admettre avec les frères Goncourt que l'histoire est une sorte de roman1 et qu'à ce titre, en tant que personnage historique, Robespierre est bien un personnage romanesque, en revanche on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait le réduire à n'être qu'un personnage romantique. Nous allons essayer de montrer que le romantisme de Robespierre reste quand même très problématique, surtout si, comme nous tenterons de le faire, il s'avère que sa pensée philosophique, politique et religieuse n'est, en fin de comptes, pas très éloignée de celle de Spinoza.

Afin de nous faire une idée un peu plus précise des propriétés que la légende historique attribue à Maximilien Robespierre, nous pouvons nous plonger dans Quatrevingt-treize, le dernier roman du fondateur et premier théoricien du romantisme littéraire que fut Victor Hugo. Comme l'indique le titre, cette trouble année 1793, avec sa conjonction de Guerre de Vendée contre-révolutionnaire, de "patrie en danger" et de début de la Terreur montagnarde campe le cadre temporel de l'action. On sait qu'à la suite de la chute de la monarchie et de la proclamation de la République le 21 septembre 1792, l'Assemblée Constituante prend le nom de Convention Nationale et confie le pouvoir exécutif à un Comité de Salut Public dont Robespierre se trouve être l'une des figures marquantes. Or, l'une des prérogatives de ce comité exécutif était, à une époque où les communications étaient moins aisées qu'aujourd'hui, de pouvoir nommer les représentants en mission qui avaient pour tâche d'inspecter les départements, notamment ceux dans lesquels sévissait la contre-révolution. Et précisément, toute l'intrigue romanesque de Quatrevingt-treize se noue autour de la nomination par Robespierre d'un représentant en mission dans le département de Vendée. Victor Hugo crée donc un personnage fictif, nommé Cimourdain, censé être investi des pleins pouvoirs par Robespierres et à qui est censé incomber cette mission stratégique, d'un intérêt vital pour la Révolution, de mater la contre-révolution vendéenne : "- Je représente [dit Danton] la Montagne, Robespierre représente le Comité de salut public, Marat représente la Commune, Cimourdain représente l'Évêché2. Il va nous départager. - Soit, dit Cimourdain, grave et simple. De quoi s'agit−il ? - De la Vendée, répondit Robespierre. - La Vendée ! dit Cimourdain. Et il reprit : - C'est la grande menace. Si la Révolution meurt, elle mourra par la Vendée. Une Vendée est plus redoutable que dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer la Vendée. Ces quelques mots lui gagnèrent Robespierre. [...]. - Vous serez délégué du Comité de salut public, avec pleins pouvoirs. - J'accepte, dit Cimourdain. Robespierre était rapide dans ses choix"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, ii, 3). Seulement, Cimourdain, n'est pas seulement l'émissaire de Robespierre, dans une très large mesure, il est Robespierre. Cimourdain n'est pas, certes, le Robespierre réel de l'histoire, c'est un Robespierre possible que l'auteur imagine pour en faire un personnage romanesque3 auquel il confère les traits principaux de la personnalité de Robespierre sans pour autant prendre le risque de sortir de son domaine littéraire poour empiéter sur celui de l'historien. Aussi lui donne-t-il un autre nom : Cimourdain. Mais ce stratagème ne trompe personne : Cimourdain est le doppelgänger de Robespierre. Nous prenons donc le parti qu'en étudiant le caractère de celui-là, nous serons en partie non seulement renseignés sur la personnalité de celui-ci, mais encore éclairés, par le maître du romantisme littéraire, sur les aspects romantiques de sa personnalité.

En adoptant ce parti, nous comprenons vite que, au vu des circonstances romanesques imaginées par Victor Hugo, celles, notamment qui concernent la lutte contre l'imminence du danger vendéen qui pèse sur la Révolution, Cimourdain va prendre les décisions qu'eût prises, vraisemblablement, le Robespierre historique si ces circonstances se fussent réellement trouvées. Et ce, jusque dans le dénouement final, doublement tragique, qui voit Cimourdain ne pas hésiter à faire guillotiner pour trahison Gauvain, son meilleur ami, son alter ego, puis, immédiatement après, ne pas hésiter à se suicider. D'où, premier trait de caractère proprement romantique, sur lequel il nous semble important d'insister : la fonction attribuée à l'intensité du combat farouche que se livrent les contradictions intérieures inhérentes au personnage. Nous apprenons vite, en effet, qu'il y a "deux hommes" en Cimourdain : "l'un de ces hommes était Gauvain, l'autre était Cimourdain. L'amitié était entre les deux hommes, mais la haine était entre les deux principes ; c'était comme une âme coupée en deux, et partagée ; Gauvain, en effet, avait reçu une moitié de l'âme de Cimourdain, mais la moitié douce. Il semblait que Gauvain avait eu le rayon blanc, et que Cimourdain avait gardé pour lui ce qu'on pourrait appeler le rayon noir. De là un désaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne point éclater"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, ii, 7). Le héros romantique n'est jamais calme et serein. Il est nécessairement tourmenté par des débats tumultueux, traversé par des contradictions insolubles. C'est, dira-t-on, le propre du héros romanesque d'être, tel l'Hercule mythologique, confronté à des tâches insurmontables pour le commun des mortels. Sauf que, contrairement à ce qui se passe chez le héros classique (par exemple l'Œdipe de Sophocle ou le Polyeucte de Corneille) chez qui le dilemme4 réclame un remède salvateur (la punition, éventuellement la mort) qui supprime la contradiction et rétablit la paix pour l'éternité, chez le héros romantique, la contradiction n'est jamais critique mais normale : elle n'est pas l'exception mais la règle de fonctionnement de l'être passionné. La contradiction des passions est vécue comme le destin et non pas comme l'acmé de celui-ci, comme le moteur même de l'action, comme le principe explicatif de la puissance d'agir du héros. Aussi n'exige-t-elle nullement sa suppression mais plutôt son dépassement au sens de l'Aufhebung hégélienne, d'une solution qui conserve l'essentiel du problème à résoudre sans le faire disparaître5. Le dépassement de soi, qui est une notion chère au lexique romantique, n'est jamais que le dépassement, au sens hégélien du terme, des contradictions passionnelles dont le sujet romantique est le théâtre, et ce dépassement est moteur. Chez le héros romantique, il n'y a pas de happy end possible qui résulterait de la disparition de la contradiction : il n'y a pas de "clémence d'Auguste" qui réconcilierait l'Émilie qui hait Auguste comme assassin de son père et l'Émilie qui aime Auguste comme son père adoptif. La contradiction passionnelle n'est pas accidentelle, elle est nécessaire. De ce point de vue, Cimourdain est un héros typiquement romantique : de même qu'Hernani est partagé entre sa haine pour Don Carlos et son amour pour Doña Sol, de même que Ruy Blas est partagé entre sa condition de valet et sa fausse identité de grand d'Espagne, de même que Claude Frollo est partagé entre ses vœux de chasteté et son désir charnel de posséder Esméralda, de même Cimourdain est partagé à l'intérieur de lui-même entre, nous dit Hugo, son "rayon blanc" et son "rayon noir". Comment ne pas voir, dans les deux "rayons" dont parle Victor Hugo à propos de Cimourdain, dans ces deux rayons de la même lumière, une métaphore de cette dialectique de la terreur et de la vertu historiquement attachée au nom de Robespierre : "si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté) ? Robespierre est clair : la terreur n'est pas une exception au principe de vertu, elle n'est pas un moment critique de son application, elle en est le double nécessaire puisque, sans elle la vertu n'est qu'une sorte d'impuissance. Aussi, Cimourdain n'a-t-il de cesse de lutter contre la tendance humaine, trop humaine, à la clémence comme tendance à la conciliation, au consensus : "dans toute cette partie de la Vendée, la république avait le dessus, ceci était hors de doute ; mais quelle république ? Dans le triomphe qui s'ébauchait, deux formes de la république étaient en présence, la république de la terreur et la république de la clémence, l'une voulant vaincre par la rigueur et l'autre par la douceur [...]. La clémence était le côté faible de Gauvain. Cimourdain, on le sait, le surveillait et l'arrêtait sur cette pente, à ses yeux funeste"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, ii, 7). Cimourdain, et, donc, Robespierre sont tout entiers dans cette lutte entre passions contradictoires. C'est donc sans doute avec la plus grande sincérité que Robespierre peut à la fois défendre le principe de l'abolition de la peine de mort, voter la mort du roi en janvier 1793 puis assumer les sanglants excès de la Terreur : "je suis inflexible pour les oppresseurs, parce que je suis compatissant pour les opprimés ; je ne connais point l'humanité qui égorge les peuples, et qui pardonne aux despotes. Le sentiment qui m'a porté à demander mais en vain, à l'Assemblée Constituante l'abolition de la peine de mort, est le même qui me force aujourd'hui à demander qu'elle soit appliquée au tyran de ma patrie, et à la royauté elle-même dans sa personne"(Robespierre, Discours devant la Convention, 16 janv. 1793, in Marc Bouloiseau, Œuvres de Maximilien Robespierre). Comme le souligne Victor Hugo, non sans un certain humour noir, une telle contradiction logique n'est pas, tout au contraire, incompatible avec l'exécution politique : "Robespierre était un homme d'exécution ; et quelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies, exécution signifie extermination" Hugo,Quatrevingt-treize, II, iii, 1).

