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jeudi 3 juillet 2014

ETHIQUE, IDENTITE NARRATIVE ET CONSCIENCE DE SOI.




Dans l'Iphigénie de Racine, tandis que la flotte grecque attend, dans le port d'Aulis, que les vents soient favorables pour partir enfin à la conquête de Troie, Agamemnon va se trouver en butte à une série de contraintes qui, toutes, sont susceptibles d'infléchir son existence ou celle de ses proches. C'est d'abord Calchas, le grand prêtre, qui lui fait connaître un terrible oracle : pour complaire aux dieux, il doit sacrifier sa fille, Iphigénie, sur l'autel d'Artémis. La mort dans l'âme, il décide alors de faire venir sa fille d'Argos sous le faux prétexte de la marier à Achille. Puis, sous l'effet du remords, il se ravise et, avant qu'elle ait pu se présenter à lui, il fait parvenir un contre-ordre à sa fille. Il s'apprête même à annoncer aux Achéens le retrait de leurs troupes. Mais Ulysse l'en dissuade d'autant plus facilement qu'Iphigénie est déjà parvenue à Aulis, ce qu'Agamemnon interprète comme un signe du destin. Il s'apprête donc à nouveau à exécuter le souhait du grand prêtre lorsque Clytemnestre, son épouse et mère d'Iphigénie, ainsi qu'Achille, le fiancé, sont mis au courant du dessein du roi. Nouveau revirement de celui-ci jusqu'à ce que ce soient, cette fois, les troupes grecques qui, averties à la fois de l'oracle et des hésitations d'Agamemnon, s'apprêtent à procéder au sacrifice. Lorsque, dernier coup de théâtre, Calchas annonce que ce n'est pas d'Iphigénie mais d'une autre vierge qu'Artémis exige de voir couler le sang. Tout au long de la pièce, Agamemnon est visiblement dépassé par les événements (d'ailleurs, tout le cinquième acte va se dérouler sous sa tente mais sans lui, bien qu'il reste évidemment le personnage principal de la pièce sans être, à proprement parler, son "héros"). Il est, typiquement, le héros tragique grec accablé par son destin. Comparons maintenant avec le Polyeucte de Corneille où le personnage titre est l'objet d'événements qui se passent en Arménie dans le palais de Félix, gouverneur romain de la province et beau-père du héros. Nous apprenons d'abord que Polyeucte vient de se convertir au christianisme, ce qui est particulièrement risqué dans une contrée où les persécutions anti-chrétiennes de l'empereur Décius sont fréquentes et féroces. Certes, son choix a été influencé par son ami Néarque, mais son adhésion est tout sauf fanatique puisqu'il hésite même à partir au baptême qu'il s'apprête à recevoir, au motif que Pauline, sa jeune épouse, vient de faire un rêve funeste. Cette situation lui permet de mettre en balance l'amour humain et l'amour divin et de déclarer la supériorité du second qu'il dit, toutefois, devoir être tempéré par le premier. Puis survient à l'improviste Sévère, chevalier romain et premier amour de Pauline qui ranime en elle une flamme mal éteinte. Ce que sachant, Polyeucte, loin de concevoir du dépit ou de la fureur pour quiconque, fait preuve de grandeur d'âme en faisant l'éloge de l'un et de l'autre. Magnanimité d'autant plus incroyable que, lorsque, arrêté et mis aux fers pour avoir détruit les idoles païennes d'un temple, puis enjoint par Felix, son beau-père, de choisir entre une condamnation à mort et l'abjuration de sa foi, Polyeucte opte pour le martyre d'autant plus sereinement qu'il dit pouvoir confier son épouse Pauline à Sévère, son premier amant. Il est clair que nous avons là deux types d'identité personnelle aussi opposés que possible. D'un côté nous voyons que toutes les péripéties de la tragédie échappent complètement au contrôle d'Agamemnon. Son être consiste à être le jouet des circonstances : il n'agit pas, il réagit toujours dans l'urgence aux causes extérieures (les événements) ou intérieures (ses propres passions). De l'autre, nous constatons que Polyeucte ne choisit pas à cause des événements, mais en fonction de ceux-ci. La sérénité de Polyeucte jusque dans la perte de Pauline et, même, jusque dans la mort, montre que son martyre n'est pas un suicide mais une aspiration à la perfection d'un être qu'il sait participer de l'éternité divine. L'un ploie sous les contraintes qui le minent, l'autre saisit des occasions de se grandir.