Il n'y a, évidemment, qu'un pas à faire entre le simple constat psychologique d'une lutte nécessaire entre deux passions conscientes et contradictoires et son interprétation morale en termes de combat nécessaire du Bien contre le Mal. Or, pour les romantiques, une telle lutte est tout sauf rationnelle. À rebours d'un rationalisme classique qui proclame le caractère pathologique de la contradiction6 en l'attribuant à un sensualisme de surface déterminé par l'ignorance et l'isolement du sujet, "les romantiques proclamaient les droits de l'individu, de l'imagination et du sentiment [...]. C'est par nos sentiments que nous parvenons aux vérités morales, et même cosmiques, les plus profondes : "das Herz ist der Schlüssel der Welt und des Lebens" ["le cœur est la clé du monde et de la vie" -Novalis, Teplitzer Fragmente-]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1). Ce qui explique que ce soit dans le domaine artistique et, plus particulièrement, dans le domaine littéraire que soit né le mouvement romantique dont "une des idées les plus novatrices [...] fut le concept de génie artistique, irrationnel et créatif, non plus discipliné par la raison comme pour les Lumières, mais animé d'une liberté intérieure capable de briser le carcan des codes et des conventions, puisant au contraire dans la subjectivité et prêtant l'oreille à l'inspiration divine, à l'intuition, aux passions. Ainsi s'esquissait le portrait de l'homme révolté, d'un surhomme se mesurant avec Dieu. Ainsi naissait, surtout, une nouvelle conception de l'art, compris comme liberté absolue de création, qui refusait les contraintes imposées par les règles et les traditions, et qui revendiquait le droit de l'imagination individuelle à s'exprimer selon son propre langage"(Ilaria Ciseri, le Romantisme). La coexistence, au sein de la même conscience individuelle, de deux élans contradictoires, l'un vers le Bien, l'autre vers le Mal, est, dès lors, considérée comme le paradigme d'une liberté humaine d'exister "naturellement" conquise de haute lutte sur une raison réputée unificatrice et aliénante. D'où l'enthousiasme délirant qui anime certains fondateurs du mouvement romantique, par exemple William Blake dont les aphorismes, tous écrits pendant la période de la Révolution Française et extraits d'une œuvre significativement intitulée le Mariage du Ciel et de l'Enfer, sont restés célèbres : "les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux du savoir.  [...] Le chemin de l'excès mène au palais de la sagesse. [...]  Celui-là seul connaît la suffisance, qui d'abord connut l'excès. [...] Si d'autres n'avaient pas été fous, c'est nous qui devrions l'être"(op.cit.). Et cette coexistence supra-humaine, autant dire divine, du Bien et du Mal qui soit de nature à dompter la foudre des orages, voilà justement un trait essentiel du caractère de Cimourdain : "il avait une pitié à part, réservée seulement aux misérables. Devant l'espèce de souffrance qui fait horreur, il se dévouait. Rien ne lui répugnait. C'était là son genre de bonté. Il était hideusement secourable, et divinement. Il cherchait les ulcères pour les baiser. Les belles actions laides à voir sont les plus difficiles à faire ; il préférait celles−là"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2). Quant à son "double historique", que confesse-t-il à la veille de son arrestation et à l'avant-veille de sa mort sur l'échafaud ? "Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures ; elle existe, [...] cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première République du monde ; cet égoïsme des hommes non dégradés, qui trouve une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public. Vous la sentez, en ce moment, qui brûle dans vos âmes ; je la sens dans la mienne"(Robespierre, Discours devant la Convention, 26 juil. 1794, in Buchez, Charles-Roux, Histoire Parlementaire de la Révolution Française). Robespierre se présente lui-même comme un "égoïste généreux" : son "âme brûle" de l'ambition de dépasser les contraires. Toutefois, objectera-t-on, n'est-ce pas le lyrisme de la déclaration de Robespierre ou de la description du caractère de Cimourdain qui sont poétiques, et, partant, romantiques, plutôt que leur action politique ? Ce goût pour l'oxymore ne trahit-il pas la véritable ambition du héros romantique : être un poète ? Pour Victor Hugo, rien n'est moins sûr : "le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, si l'on ne l'envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques [...]. Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : TOLÉRANCE ET LIBERTÉ"(Hugo, Hernani, préf.). Ce n'est que de manière dérivée et non primitive que le romantisme, nous dit Hugo, est devenu une rébellion individuelle qui trouve son expression dans un mouvement littéraire. Fondamentalement, c'est, au contraire un mouvement politique à vocation collective qui vise rien moins que la tolérance et la liberté7. Le combat immémorial du Bien contre le Mal n'est donc rien d'autre que l'intériorisation morale et psychologique du combat de la liberté contre l'aliénation. Au fond, Victor Hugo est parfaitement hégélien : ce sont, non seulement les contradictions sociales inhérentes à l'esprit de tout peuple en devenir, mais aussi les aspirations conscientes à dépasser de telles contradictions dans une synthèse qui font l'histoire de ce peuple. De sorte que c'est lorsqu'il y a urgence à les dépasser qu'il y a malaise individuel et/ou révolution collective. Hugo ne voit pas très bien et, en fait, ne s'appesantit guère sur le rapport entre l'aspiration, selon lui originairement collective à une telle synthèse et son expression individuelle sous la forme de ce que Hegel appelle "les grands hommes"8 et dans lesquels il voit l'esprit universel s'incarner en un individu particulier. Ce rapport, chez l'un comme chez l'autre se borne à un simple rapport d'analogie, ce qui est grand invariant du courant romantique9. En tout cas, Hugo alimente, de toute évidence, le mythe du héros : "des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais. Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd'hui des fantômes. Dénombrement titanique. À droite, la Gironde, légion de penseurs ; à gauche, la Montagne, groupe d'athlètes [...]. En dehors de ces deux camps, et les tenant tous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre [...]. Au−dessous se courbaient l'épouvante, qui peut être noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous les héroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue des anonymes"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, iii, 1). Toutefois, il est remarquable que la plupart de ses héros dramatiques ou romanesques (Hernani, Ruy Blas, Jean Valjean) sont animés par une passion romantique pour l'action politique qui les conduit, effectivement, à lutter solitairement, héroïquement, contre le Mal social et à œuvrer consciemment pour instaurer, sinon le Bien, du moins le mieux social, tendance que l'on retrouvera chez certains héros de Musset (Lorenzaccio) ou de Lamartine (Toussaint Louverture), mais qui sera complètement absente, par exemple, chez les romantiques allemands. Le fait que l'œuvre romanesque de Victor Hugo se close avec le couple historico-romanesque constitué par Robespierre et Cimourdain nous semble, à cet égard, tout à fait emblématique.