Outre que les deux personnages sont tirés d'œuvres contemporaines, ces œuvres sont toutes deux des tragédies. Or
"la tragédie est une représentation1 non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur [mimèsis estin ouk anthrôpôn alla praxeôn kaï biou kaï eudaïmonia kaï kakodaïmonia] ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans une action [en praxeï estin], et la fin est une action, non une qualité [...]. La tragédie a pour objet [...] des événements [qui], tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1450a-1452a).
Chacune de ces deux oeuvres est, en effet, la représentation, la mise en scène (mimèsis) des actes (praxeôn) d'Agamemnon et de ceux de Polyeucte, lesquels sont des événements qui répondent à d'autres événements qui, "tout en découlant les uns des autres, [ils] ont lieu contre notre attente", et c'est bien l'enchaînement des péripéties "qui suscite crainte et pitié [phobos kaï éléos]"(Aristote, Poétique, 1452a). Nous avons donc bien affaire là à deux héros tragiques qui, en tant qu'ils prennent des décisions qui ont leur bonheur ou leur malheur pour enjeu, peuvent être dits agir ou, en tout cas, envisager d'agir en réponse à des événements qui, en principe, les dépassent par leur origine, leur durée et leur intensité, ce que l'on a coutume d'appeler le destin (la moïra grecque, le fatum latin). D'où, paradoxalement, le caractère éthique desdites décisions :
"le caractère éthique, c'est ce qui est de nature à faire paraître le dessein [estin dé èthos mén to toïouton ho dèloï tèn proaïrésin]. Voilà pourquoi il n'y a pas de caractère éthique dans ceux des discours où ne se manifeste pas le parti que l'on adopte ou repousse, ni dans ceux qui ne renferment absolument rien comme parti adopté ou repoussé par celui qui parle"(Aristote, Poétique, 1450b).
Il est clair que les décisions d'Agamemnon, comme celles de Polyeucte, manifestent une intention, un dessein en réponse à la force du destin, sans quoi rien de tragique (au sens aristotélicien) ne se produirait : le sacrifice rituel d'Iphigénie nécessite un ordre formel d'Agamemnon (si la foule en colère s'était substituée au roi, comme elle menace de le faire au début du cinquième acte, c'eût été un lynchage, non un sacrifice), le martyre de Polyeucte suppose la fermeté de celui-ci dans une foi qu'il refuse d'abjurer (autrement, Polyeucte deviendrait un condamné de droit commun, non un martyr). L'un comme l'autre manifestent une volonté. Or, comme le dit Elisabeth Anscombe, "la connexion conceptuelle entre "vouloir" [...] et "bon" peut être comparée à la connexion conceptuelle entre "jugement" et "vérité". La vérité est l'objet du jugement, et le bon est l'objet du vouloir"(Anscombe, l'Intention, §40). Donc, l'un comme l'autre veulent ce qu'ils pensent être bon. Toutefois, la nature du bien (ou du bon) que vise chacun d'eux et, partant, la structure de leur vouloir respectif ne sont pas les mêmes.

En effet, Agamemnon est doté d'une morale, laquelle
"est conçue simplement comme un guide de l'action. On pense qu'elle a uniquement un rapport avec ce qu'il est juste de faire et non avec ce qu'il est bon d'être. De façon analogue, on donne à la théorie morale la tâche de définir le contenu de l'obligation plutôt que la nature de la vie bonne. En d'autres termes, la moralité concerne ce que nous devons faire [...]. On pense généralement qu'une théorie morale satisfaisante est celle qui définit une critère ou une méthode quelconque dont nous pouvons déduire tout ce que nous devons faire et uniquement cela"(Taylor, les Sources du Moi, 3.3).
La moralité d'Agamemnon (dans le contexte de la pièce, en tout cas) ne fait pas de doute2 : c'est celle d'un bon père de famille, d'un bon époux, d'un homme pieux et conscient des ses responsabilités politiques et militaires. Il a, indiscutablement, une très haute et très pure conception du bien. Ou, plutôt, plusieurs conceptions, lesquelles, pour chaque événement pertinent, pour chaque coup du sort ou du destin, lui conseillent ce qu'il est impératif de faire. Le problème, c'est qu'elles lui dictent des obligations logiquement contradictoires : si, comme le souligne d'ailleurs Boileau, la pièce Iphigénie est celle qui a fait verser le plus de larmes parmi le parterre, c'est bien que les devoirs paternels et les devoirs politiques et religieux d'Agamemnon y apparaissent inconciliables. Agamemnon ne peut pas, en même temps, contribuer au bonheur de sa fille et la tuer. Et, de fait, la tension entre les deux ordres d'impératifs prend fin avec la disparition de l'un d'eux3 : en l'occurrence, Agamemnon n'est plus tenu de sacrifier sa propre fille. La Bruyère n'a pas tort de souligner que le personnage racinien nous émeut en ce qu'il est humain, trop humain, c'est-à-dire tyrannisé par ses passions : "il y a plus dans [Corneille] de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter ; il y a plus dans [Racine] de ce que l'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même"(La Bruyère, Caractères, I, 54). En l'occurrence, ce que l'on reconnaît chez les autres comme en soi-même, c'est que "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Et il est clair, comme l'ont souligné tous les grands commentateurs de Racine, que la représentation de ce conflit des obligations morales, c'est-à-dire, finalement, de la coexistence, dans l'esprit du héros, de deux ou plusieurs conceptions mutuellement incompatibles du bien, est, en réalité, une mise en scène des passions antagonistes dont chacune possède son propre ordre de légitimité (e.g. amour filial versus passion du pouvoir).

En revanche, en parlant de Polyeucte, nous dirons avec Deleuze qu'il n'est pas animé seulement d'une morale, mais aussi d'une éthique. Car
"dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ça implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? [...] Du point de vue d'une éthique, tous les existants, tous les étants sont rapportés à une échelle quantitative qui est celle de la puissance. Ils ont plus ou moins de puissance. Cette quantité différenciable, c'est la puissance. Le discours éthique ne cessera pas de nous parler, non pas des essences [mais] de la puissance, à savoir les actions et passions dont quelque chose est capable. Non pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et capable de faire"(Deleuze, Cours du 21/12/80).
En ce sens, si on en reste à la morale, ou bien, ce qui revient au même, si on réduit l'éthique à la morale, Agamemnon tente effectivement de réaliser l'essence humaine et, probablement, y réussit à la perfection. Mais, si l'on introduit le critère deleuzien (d'ailleurs emprunté à Spinoza) de la puissance versus l'essence, alors, le même personnage apparaît comme extraordinairement faible. Ce qu'il a, d'ailleurs, suffisamment de lucidité et d'honnêteté pour reconnaître, admettre et assumer : "Heureux qui, satisfait de son humble fortune, /Libre du joug superbe où je suis attaché, /Vit dans l'état obscur où les Dieux l'ont caché ! [...] Ma Gloire intéressée emporte la balance, /Achille menaçant détermine mon cœur : /Ma pitié semblerait un effet de ma peur."