Il est clair que si, comme le proclame Victor Hugo, la devise du héros romantique doit être "tolérance et liberté" sa passion politique va nécessairement l'amener à lutter, entre autres maux, contre l'intolérance. Cette intolérance dont l'un des aspects historiquement les plus détestables est celle qui, de tout temps, dérive de la tentation d'exploiter l'aspiration éthique de l'humanité à la religiosité10 à des fins de domination politico-sociale. En effet, on ne peut guère passer sous silence le fait que l'un des traits de caractère les plus frappants de Cimourdain, c'est qu'il soit un ancien prêtre. Dans Quatrevingt-treize, au moment où Cimourdain est sur le point d'être investi de sa mission décisive en Vendée, ce trait n'échappe pas à Robespierre : "Robespierre pourtant fit cette question : - N'êtes−vous pas un ancien prêtre ? L'air prêtre n'échappait pas à Robespierre. Il reconnaissait hors de lui ce qu'il avait au dedans de lui"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, ii, 3). Effectivement, Cimourdain, dans le chapitre qui le présente au lecteur, a déjà été dépeint par l'auteur comme un défroqué : "Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l'absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L'homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire ; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l'est. Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2). Victor Hugo a une conception tout à fait sublime, au sens kantien11 de ce terme cher aux romantiques, de la fonction sacerdotale. Déjà, dans Notre-Dame de Paris, il mettait en scène, sous les traits de l'archidiacre Claude Frollo, un prêtre dont l'intelligence, la lucidité, la sensibilité et la bonté font de lui un monstre, tout à la fois serviteur du Christ et du démon : "il reconnut [...] que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un cœur de prêtre, et qu'un homme constitué comme lui, en se faisant prêtre, se faisait démon"(Hugo, Notre-Dame de Paris, ix, 1). D'où le théisme12 soupçonneux de l'auteur qui voit dans l'aspiration à la pureté divine le meilleur comme le pire des penchants humains pour peu que la relation de l'homme à Dieu soit polluée par l'intermédiation sacerdotale. En ce sens, Victor Hugo est bien un héritier des Lumières : "Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi // De l’espérance avec sa grande aile, la foi ; [...] // La pensée en montant vers Lui devient géante. // Homme, contente-toi de cette soif béante ; // Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté // D’inventer de la peur et de l’iniquité"(Hugo, Religions et Religion, v). En tout cas, il a mis toute l'ambivalence de la ferveur sacerdotale dans le personnage de Cimourdain, ambivalence accentuée par l'influence qu'ont eue les Lumières sur lui : "prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d'âme, observé ses vœux ; mais il n'avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi ; le dogme s'était évanoui en lui. Alors, s'examinant, il s'était senti comme mutilé, et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d'une façon austère ; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l'humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c'est le vide. Ses parents, paysans, en le faisant prêtre, avaient voulu le faire sortir du peuple ; il était rentré dans le peuple. Et il y était rentré passionnément. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtre il était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XV vivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain. De quelle république ? De la république de Platon peut−être, et peut−être aussi de la république de Dracon. Défense lui étant faite d'aimer, il s'était mis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie, son habit de prêtre ; il haïssait le présent, et il appelait à grands cris l'avenir ; il le pressentait, il l'entrevoyait d'avance, il le devinait effrayant et magnifique ; il comprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adorait de loin la catastrophe"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2). On ne peut, évidemment, que frémir à cette description de cet ancien ministre du culte devenu "athlète" de la cause républicaine, pour cet homme qui hait le présent mais éprouve de la tendresse pour les souffrances humaines, pour cet exalté dont la "plénitude énorme, au fond, c'est le vide". On devine qu'un tel être ne peut qu'être excessif, dans son exigence de tolérance autant que dans sa quête de liberté. Il est clair que, sous cette description, les passions contradictoires comme le combat intime du Bien et du Mal ne peuvent que s'exacerber dans un déchaînement tout romantique d'irrationalité. Or, comment ne pas rapprocher ce portrait que fait Victor Hugo de Cimourdain du terrible portrait à charge que Condorcet brosse de Robespierre : "la Révolution française est une religion et [...] Robespierre en fait une secte. C'est un prêtre qui a ses dévots [...]. Robespierre prêche ; Robespierre censure ; il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, [...] il tonne contre les riches et les grands ; il vit de peu et ne connaît pas de besoins physiques. Il n'a qu'une seule mission, c'est de parler, et il parle toujours [...]. Il s'est fait une réputation d'austérité qui vise à la sainteté ; il monte sur les bancs ; il parle de Dieu et de la Providence ; il se dit l'ami des pauvres et des faibles, il se fait suivre par les femmes et les faibles d'esprit [...]. Robespierre n'est qu'un prêtre et ne sera jamais que cela"(Condorcet, Chronique de Paris, nov. 1792) ? Certes, ce portrait est l'œuvre d'un libéral aux abois qui, peu de temps après la bataille de Valmy, l'installation de la Convention et la proclamation de la République (20 septembre 1792) pressent déjà l'épuration dont le groupe Girondin dont il fait partie ne va pas tarder à être victime (mai-juin 1793), justement de la part des Montagnards robespierristes. Toutefois, il y a, dans cette qualification de "prêtre" prédiquée de Robespierre plus et autre chose que du ressentiment pour un adversaire politique implacable. Il y là une figure relativement banale inscrite dans le folklore romantique de cette époque. Témoin l'oxymore "prêtre rouge" qui est souvent utilisé pour parler de ces prêtres défroqués qui, à l'instar de Cimourdain, embrassent la cause révolutionnaire avec autant de passion que jadis leur foi13. La contradiction entre un état de prêtrise, réel ou métaphorique, réputé irrationnel et des idéaux révolutionnaires fondamentalement rationnels et, donc, anti-cléricaux est pensé par Condorcet tout autant que par Hugo comme une marque de romantisme14 des personnalités et non pas comme une preuve de leur incohérence.

Si nous voulions résumer les principaux traits de caractère de Cimourdain et/ou de Robespierre qui les apparentent à la gent romantique, nous dirions donc, avec Victor Hugo, que "Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C'était un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l'avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l'effrayant homme juste. Pas de milieu pour un prêtre dans la révolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts ; il fallait qu'il fût infâme ou qu'il fût sublime. Cimourdain était sublime ; mais sublime dans l'isolement, dans l'escarpement, dans la lividité inhospitalière ; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2). Pour faire plus court encore : "quelques−unes de ces popularités étaient malfaisantes ; d'autres étaient saines. Une entre toutes était honnête et fatale : c'était celle de Cimourdain"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 1). Il nous semble en effet que, dès lors qu'un personnage est présenté comme animé de bouillantes tendances contradictoires (vertueux et glacial, effrayant et juste, prêtre et révolutionnaire, honnête et fatal), comme attiré par l'action solitaire et sublime ("sublime dans l'isolement, dans l'escarpement, dans la lividité inhospitalière ; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre"15) et comme assumant sans sourciller une irrationalité confinant au fanatisme mystique ("pas de milieu pour un prêtre dans la révolution")16, on en fait un personnage romantique. Lorsque, en outre, on le représente comme étant "au-dessus de la mêlée" Or, comme le dit Wittgenstein, "la philosophie exige un renoncement, mais un renoncement du sentiment, pas de l’intelligence [...]. Tout ce que peut faire la philosophie, c’est de détruire les idoles. Et ceci signifie ne pas en construire de nouvelles, disons vivre en l’absence d’idoles"(Wittgenstein, the Big Typescript, MS213). Voyons donc si on ne peut pas détruire, en ce sens, l'"idole" qui a pour nom Robespierre et, sans nier l'intérêt esthétique, en tout cas littéraire, de l'approche romantique, s'il n'est pas possible de contester philosophiquement sa soi-disant évidence, notamment en opérant un rapprochement entre Robespierre et Spinoza.