(Racine, Iphigénie, I, 1 ; IV, 7). Tandis que Polyeucte, comparativement, semble beaucoup plus puissant. Non qu'il ne connaisse, lui aussi, des conflits entre obligations morales contraires : sur ce plan, l'opposition entre l'amour conjugal et l'amour divin chez Polyeucte a exactement le même statut tragique que l'opposition entre l'amour filial et l'amour du pouvoir chez Agamemnon. Mais, justement, cette opposition, ce conflit, prend, avec Polyeucte, l'allure d'un dilemme et non plus d'une contradiction4. On pourrait dire que, par rapport à la pure contradiction logique, le dilemme est, du point de vue pratique, ce que le paradoxe est sur le plan théorique : à savoir que la contradiction n'est qu'apparente, et qu'elle peut et doit être levée par une analyse plus approfondie des termes du conflit. Ce dont, visiblement, le héros est pleinement conscient : "Vous ne m'étonnez point : la pitié qui me blesse / Sied bien aux plus grands coeurs et n'a point de faiblesse. [...] Allez, tout son crédit [celui de Sévère] n'a rien que j'appréhende ; /Et comme je connais sa générosité, /Nous ne combattrons que de civilité. [...] Source délicieuse, en misères féconde, /Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?"(Corneille, Polyeucte, I, 1 ; II, 4 ; IV, 2). Peut-être Polyeucte se berce-t-il d'illusions. Peut-être n'est-il qu'un doux rêveur. Toujours est-il qu'il s'exalte de cela-même qui eût ébranlé Agamemnon : le conflit apparent entre l'éros et l'agapè se résout, non par une disparition de l'un des termes, mais par la compréhension5 que celui-ci englobe celui-là comme le tout la partie. Ces deux héros sont, sans doute, deux héros passionnés, sauf que l'un est joyeux et l'autre triste, l'un est serein jusque dans le martyre, l'autre embarrassé et inquiet en permanence. Et cela fait toute la différence. Car, "la joie est la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; la tristesse est la passion par laquelle il passe à une perfection moindre [...]. Plus nous sommes affectés d’une grande joie, [...] plus nous participons à la nature divine"(Spinoza, Éthique, III, 11 - IV, 45). Polyeucte, mais non Agamemnon, est capable de subsumer son conflit moral (son dilemme), sous une règle supérieure qui, donc, dépasse la morale et ses prescriptions, parfois contradictoires, sur ce qu'il est juste de faire au vu des circonstances. Et cet ordonnancement le remplit de joie. En ce sens, il nous semble que Polyeucte, mais non Agamemnon, est doté d'une éthique, ou bien que l'éthique d'Agamemnon, mais non celle de Polyeucte, se réduit à la morale.

Allons plus loin : dire que l'un est plus éthique que l'autre, c'est dire que l'un est plus que l'autre guidé par la raison. La Bruyère voit même dans la rationalité des personnages principaux, un critère distinctif des styles respectifs de Corneille et de Racine : "ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments"(La Bruyère, Caractères, I, 54). Mais dire que Polyeucte est plus rationnel qu'Agamemnon, ce n'est pas dire qu'il est plus intelligent, réfléchi ou calculateur. Dans chacune des deux pièces, des monologues offrent au spectateur l'image d'une égale perplexité chez les deux héros, perplexité6 dont le crescendo participe à l'intensité dramatique de la mise en scène. Ce n'est pas dire non plus, comme le fait La Bruyère, qu'Agamemnon participe, plus que Polyeucte, de la nature humaine : "l'on est plus occupé aux pièces de Corneille ; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel"(La Bruyère, Caractères, I, 54). La Bruyère a l'air d'opposer la rationalité7 de l'un au naturel, à la spontanéité de l'autre. Mais c'est une erreur car
"la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui"(Spinoza, Éthique, IV, 18).
La rationalité pratique de Polyeucte est aussi naturelle et spontanée que les tempêtes passionnelles qui emportent Agamemnon. Ou, plutôt, celui-là n'est pas moins sujet aux passions que celui-ci. Mais, et c'est là un critère important de rationalité pratique, l'un des deux est plus ferme et généreux que l'autre :
"il y a deux espèces de force d’Esprit [fortitudo], savoir : la fermeté [animositas] et la générosité [generositas]. J’entends par fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la Raison. J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la Raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l’amitié. Ainsi donc, ces actions qui ne tendent qu’à l’intérêt particulier de chacun, je les rapporte à la fermeté, et à la générosité celles qui tendent en outre à l’intérêt d’autrui"(Spinoza, Éthique, III, 59).