En pensant, certes, plus à Napoléon qu'à Robespierre, Hegel écrit ceci : "ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel [...]. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion"(Hegel, la Raison dans l'Histoire). On a là, typiquement, un manifeste romantique qui fait l'éloge des passions. Or, les passions, avons-nous dit, ignorent le principe de contradiction17, c'est-à-dire ce qui fait le fondement même de la rationalité. Cependant, Hegel est un romantique atypique dans la mesure où les passions, quelque porteuses de contradiction soient-elles, ne sont, en réalité, que des "ruses de la Raison" : "par rapport à cette Raison universelle et substantielle, tout le reste est subordonné et lui sert d’instrument et de moyen"(Hegel, la Raison dans l’Histoire). De sorte que, in fine, "l'histoire n'est donc [...] que le développement nécessaire des étapes de la Raison"(Hegel, la Raison dans l'Histoire, §342). Hugo n'est pas loin de partager cet amour hégélien pour la synthèse lorsqu'il écrit que "Cimourdain croyait que, dans les genèses sociales, le point extrême est le terrain solide ; erreur propre aux esprits qui remplacent la raison par la logique"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2) : Cimourdain, malgré ses contradictions, se croit néanmoins rationnel parce que "logique". Mais ce n'est pas le cas : il est "rationnel", nous dit l'auteur (romantique), justement parce qu'il est pétri de contradictions et, donc, parce qu'il ... n'est pas logique ! Or, sans bien entendu se réduire à la logique, la raison qu'invoquent Hegel ou Hugo ne peut décemment pas contrevenir au principe logique de contradiction puisque "nos raisonnements sont fondés sur [entre autres] le principe de contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé"(Leibniz, Monadologie, §31). Ou, plus précisément encore, "la tautologie et la contradiction [...] ne disent rien [...]. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. [...] Tautologie et contradiction ne sont pas images de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.461-4.462). En d'autres termes, il n'est pas simplement faux mais dépourvu de sens de parler d'un niveau de "réalité" qui fasse la "synthèse" de deux déterminations contraires du même sujet. Auquel cas, si les énoncés enveloppant contradiction "ne disent rien, mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie, [...] le moyen d'expression adéquat en est l'art, par exemple la poésie et la musique. Si, à leur place, on choisit l'habillement linguistique d'une théorie, cela comporte un danger : un contenu théorique est simulé là où il n'y en a pas"(Carnap, la Conception Scientifique du Monde). Autrement dit, le poète ou le romancier, tout en ne disant rien, peuvent toutefois légitimement énoncer des contradictions18 (par exemple dans la description de leurs personnages), ce qui est, en principe, interdit au philosophe ou à l'historien, a fortiori au scientifique. En ce sens, Hugo aurait le droit d'être romantique mais non pas Hegel ! Ce qui montre bien que le problème n'est pas ontologique (inhérent aux choses-mêmes) mais plutôt logique (relatif aux règles du discours sur les choses)19 : "ce sont surtout les antinomies qui ont donné le coup d'envoi aux préoccupations actuelles concernant la non-contradiction. Or il faut dire que ces antinomies n'ont absolument rien à voir avec la non-contradiction en mathématique, qu'il n'y a aucune connexion. En effet, les antinomies ne sont pas du tout apparues dans le calcul, mais dans la langue ordinaire de tous les jours, et cela parce qu'on emploie des mots de façon ambiguë. C'est pourquoi la solution des antinomies consiste à remplacer la façon confuse de s'exprimer par une façon précise de s'exprimer"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, app. II). Auquel cas, prétendre que la contradiction est la ratio essendi du personnage romantique, serait faire usage d'une analogie subreptice, la contradiction romantique étant à l'être ce que l'antinomie est au discours sur l'être, à savoir une simple ambiguïté. Dès lors, quel que soit le jugement de valeur que l'on porte sur le portrait romantique qu'on fait d'eux, il serait plus judicieux de comprendre que Cimourdain ou Robespierre sont le théâtre de forces antinomiques : plutôt que de s'imaginer qu'ils sont réellement capables de défier les lois logiques, on s'en remettrait plus sagement aux lois physiques. Ce qui est, évidemment, plus rationnel et, partant, moins romantique, en tout cas (pour ne pas vexer Hegel), moins romantiquement rationnel !

Spinoza remarque que "la plupart de ceux qui ont parlé des affects [de affectibus] et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent des lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature […] : l’homme dans la Nature serait comme un empire dans un empire [imperium in imperio]"(Spinoza, Éthique, III, préf.). En effet, les affects en général et les passions en particulier semblent, à lire les auteurs romantiques, d'une part réservées aux seuls êtres humains (et peut-être même à certains d'entre eux), d'autre part caractériser un état interne accessible seulement en première personne. Or, nous dit Spinoza, "la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature [...]. Il s’ensuit que l’homme [...] suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Bref, l'homme, fût-il romantique et héroïque, n'est nullement un exception dans la Nature mais participe de son ordre commun et ne peut donc être pertinemment appréhendé que sous l'angle de la puissance physique qu'il est capable de développer pour maintenir son existence : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). C'est-à-dire que l'existence de toute chose consistant en une dotation d'énergie qui lui octroie une inertie20 (le conatus) par laquelle elle tend à persévérer, il est aisé de comprendre que, "par affect [affectum], [on] entend[...] les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). En ce sens, n'importe quel corps peut, dans l'absolu, être passivement affecté d'une augmentation ou d'une diminution de puissance physique. Par ailleurs, "LEsprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée"(Spinoza, Éthique, III, 2). Autrement dit, la tendance bien ancrée dans notre tradition culturelle occidentale, et particulièrement exacerbée par les romantiques, consistant à isoler l'esprit comme mystérieuse substance métaphysique cachée à tout autre qu'à sa propre réflexion sur elle-même n'a aucun fondement rationnel21. De sorte que, lorsqu'on parle d'affect, de sentiment, d'émotion, de passion, etc. c'est une réalité physique tout entière qu'il s'agit d'appréhender, c'est-à-dire, qu'on la considère du point de vue du corps ou bien de celui de l'esprit. Cela dit, comme, effectivement, on ne parle de "passion" que dans le cas des êtres humains en tant qu'on leur attribue non seulement un corps mais aussi un esprit, une passion n'est donc rien d'autre qu'une modification de l'existence humaine imposée par la force des circonstances extérieures, la même modification, en tant que causée par le seul conatus du sujet étant appelée une action : "quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends donc par affection une action ; dans les autres cas, une passion"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). Il reste que, en règle générale, "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures [...]. L’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4).

Voilà une définition de la passion qui est bien peu romantique : Robespierre, comme le commun des mortels, agit sans doute beaucoup moins qu'il ne réagit aux, et donc qu'il ne pâtit des circonstances de son époque. Une période particulièrement agitée. Une époque de crise au sens de Gramsci : "la crise , c’est quand le vieux n’arrive pas à mourir , et que le neuf n’arrive pas à naître"(Antonio Gramsci, Cahiers de Prison). Ou, comme le dit Musset : "toute la maladie du siècle présent vient de deux causes [...] : tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux"(Alfred de Musset, Confessions d'un Enfant du Siècle, I, ii). Dès lors, pourquoi les forces sociales tout à la fois violentes (révolutionnaires) et contradictoires (insurrectionnelles) au gré desquelles les hommes sont nécessairement ballottés en de telles époques ne suffiraient-elles pas à rendre compte de la formidable effervescence passionnelle qui y a lieu et par laquelle les hommes tentent simplement de persévérer en leur existence ? Certes, objectera-t-on, mais tous les hommes soumis aux mêmes contraintes historiques n'ont pas été des Robespierre. Il y a donc bien quelque chose d'exceptionnel chez cet homme. D'accord. Mais les circonstances qui déterminent, chez un être humain en particulier, telle ou telle réaction passionnelle au sens spinozien de ce terme, peuvent, en tout ou partie, demeurées inconnues, en tout cas rester extra-historique et n'appartenir qu'à la biographie de qui en est l'objet. Victor Hugo, précisément, imagine l'une de ces circonstances dont la puissance eût pu être suffisante pour infléchir le conatus de Cimourdain dans le sens qui est le sien au moment du récit : "un tel homme était−il un homme ? Le serviteur du genre humain pouvait−il avoir une affection ? N'était−il pas trop une âme pour être un cœur ? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait−il se réserver à quelqu'un ? Cimourdain pouvait−il aimer ? Disons−le. Oui. Étant jeune et précepteur dans une maison presque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de la maison, et il l'aimait [...]. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s'était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant ; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à la solitude. Il l'aimait de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur [...]. Modeler une statue et lui donner la vie, c'est beau ; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c'est plus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d'une âme"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 3). S'il semble difficile de concevoir un héros romantique qui ne soit pas en proie à un amour ardent, c'est que, parmi toutes les passions, l'amour a un statut à part. En effet, les auteurs romantiques, tout comme le sens commun, prêtent, à juste titre, des pouvoirs extraordinaires à l'amour comme vecteur de ferveur et d'exaltation. Car, si on admet avec Spinoza que "le corps humain peut être affecté en bien des manières qui accroissent ou diminuent sa puissance d’agir et aussi en d’autres qui ne rendent sa puissance d’agir ni plus grande, ni moindre "(Spinoza, Éthique, III, post.1) et que "la Joie est le passage [transitio] de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.2 et 3), alors l'amour est la passion joyeuse par excellence, c'est-à-dire le plus sûr indice d'un gain de puissance, autrement dit de perfection22. En ce sens, "l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.6). Qu'il s'agisse du simple amour charnel de Fabrice pour Clélia dans la Chartreuse de Parme ou de l'amour d'un peuple tout entier chez Toussaint Louverture dans la pièce éponyme de Lamartine, ou encore de l'amour mystique de Camille pour Dieu dans on ne badine pas avec l'Amour de Musset, de toutes les passions joyeuses, l'amour est la plus susceptible d'é-mouvoir, c'est-à-dire, étymologiquement, d'ex-movere, de "conduire hors de (soi-même)" le sujet de cette passion23. Aussi Cimourdain se voit-il animé d'un amour dont la pureté idéalisée et l'exclusivité pour son objet soulignent à la fois l'intensité ("il [...] aimait [son élève] de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur") et le retentissement à long terme ("le serviteur du genre humain [...] cet embrassement énorme qui admettait tout et tous"). Le problème, nous dit Spinoza, c'est que la haine a tout à fait le même pouvoir de mobilisation des énergies que l'amour, son symétrique dans la géométrie passionnelle. Car "la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.7). De là, la dialectique de l'amour et de la haine dont les romantiques se sont plu à dépeindre les aspects les plus dramatiques en termes de comportements contradictoires d'une violence et d'un fanatisme extrêmes pouvant aller jusqu'à la haine de soi-même (le Werther de Goethe), d'autrui (le Julien Sorel de Stendhal), voire du genre humain tout entier (l'Alceste de Molière24) et, bien entendu, de leurs conséquences déconcertantes. Dans tous les cas, ces passions contradictoires ou, plus exactement, antinomiques25 (dont la dualité légendaire de la vertu et de la terreur chez Robespierre ne sont qu'un cas parmi d'autres), ne sont nullement primitives, nullement constitutives d'une nature d'exception, mais sont les résultantes26, au sens de la science physique, de l'ensemble des contraintes subies par un corps ou, ce qui revient au même, par un esprit, dans des circonstances déterminées. L'exception, si exception il doit y avoir, c'est la probabilité, nécessairement faible, d'une conjonction de toutes ces circonstances en un seul individu.

Cela dit, le personnage romantique a beau être tout à la fois passionné, c'est-à-dire habité par des passions antinomiques et passionnant, c'est-à-dire propre à faire naître aussi chez le lecteur ou le spectateur de telles passions, il reste que le caractère nécessairement passif, au sens de Spinoza, du combat que se livrent ss affects est peu compatible avec le statut héroïque de leur théâtre d'opération qui suppose, pour le moins, une volonté farouche de les dominer, de les maîtriser. Car, enfin, "93 est une année intense. L'orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s'y sentait à l'aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l'aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2). Le premier correctif à cet aspect de l'idéal romantique, au rebours de la métaphore qui nous est ici suggérée de l'aigle impassible dans la tempête, va consister à dire que "la volonté n'est qu'une certaine manière [modus] précise de penser, tout comme l'entendement ; et par suite chaque volition ne peut exister ni être déterminée à opérer que par une cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l'infini"(Spinoza, Éthique, I, 32). Bref, "la volonté et l'intelligence sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, II, 18) , c'est-à-dire que, si on admet que l'esprit et le corps sont une seule et même chose et non pas deux substances métaphysiques en droit indépendantes, alors "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7). Penser et agir/pâtir, c'est tout un, ici, du point de vue du corps, là, du point de vue de l'esprit. Donc, exeat la notion parasite de "volonté". Quid alors de l'"inexorabilité" du personnage ? D'où peut bien provenir la fermeté héroïque du héros ou du personnage historique marquant si, d'une part "chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) et si, d'autre part, "la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire"(Spinoza, Éthique, I, 32). Victor Hugo semble d'ailleurs convenir de la faiblesse et de la fragilité humaines dans la tourmente révolutionnaire. Malgré tout, il impute encore trop de responsabilité implicite à l'initiative des "grands hommes" : "la Révolution est une action de l'Inconnu. Appelez−la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l'avenir ou au passé, mais laissez−la à celui qui l'a faite. Elle semble l'œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, iii, 1). Pour un peu, à défaut de faire l'histoire, il leur incomberait de l'écrire. Mais c'est encore trop. Car il faudrait expliquer comment il se fait que "quand nous sommes partagés entre des sentiments contraires, nous voyons le meilleur et suivons le pire"(Spinoza, Éthique, III, 2). Si la conception romantique de l'existence a raison d'insister sur le rôle déterminant des passions, et, notamment, des passions antinomiques, elle reste trop complaisante cependant à l'égard du mythe de la libre volonté de maîtriser de telles passions qui caractériserait, comme par miracle, le héros solitaire. Mythe qui, pour Spinoza, ne prouve qu'une seule chose : "les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les déterminent"(Spinoza, Éthique, III, 2). La force du héros ne peut donc pas consister en une libre résistance du sujet contre ses tendances maudites. Si tel était le cas, on ne comprendrait pas en quoi il serait héroïque, pour le personnage romantique, de parfois succomber au Mal. Ou bien le héros romantique ne se distinguerait plus du héros classique finalement vaincu par le destin, c'est-à-dire par la volonté des dieux. Si, en effet, comme nous l'avons dit, la haine est le paradigme de la passion triste, donc un Mal, sauf à se complaire dans la contradiction confinant à l'absurde, on ne comprend plus ce qu'il y a d'héroïque à ce que Toussaint Louverture exhorte ses troupes en ces termes : "Invincible, impalpable, inconnu, mais debout, //Attendu, regardant, absent, présent partout, // Comme l’œil du Très-Haut, sur la malice humaine, // Je serai l’œil des noirs éclairé par la haine !"(Lamartine, Toussaint Louverture, II, 8). Et encore moins à ce que Werther annonce à Charlotte : "Donne, Charlotte ! Je prends d'une main ferme la coupe froide et terrible où je vais puiser l'ivresse de la mort ! Tu me la présentes, et je n'hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tous les désirs de ma vie ! Voilà donc où aboutissaient toutes mes espérances ! toutes ! à venir frapper avec cet engourdissement à la porte d'airain de la vie !"(Goethe, les Souffrances du Jeune Werther). On pourrait admettre que la haine soit, dans certaines circonstances, une tristesse, certes, mais une tristesse instrumentale, transitoire, envisagée, non comme une fin en soi, mais comme un moyen d'obtenir une joie durable, en l'occurrence, pour Toussaint Louverture, la liberté civile de ses semblables qui ferait suite à l'abolition de l'esclavage. C'est en ce sens que Spinoza souligne que "la Joie, directement, n’est pas mauvaise, mais bonne, et la Tristesse est, au contraire, directement mauvaise"(Spinoza, Éthique, IV, 41) : autrement dit, la tristesse peut, en certains cas, être bonne indirectement. Mais certainement pas lorsqu'elle va jusqu'à donner la mort. Le problème est que toutes les haines sont potentiellement destructrices, tant il est vrai que "celui qui hait, s'efforce d'éloigner la chose qu'il a en haine et de la détruire"(Spinoza, Éthique, III, 13). Peut-être objectera-t-on alors qu'il y a une différence entre détruire autre chose ou autrui et détruire soi-même. Sauf que, d'une part c'est plutôt la destruction de soi-même (Hernani, Ruy Blas, Quasimodo, etc.), voire la tendance morbide à l'auto-destruction (chez Musset, Vigny, Nerval, etc.) que le romantisme a tendance à exalter comme l'acte héroïque par excellence, et, d'autre part "lorsqu’un certain nombre de Corps de même grandeur ou de grandeur différente sont ainsi contraints qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvant d’ailleurs avec des degrés semblables ou divers de rapidité, ils se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés, nous les dirons unis entre eux, et qu’ils constituent dans leur ensemble un seul Corps ou Individu, qui, par cette union même, se distingue de tous les autres"(Spinoza, Éthique, II, 13). Il en résulte que la destruction comme effet de la haine est toujours, dans le meilleur des cas un saut irrationnel dans l'inconnu (le destructeur ignorant prend le risque de détruire ce qui pourrait, à terme, lui être utile et donc prend le risque de s'affaiblir lui-même), et, dans le pire des cas, comme un constat de sa faiblesse actuelle patente. A contrario, le véritable héroïsme, le véritable courage, pour Spinoza, réside toujours dans l'acte de vivre, non dans celui de mourir : "la chose du monde à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la mort, et sa sagesse n’est point la méditation de la mort, mais de la vie"(Spinoza, Éthique, IV, 67).