On ne comprendrait pas que la pièce de Corneille s'achève, non par le martyre de Polyeucte, mais par la conversion de Pauline et de Félix à la foi chrétienne si l'auteur n'avait pas voulu montrer la portée pratique de la fermeté et de la générosité, donc de la rationalité de son héros. Et tandis que "Corneille [...] élève, étonne, maîtrise, instruit ; [Racine] plaît, remue, touche, pénètre"(La Bruyère, Caractères, I, 54), c'est-à-dire se borne à montrer l'effet brut, sinon brutal, des passions, lesquelles, sans ordonnancement, donc sans rationalité pratique, sont condamnées à se combattre mutuellement dans le sens où "une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte"(Spinoza, Éthique, IV, 7). Finalement, si Agamemnon semble plus naturel et moins rationnel que Polyeucte, c'est simplement parce qu'il ressemble plus au commun des mortels. Ce qui justifie la célèbre formule de La Bruyère : "Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont"(La Bruyère, Caractères, I, 54).

En ce sens, ce que devrait être Agamemnon, et ce qu'est, probablement Polyeucte, c'est être non seulement moral mais vertueux
"puisque la vertu [virtus] ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut conserver son être sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là : 1° que le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que le bonheur [felicitatem] consiste en ce que l’homme peut conserver son être ; 2° que la vertu doit être désirée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être désirée"(Spinoza, Éthique, IV, 18).
 "Agir selon les lois de sa nature propre", c'est agir conformément à ce que l'on peut. "Vertu", mot dont l'équivalent latin (virtus) dérive de vir, "l'homme" qui, lui-même, vient de vis "la force", connote "puissance", potentia : "par vertu et puissance, j'entends la même chose [per virtutem et potentiam idem intelligo]"(Spinoza, Éthique, IV, déf.viii). Et ce que, visiblement, peut Polyeucte mais ne peut pas Agamemnon, c'est viser ce que les anciens appelaient le "souverain bien", l'eudaïmonia que l'on a coutume de rendre par "bonheur". Avoir une éthique, être vertueux et pouvoir être heureux, c'est tout un. Polyeucte en est conscient : "J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle : /Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle, /Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin, /Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin."(Corneille, Polyeucte, IV, 3). Agamemnon aussi, d'ailleurs, quoique sur un mode mineur : "Encore si je pouvais, libre dans mon malheur, /Par des larmes au moins soulager ma douleur ! /Triste destin des Rois ! Esclaves que nous sommes /Et des rigueurs du sort et des discours des hommes."(Racine, Iphigénie, I, 5). La vertu de l'un est d'être "au-dessus du destin" quand l'absence de vertu (qui, encore une fois, n'est pas une absence de moralité) de l'autre consiste à être "esclave [...] et des rigueurs du sort et des discours des hommes ". Comme le souligne Aristote,
"le bonheur [eudaïmonia] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [psukhès energeïa kat' aretèn] ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b).
Polyeucte regarde comme le souverain bien le fait d'être fidèle à une série de principes intangibles8 parce que, d'une part cohérents entre eux et, d'autre part, supérieurs à tous les autres, partant, insusceptibles d'entrer en conflit avec quelque donnée sensible que ce soit9. Ou, lorsqu'il y a conflit, il n'est que passager et ne procède que du souci du dramaturge de témoigner de la nature, après tout, humaine et passionnée, de son personnage : il est clair que l'amour conjugal qu'il éprouve pour Pauline ne peut pas réellement contrarier l'amour divin qui anime Polyeucte, car l'un est un principe moral, l'autre un méta-principe éthique. L'hésitation entre les deux n'est qu'un effet de mise en scène, un ressort de la tragédie10. Tandis que, faute d'éthique, Agamemnon est incapable de trancher entre les deux règles morales qu'il applique scrupuleusement et que sont, d'une part son amour filial, d'autre part la raison d'État11. L'état d'esprit d'Agamemnon n'est pas celui d'un dilemme, mais d'un véritable écartèlement. Raison pour laquelle, bien que le hasard des circonstances le préserve des conséquences d'un "choix" monstrueux comparable à celui de Sophie Zawistowska dans le Choix de Sophie de William Styron, Agamemnon n'est jamais serein quand Polyeucte l'est même dans le martyre.

Au début du livre II de l'Éthique à Nicomaque, Aristote joue avec l'étymologie du mot "éthique" : "quant à la vertu éthique [tôn arétôn èthikôn], elle naît plus particulièrement de l'habitude et des moeurs ; et c'est du mot même de moeurs [éthos] que, par un léger changement, elle a reçu le nom d'éthique [èthikè] qu'elle porte"(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1103a)12. C'est qu'en grec, les mots "habitude" (éthos) et "caractère" (èthos) ne diffèrent que par leur première lettre (épsilon contre èta). Or, une des conséquences les plus importantes de ce contraste entre les moeurs ou habitudes éthiques d'Agamemnon et celles de Polyeucte concerne, justement, leurs caractères, donc leurs identités, respectifs. Et, d'abord, d'un point de vue de l'identité objective. De ce point de vue, "l'identité est une configuration de la personnalité que l'individu humain doit construire tout au long de sa vie [...]. L'identité d'un homme est de type biographique : c'est le fait d'être le même être vivant, identifié par ses parents et la continuité de sa vie"(Descombes, les Embarras de l'Identité, i, iii). Ou, pour le dire comme Ricoeur,
"j'entends ici par caractère13 l'ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même. [...] Il cumule l'identité numérique14 et qualitative15, la continuité ininterrompue et la permanence dans le temps. [C'est] la mêmeté de la personne"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1).
Donc, pour simplifier, on peut dire que l'identité objective d'un objet quelconque, humain ou non, et que Ricoeur appelle la mêmeté, consiste en ce que cet objet est perçu extérieurement comme un seul et même objet, ou, ce qui revient au même, c'est la faculté d'écrire ou raconter l'histoire, aussi simple soit-elle, d'un objet en lui attribuant un nom propre ou un indexical ("ce", "ceci", "cela", "celui-ci", "celui-là", etc.). Il est clair que parler de fermeté, de générosité, de rationalité et de puissance dans un cas, d'inconstance, de sensiblerie, d'irrationalité et de faiblesse dans l'autre, c'est identifier objectivement des faisceaux de caractères auxquels on a donné, respectivement, le nom de "Polyeucte" et celui d'"Agamemnon". Mais, bien entendu, il n'y a aucune raison pour que les caractères éthiques ou moraux soient les seuls pertinents lorsqu'il s'agit d'identifier objectivement quelqu'un16 : on aurait pu tout aussi bien (et peut-être aurait-on mieux fait), pour peu que la structure du récit s'y fût prêtée (ou si ces noms eussent désigné des personnes réelles et non des personnages fictifs), évoquer des caractères physiques, mentaux, sociaux, culturels, généalogiques, etc. Il en va différemment lorsqu'il s'agit, non plus de l'identité objective d'un objet en général, mais de l'identité subjective d'un être humain. Il ne suffit plus alors qu'il apparaisse comme le même, mais encore faut-il qu'il s'apparaisse comme le même. Descombes dit que, par contraste avec l'identité objective, "l'identité d'un moi repose sur la conscience d'être le même sujet pensant que quelqu'un dans le passé, autrement dit dans la mémoire de ses états conscients successifs"(Descombes, les Embarras de l'Identité, iii). Ricoeur pousse le contraste plus loin en forgeant le concept d'ipséité, distinct de celui de mêmeté non seulement en ce que celui-là ne concerne plus des caractères objectifs, mais aussi en ce qu'il concerne non pas tant le passé que l'avenir :
"il est en effet un autre modèle de permanence dans le temps que celui du caractère. C'est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1).