Mais alors, si ce n'est pas le combat volontaire contre le Mal, qu'est-ce qui nous rend le héros romantique, sinon sympathique, du moins digne d'intérêt ? Dans un poème des Contemplations où Victor Hugo rend hommage à son gendre Charles Vacquerie qui a perdu la vie en tentant, en vain, de sauver de la noyade Léopoldine, son épouse et fille de l'auteur, il écrit : "N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir. // Sois béni, toi qui, jeune, à l'âge où vient s'offrir // L'espérance joyeuse encore, // Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps, // Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans // Et le sourire de l'aurore, // À tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs, // Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs // Par qui toute peine est bannie, // À l'avenir, trésor des jours à peine éclos, // À la vie, au soleil, préféras sous les flots // L'étreinte de cette agonie !"(Victor Hugo, à Charles Vacquerie). Que peut bien signifier "il a voulu mourir", "[tu] préféras sous les flots // L'étreinte de cette agonie !" si nous excluons, avec Spinoza, qu'il puisse s'agir d'une recherche libre et volontaire de la mort ? Une réponse tentante serait : le personnage romantique est héroïque en ce qu'il n'écoute que son devoir moral et ce, au péril même de sa propre vie. Il ne voudrait pas la mort en tant que telle, il voudrait plutôt obéir à "l'impératif catégorique"27 du devoir. Réponse tentante mais fausse parce qu'elle n'est qu'une variante de la précédente, à savoir que le personnage serait romantique en ce qu'il choisirait28 volontairement de s'affaiblir au risque de se supprimer. Comme nous l'avons développé par ailleurs29, Spinoza n'a eu de cesse de fustiger ces moralistes qui "attribuent la cause de l'impuissance et de l'inconstance des hommes, non pas à la puissance commune de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, [qui] la déplorent, en rient, la mésestiment, ou bien, et c'est le cas le plus courant, la maudissent"(Spinoza, Éthique, III, préf.). Une morale, en effet, ainsi que l'explique Kant, n'est rien d'autre qu'une doctrine destinée à limiter notre désir d'être heureux30. Or, nous dit Spinoza, "personne d'autre que l'envieux31 ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d'une âme impuissante"(Spinoza, Éthique, IV, 45). Bref, d'un point de vue spinoziste, justifier un acte quelconque par le devoir moral est certainement plus pitoyable qu'héroïque. Une bonne interprétation spinozienne du poème serait, en revanche, de dire que la volonté de Charles n'étant rien d'autre que son intelligence, c'est-à-dire ce qu'il sait effectivement de soi-même et de son environnement, lui interdit de se concevoir soi-même indépendamment de Léopoldine qui, littéralement, est une partie de lui-même. Et pas n'importe quelle partie : il aime Léopoldine, il éprouve de la joie en sa présence, de la tristesse en son absence, et il lui attribue la cause de cette joie. Et comme l'esprit et le corps sont une seule et même chose, l'intelligence (étymologiquement, la capacité à intellegere, à "mettre en relation") de l'esprit et l'acte du corps sont aussi inséparables. De telle sorte qu'en se jetant à l'eau pour sauver Léopoldine, c'est, toujours littéralement, lui-même, corps et âme, que Charles désire sauver. Bref, ce qui est héroïque chez lui, ce n'est ni une soi-disant volonté, ni une hypothétique liberté, ni un prétendu sens du devoir : c'est son intelligence par laquelle il comprend qu'il ne fait qu'un avec Léopoldine. Hélas, les circonstances, c'est-à-dire les causes extérieures, étant défavorables, Léopoldine disparaît et lui en même temps qu'elle : la mort de Charles est donc une conséquence logique de celle de Léopoldine et la nécessité n'a, évidemment, que faire d'une volonté libre32. C'est le même schéma explicatif qui doit, selon nous, s'appliquer à l'épisode de la mort de Cimourdain qui clôt Quatrevingt-treize : Lantenac, le chef Vendéen, est emprisonné et condamné à mort par la Révolution ; son neveu, Gauvain, qui est, en même temps l'alter ego de Cimourdain, le fait évader et prend sa place dans la cellule où Cimourdain vient chercher celui qu'il croit être Lantenac ; que va faire Cimourdain ? "Force à la loi ! On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain avait parlé. L'armée frissonna. Le bourreau n'hésita plus [...]. Le triangle se détacha et glissa lentement d'abord, puis rapidement ; on entendit un coup hideux ... Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu'il avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le cœur d'une balle"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, vii, 6). Le roman se termine là. Cimourdain n'a jamais aimé qu'un seul être humain : Gauvain, son élève. Cimourdain et Gauvain sont, nous l'avons vu, respectivement la face obscure et la face lumineuse du même individu. Donc, de même qu'on ne peut priver un objet d'une de ses faces sans, ipso facto, supprimer l'objet tout entier, la mort de Gauvain implique nécessairement la disparition de Cimourdain, ce que souligne la quasi-simultanéité des deux "coups hideux". Entendons-nous bien : il n'y a pas de suicide héroïque. Spinoza ne fait pas de différence entre l'accident de Charles et le suicide de Cimourdain qui sont, l'un et l'autre, vaincus par les circonstances extérieures : "s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours. Et cela devrait suivre ou bien de la seule puissance de l’homme, qui aurait ainsi le pouvoir d’écarter de lui-même les autres changements qui pourraient naître de causes extérieures, ou bien de la puissance infinie de la Nature qui gouvernerait toutes les choses singulières afin que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui contribuent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Mourir ou se donner la mort, c'est tout pareil : "ceux qui se donnent la mort ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Dans tous les cas, l'héroïsme, s'il faut continuer à l'appeler ainsi tout en abandonnant les connotations romantiques de ce terme, c'est l'intelligence, c'est-à-dire la compréhension instantanée (sans tergiversation) et lucide (sans illusion) par les personnages de la nécessité de leur mort à laquelle ils n'ont donc pas le pouvoir de se soustraire.