On voit tout de suite les implications éthiques de cette conception de l'identité subjective comme ipséité, autrement dit, comme fidélité à soi-même à travers la promesse faite : l'identité d'Agamemnon qui est prêt à sacrifier la vie de sa fille et donc de violer la promesse d'amour et de protection que tout enfant humain reçoit, plus ou moins explicitement, de ses parents, est, de ce point de vue, beaucoup plus problématique que celle de Polyeucte qui ne sacrifie pas sa fidélité conjugale, mais la subsume sous une fidélité supérieure, celle de sa foi chrétienne. Peu importe que l'on y voie, comme l'a fait Voltaire, une manifestation de fanatisme religieux. Il reste que Polyeucte, mais non pas Agamemnon, se sent en cohérence avec lui-même. En réunissant le point de vue de Descombes et celui de Ricoeur, on pourrait dire ici que, si Polyeucte eût été une personne réelle et non un personnage fictif, il eût pu, a posteriori, évoquer son passé avec un sentiment de continuité et de permanence dans le temps. Ce qui n'eût, probablement, pas pu être le cas pour Agamemnon qui aurait, à l'inverse, eu l'impression de s'être renié.

Comme le souligne Taylor, à la question en première personne "qui suis-je ?",
"on ne peut pas nécessairement répondre [...] en se nommant ou en déclinant sa généalogie. Notre réponse constitue une reconnaissance de ce qui importe essentiellement pour nous. Savoir qui je suis implique que je sache où je me situe. Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui déterminent le cadre ou l'horizon à l'intérieur duquel je peux essayer de juger au cas par cas ce qui est bien ou valable, ce qu'il convient de faire, ce que j'accepte ou ce à quoi je m'oppose. En d'autres mots, mon identité est l'horizon à l'intérieur duquel je peux prendre position"(Taylor, les Sources du Moi, 2.1).
C'est-à-dire que, comme l'avaient déjà remarqué les empiristes classiques17, l'identité personnelle proprement humaine a ceci de particulier que, outre la détermination objective externe constitutive de l'identité matérielle (ce que Ricoeur nomme la mêmeté), elle exige aussi une certaine confirmation subjective (l'ipséité ricordienne) qui se fonde sur un critère tout différent. Si celle-ci s'accommode, tant bien que mal, d'une ressemblance matérielle perceptible (Untel a toujours le même sexe, la même morphologie, le même tempérament, le même code génétique, etc.), celle-là fait usage du critère éthique : "l'horizon à l'intérieur duquel je peux prendre position". Mais ce dernier usage pose problème : la confirmation de l'identité au moyen du critère éthique, "ce qui importe essentiellement pour nous", est privée et non publique. Comme le souligne Ricoeur, elle fait l'objet d'une attestation, autrement dit d'un témoignage, en quelque sorte sous serment, mais non pas d'une vérification empirique : "on peut légitimement appeler critère l'épreuve de vérité portant sur la mêmeté. En est-il de même de l'ipséité ? [...] Ne tombe-t-elle pas plutôt dans le champ de l'attestation ? La mémoire, le prétendu critère psychologique privilégié, est-elle le critère de quoi que ce soit ?"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 2)18. Jusque là, dans notre parallèle entre Agamemnon et Polyeucte, nous avons fait comme si chacun était suffisamment rationnel et "voyait" suffisamment clair au fond de lui-même. Mais, après tout, qu'est-ce qui empêcherait Agamemnon (toujours dans le cas où il serait une personne réelle) de "recoller les morceaux" d'une ipséité incohérente faute d'éthique, que ce soit par un acte de résilience, de refoulement ou de mauvaise foi19 ? Inversement, Polyeucte ne pourrait-il pas, après tout, "jouer la comédie" en prenant prétexte d'une soi-disant fidélité à Dieu pour justifier son infidélité à Pauline20 ? D'ailleurs, l'application à soi-même du critère éthique peut aboutir, plutôt qu'à un sentiment de pleine cohérence avec soi-même, à une gradualité de ce sentiment : "on peut penser ici à Rousseau disant [Confessions, IV] son bonheur lorsqu'il peut faire des voyages en cheminant seul et à pied : ''jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire'' [...]. Cette observation suppose qu'un individu puisse se sentir plus ou moins lui-même"(Descombes, les Embarras de l'Identité, i). Dans le cas de Rousseau, il n'y a aucune raison de penser que les variations d'intensité de son ipséité soient en raison de variations corrélatives de son éthique. Bref, il semblerait que, bien que l'éthique puisse constituer un principe unificateur du moi, donc un critère important d'ipséité au sens de Ricoeur, ce n'en soit toutefois ni un critère nécessaire, ni même un critère suffisant.