Mais enfin, dira-t-on, au moment où il se rend compte de la supercherie, Cimourdain a, semble-t-il, le pouvoir de surseoir à l'exécution du prisonnier de substitution, et donc de se sauver lui-même en sauvant Gauvain. Eh bien non, d'un point de vue spinoziste, il n'a pas ce pouvoir. Car le pouvoir33, pour Spinoza, c'est, en bonne logique, ce que peut un corps physique donné, en l'occurrence, en affecter un ou plusieurs autres : "aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps nous avons le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps suivant un ordre de l'intellect"(Spinoza, Éthique, V, 10). En d'autres termes, le pouvoir de A sur B est, pour A, pouvoir d'affecter un être (B) réputé de même nature34 que A avec, pour résultat, que A-B va constituer un individu à la fois plus puissant que A et plus puissant que B, car "si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Donc le pouvoir de A sur B, qui n'est pas une relation de domination (puisqu'elle n'affaiblit pas B en renforçant A) mais indique simplement le sens de l'affection (de A vers B), se confond avec la puissance active ("le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps") de A, autrement dit son action, en tant que celle-ci est déterminée exclusivement de l'intérieur de A. Si tel n'était pas le cas, alors la puissance de A serait une simple puissance d'être affecté, bref, une passion comme résultant, en tout ou partie, des circonstances extérieures et signe donc d'une absence de pouvoir. Or, Cimourdain, en l'occurrence, est bien affecté de l'intérieur de lui-même, outre par cet amour pour Gauvain, d'un amour pour les lois. Car, comme pour le malheureux Charles Vacquerie, ces amours, sont, littéralement et non métaphoriquement, des aspects de l'amour de soi-même au sens où l'aimé(e) et l'amant ne sont, réellement, qu'un seul et même individu : dire que A aime B, c'est, au sens de Spinoza, dire que, bien qu'ayant été, jadis, affecté d'une passion d'amour par des circonstances extérieures, le conatus de A intègre désormais le conatus de B comme une nécessité pour son existence, de telle sorte que A ne se conçoit plus sans B. Pour autant, si cette forme d'amour procure, effectivement, à l'individu qui en est l'objet, un surcroît de puissance, et donc un surcroît de capacité d'agir, donc d'affecter plus et mieux son environnement, pour autant, il ne peut pas diriger ce pouvoir ou cette puissance active contre lui-même. Car, si c'était le cas, il aurait en lui-même deux conatus contradictoires, ce qui, nous l'avons vu, n'a pas de sens pour Spinoza : "si ces deux choses [contradictoires] pouvaient se convenir ou exister ensemble dans un même sujet, il pourrait donc y avoir en un sujet quelque chose qui fût capable de le détruire, ce qui est absurde"(Spinoza, Éthique, III, 5). Cimourdain n'a donc pas plus le pouvoir de contrevenir aux lois révolutionnaires (elles font partie de lui, elles sont lui) qu'il n'a celui de détruire Gauvain. Et, de même que ledit individu n'a pas le pouvoir de survivre en-tant-que-Cimourdain dès lors que les circonstances l'ont affecté de destruction en-tant-que-Gauvain, de même, il n'a pas le pouvoir de survivre en-tant-que-Cimourdain dès lors que les circonstances l'ont affecté de destruction en-tant-qu'artisan-et-gardien-des-lois-de-la-Révolution : dans les deux cas, la destruction de l'objet de son amour signe réellement et non métaphoriquement la mort de l'amant. La différence entre les deux situations, c'est que, dans le roman, les circonstances détruisent Cimourdain en-tant-que-Gauvain tandis qu'elles ne détruisent pas Cimourdain en-tant-qu'artisan-et-gardien-des-lois-de-la-Révolution. Et le ressort dramatique du roman, c'est que la première situation est l'effet causal de la seconde ! On est donc bien ici en présence d'une véritable contradiction dont l'effet, comme on le voit, est létal et non pas vital35. Par ce finale dramatique, Victor Hugo fait, derechef, d'une pierre deux coups. Il nous éclaire sur la nature de l'héroïsme non seulement de Cimourdain, mais aussi de Robespierre. Car, sans qu'il soit besoin de se pencher sur la vie privée de Robespierre, en tout cas sur la partie de sa biographie qui rendrait compte de la genèse de ses affects, lorsqu'on lit, dans ces dernières lignes de Quatrevingt-treize, "force à la loi ! On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain avait parlé", on a très envie de remplacer "Cimourdain" par "Robespierre". En effet, on n'est guère étonné d'avoir lu, quelques pages plus tôt, que "la Révolution [...] veut pour l'aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main qui tremble. Elle n'a foi qu'aux inexorables. Danton, c'est le terrible, Robespierre, c'est l'inflexible, Saint−Just, c'est l'irréductible, Marat, c'est l'implacable"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, ii, 7). Si Cimourdain est "inexorable", Robespierre est "inflexible", deux adjectifs que l'on peut sans difficulté, dans le contexte littéraire et historique qui est le nôtre, considérer comme synonymes. Or, qu'est-ce qui pourrait fonder cette réputation d'inflexibilité qui est celle du Robespierre historique, sinon, comme dans le cas du Cimourdain littéraire, "cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des cœurs magnanimes, cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime."(Robespierre, Discours devant la Convention, 26 juil. 1794, in Buchez, Charles-Roux, Histoire Parlementaire de la Révolution Française). Peut-être, après tout (Victor Hugo nous le suggère), le Robespierre "historique" avait-il, lui aussi, vu ses énergies vitales naguère exacerbées et orientées par une passion du même type que celle que Cimourdain nourrit pour Gauvain. Il reste que le seul amour historiquement attesté et revendiqué par Robespierre est l'amour de la vertu. Or, et c'est le point central de notre thèse, il existe, à cet égard, une proximité frappante entre les conceptions politiques respectives de Robespierre et de Spinoza, et donc une alternative importante à l'interprétation romantique qui est, traditionnellement, faite de la personnalité de Robespierre.



1"L'histoire est un roman qui a été, le roman est de l'histoire qui aurait pu être"(Edmond et Jules de Goncourt, Idées et Sensations)
2L'un des nombreux clubs qui structurent le mouvement révolutionnaire. Le Club de l'Évêché (ainsi nommé parce qu'il tenait ses réunions dans une salle de l'Évêché de Paris) est issu d'une dissidence du Club des Cordeliers. Gracchus Babeuf y participe. Quant à Cimourdain, "il était de l'Évêché [...]. Ce groupe réagissait contre les réacteurs. Il était né de ce besoin public de violence qui est le côté redoutable et mystérieux des révolutions"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, i, 2).
3Sur les rapports du réel et du possible dans le roman, cf. Philosophie Analytique, Littérature et Sémantique, ainsi que Proust, Leibniz et les Monades Lisantes.
4Sur la notion de dilemme dans la littérature classique, cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi.
5Analogie bien connue concernant le sort que Hegel réserve aux contradictions logiques : "on envisage souvent l'opposition du vrai et du faux d'une façon statique [...]. Or, le bouton disparaît dans l'éclosion de la fleur. De même, [...] le fruit prend la place de la fleur comme sa vérité. [On n’a là cependant] que des moments de l'unité organique du vrai dans laquelle elles ne s'opposent pas seulement, mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre"(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.).
6"Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose"(Aristote, Métaphysique, 1005 b 19-20).
7Ce que certains philosophes marxistes confirmeront plus tard. Par exemple Michael Löwy : "Par « romantisme », je n’entends pas seulement une école littéraire du début du xixe siècle, mais un vaste courant culturel de protestation au nom de certains valeurs sociales ou culturelles du passé, contre la civilisation capitaliste moderne, en tant que système de rationalité quantificatrice et de désenchantement du monde. Il s’agit, en d’autres termes, d’une véritable vision du monde [...] présente dans les champs de la littérature, la poésie, l’art, la philosophie, la religion, les sciences humaines et la théorie politique"(Michaël Löwy, Ernst Bloch et Theodor Adorno : Lumières du Romantisme).
8"Les individus historiques sont ceux qui ont les premiers dit aux hommes ce qu’ils veulent. […] L’esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme intérieure de tous les individus, il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes portent à la conscience"(Hegel, la Raison dans l'Histoire).
9Par exemple, chez Herder : "aucun connaisseur véritable de la Nature n'a méconnu cette grande vérité que toute réalité spirituelle a son symbole ici-bas dans le sensible et que, par suite, l'hiéroglyphe entier est étale devant nos yeux"(Herder, Ideen).
10Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
11"Le sublime étant cette alternance rapide d’attraction et de répulsion exercées par le même objet"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 258).
12Rappelons que "le théiste est un Homme fermement persuadé de l’existence d’un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. Réuni dans ce principe avec le reste de l’univers, il n’embrasse aucune des sectes qui toutes se contredisent. Sa religion est la plus ancienne et la plus étendue ; car l’adoration simple d’un Dieu a précédé tous les systèmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu’ils ne s’entendent pas entre eux"(Voltaire, Dictionnaire Philosophique).
13"L'anticléricalisme viscéral ressort d'emblée comme le thème explicatif et unificateur fondamental de toutes les lettres des curés rouges. Aucun clivage n'est possible entre de bons et de mauvais prêtres. Tout prêtre n'est pas seulement inutile, mais également dangereux et néfaste. L'individu n'est rien : la fonction est tout. Ce discours, venant de prêtres encore en exercice quelques jours auparavant, surprend davantage lorsqu'on découvre la charge de haine et d'agressivité de la plupart des lettres. Ce défoulement ou « délire verbal » révèle une extraordinaire palette d'expressions, de slogans au service d'une condamnation unique de l'état de prêtre"(Serge Bianchi, les Curés Rouges dans la Révolution Française).
14Là encore, la vision romantique de Victor Hugo fait de la Gironde, sous les traits de Condorcet, le double monstrueux de la Montagne incarnée par Robespierre : "La grandeur de la Convention fut de chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent l'impossible. À l'une de ses extrémités, Robespierre avait l'œil fixé sur le droit ; à l'autre extrémité, Condorcet avait l'œil fixé sur le devoir. Condorcet était un homme de rêverie et de clarté ; Robespierre était un homme d'exécution"(Hugo,Quatrevingt-treize, II, iii, 1).
15Analogie romantique bien connue du héros avec une montagne. Cf. le célèbre tableau de Caspar Friedrich intitulé Voyageur contemplant une Mer de Nuages. Le sublime est une notion-clé du romantisme : "rejetant les modèles grecs et romains à l'époque où triomphait l'esthétique néo-classique, cette conception privilégiait l'expression de l'irrationnel et le mysticisme, le sentiment de l'infini et de l'immensité, le rapport entre la nature et le sentiment intérieur [...]. En interprétant le sentiment du sublime comme un état d'âme provoqué par les violentes manifestations de la nature qui, par les cataclysmes ou les visions troublantes, frappent l'homme de stupeur, [le romantisme] rompait avec la conception classique de la nature, source d'harmonie et de sérénité"(Ilaria Ciseri, le Romantisme).
16La rationalité pratique, nous dit Aristote, consiste à tenir le juste milieu entre l'excès et le défaut : "la vertu [arétè] est donc une disposition acquise [hexis] volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure [en mésotéti], définie par la raison [logôï] conformément à la conduite d'un homme réfléchi [phronimos]. Elle tient le juste milieu [mésotès] entre deux extrémités fâcheuses, l'une par excès, l'autre par défaut"(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1106b).
17En ce sens, les passions romantiques peuvent sans doute être réinterprétées, à la lumière de la psychanalyse, comme l'autre nom des pulsions : "le ça est la partie obscure de notre personnalité [qui] tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
18De telles contradictions, tout en ne disant rien, peuvent néanmoins montrer quelque chose, et, parfois même, quelque de très important. Cf. dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
19Cf. "Objets Impossibles" et Principe de Contradiction.
20Cf. Information, Conatus et Entropie.
21Cf., notamment, Rire, Rigolade, Ricanement et Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité.
22"La perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et [si] les choses ne sont pas plus ou moins parfaites selon qu'elles charment ou offensent le sens des hommes"(Spinoza, Éthique, I, app.).
23La fonction éthique de la passion romantique a été particulièrement étudiée par Taylor, notamment à travers les émotions que font naître le spectacle de la Nature : "contrairement à l'éthique aristotélicienne, [la philosophie romantique] ne définit pas le caractère vertueux de certaines motivations en fonction des actes qu'elles nous incitent à faire. Elle se préoccupe plus directement de la façon dont nous nous sentons devant le monde et nos vies en général [...]. Certains sentiments, comme le sens de notre unité avec l'espèce humaine ou la joie ou le respect que nous éprouvons devant le spectacle de la nature vierge, sont tout aussi fondamentaux, sinon plus, pour définir la vie bonne, que certaines actions"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1).
24En tout cas dans l'interprétation que Rousseau en donne dans sa Lettre à d'Alembert sur les Spectacles.
25Bien que le problème de la contradiction soit logique et non pas ontologique, les passions soi-disant "contradictoires" ne le sont pas en ce sens. Nous avons montré dans ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme, ainsi que dans Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité que, loin d'être vitale, la véritable contradiction est, tout au contraire, létale "deux choses sont de nature contraire ou ne peuvent exister en un même sujet, quand l'une peut détruire l'autre"(Spinoza, Éthique, III, 5). Le paradoxe d'une contradiction logique dont il résulte une impossibilité ontologique réside, comme nous l'avons développé dans "Objets Impossibles" et Principe de Contradiction, dans ce que la co-présence, en un même sujet, des prédicats p et non-p, rend ledit sujet inconstructible.
26Rappelons qu'en théorie physique classique, la force résultante est la somme vectorielle de toutes les forces qui s'appliquent à un corps donné. La force résultante possède, comme toute force, une grandeur et une orientation.
27Au sens de Kant : "agis de telle sorte que tu traites l’humanité [i.e. la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 429).
28Cf. Kant : "n’accomplir d’action que d’après une maxime telle que [...] la volonté puisse se considérer elle-même comme constituant en même temps par sa maxime une législation universelle"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 432).
29Cf. Spinoza : Morale ou Éthique ?
30"Bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129-130).
31L'envie étant défini comme la passion de "haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est triste du bonheur d'autrui et, au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.23). Dans le Traité Théologico-Politique, Spinoza montre quel est l'enjeu politique de cet affect pour la caste cléricale, notamment.
32""Aimer, c'est vouloir s'unir à l'objet aimé", exprime une propriété de l'amour et non son essence [...]. Mais il faut observer qu'en disant que c'est une propriété de l'amant de vouloir s'unir à l'objet aimé, je n'entends pas par ce vouloir un consentement de l'âme, une détermination délibérée, une libre décision enfin (car tout cela est fantastique, comme je l'ai démontré en Éthique, II, 48)"(Spinoza, Éthique, III, 59).
33Attention à ne pas confondre, chez Spinoza, pouvoir (potestas) et puissance (potentia) : "la puissance d’une chose [rei potentia] quelconque, ou l’effort [conatus] par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7). Même si elle "tend à agir", la puissance peut donc être passive et se borner à "persévérer dans l'être". Tandis que le pouvoir est toujours actif par définition. Il s'ensuit que le pouvoir et la puissance ne coïncident que dans cet être éternel et infini que Spinoza nomme Dieu ou la Nature, le seul être dont toute la puissance soit nécessairement active.
34Ne pas confondre non plus la Nature (avec majuscule), qui est, pour Spinoza, l'autre nom de Dieu ou du tout de l'univers, et la nature (avec minuscule) d'une chose en général qui est l'autre nom de son essence, c'est-à-dire, nous l'avons vu, de son conatus. Or, comme l'a justement souligné Deleuze, l'essence d'une chose se confond avec sa puissance, ce qu'elle est (esse) avec ce qu'elle peut (posse). D'où l'on peut déduire que, quels que soient A et B, A et B sont de même nature si et seulement si le conatus de A peut se composer avec le conatus de B de telle sorte que A-B forme un individu C dont le conatus C (égal à la somme vectorielle des conatus respectifs de A et de B, cf. note 25) soit supérieur, en valeur absolue, à la fois au conatus A et au conatus B. A contrario, A et B sont de nature différente dès lors que leurs conatus respectifs ne se composent pas, c'est-à-dire que leurs vecteurs étant de sens opposé, C soit inférieur, en valeur absolue, à A ou à B.
35D'un point de vue logique, parler de A "en-tant-que-A" ou de A "en-tant-que-B" revient à faire de A un exemple, c'est-à-dire un terme qui renvoie non pas à une personne (à la manière d'un nom propre, d'un pronom ou d'une description définie), mais à une liste de caractères qui sont ceux, précisément, d'un personnage, au sens historique ou littéraire du terme (cf. Philosophie Analytique, Littérature et Sémantique). D'un point de vue ontologique, parler de A "en-tant-que-A" ou "en-tant-que-B" revient à faire état d'un attribut de A (en-tant-que-ceci-ou-cela) au sens où "par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence"(Spinoza, Éthique, I, déf.4). Or, "je dis appartenir [réellement] à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir"(Spinoza, Spinoza, II, déf.2) (cf. le Dieu de Spinoza). Que ce soit d'un point de vue logique ou d'un point de vue ontologique, il est clair que, si nous avons B = non-A (ce qui est le cas avec "Cimourdain en-tant-que-Gauvain" et "Cimourdain en-tant-que-Gauvain-tué-par-les-lois-de-la-Révolution-dont-Cimourdain-est-l'artisan-et-le-gardien", autrement dit "Cimourdain en-tant-que-non-Gauvain") nous sommes en présence d'une contradiction dont la conséquence, nous dit bien Spinoza, est l'impossibilité d'être.

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