Nous allons voir d'abord, en effet, que l'ipséité d'un individu ne suppose nullement l'existence d'une éthique au sens d'Aristote ou de Spinoza. Ce dernier, justement, clôt son Éthique en disant que
"l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement"(Spinoza, Éthique, V, 42, scol.).
Il est tentant d'opposer Agammemnon à Polyeucte comme "l'ignorant" au "sage", les "causes extérieures" spinoziennes jouant alors le rôle du destin grec, le Dieu de Spinoza celui du Dieu chrétien. En termes spinoziens, on dirait alors qu'Agamemnon vit en étant tyrannisé par des passions qu'il est incapable de subsumer sous un principe éthique supérieur, par conséquent, "dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses". "Presque complète", c'est-à-dire la conscience d'un moi réduit à son plus faible degré possible. C'est-à-dire, puisque la conscience de soi est nécessairement l'idée du moi comme corps, et ce, en vertu du parallélisme psycho-physique (mens idea corporis, corpus objectum mentis)21, le simple corps biologique ici et maintenant22, abstraction faite, donc, "de Dieu et des choses". Le problème est que cette notion d'"idée", surdéterminée par l'histoire de la philosophie, n'est pas une notion très claire, du moins jusqu'à l'émergence de la philosophie analytique. Ce n'est qu'à partir de là qu'on a compris que, si l'on veut expliquer clairement en quoi consiste la conscience de soi de quelqu’un, c'est, in fine, en analysant la manière dont ce quelqu’un parle de lui-même qu'on y parviendra23. Tout le monde a remarqué à quel point les gens ont une propension spontanée à parler d'eux-mêmes, à quel point "les hommes sont, dans leur rapport fondamental à eux-mêmes, des narrateurs"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 122)24. Or, s'"il est compréhensible [...] que le pôle stable du caractère puisse revêtir une dimension narrative, [...] la personne dont on parle, l'agent dont l'action dépend, ont une histoire, sont leur propre histoire"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1). Bref, nous dit Ricoeur, si on admet avec Spinoza que l'on peut être plus ou moins conscient de soi et que cette conscience a quelque chose à voir avec son identité (ce que l'on est), et si on admet avec les philosophes analytiques que cette conscience de soi ne peut être comprise qu'à travers la parole de celui qui dit "je", alors il faut tenir compte du récit que les gens ont coutume de donner d'eux-mêmes. Or, ajoute-t-il, ce récit entremêle généralement ces deux aspects qu'il appelle la mêmeté, c'est-à-dire l'identité objective publique, et l'ipséité, autrement dit l'identité subjective privée : Untel explique sa petite voix par sa timidité, sa bonne mémoire par une certaine hygiène alimentaire, son goût pour la peinture par son éducation, etc. Seulement, comme nous l'avons souligné à propos de l'application du critère éthique de l'ipséité, les deux sortes de matériau lexical qui s'entrelacent naturellement dans de tels récits, ont un statut sémantique bien différent. Donc, une fois requalifiée en récit de moi-même, la notion spinozienne de conscience de moi-même ne peut plus se réduire à une simple idée de mon corps (mêmeté) mais inclut nécessairement aussi l'idée de mon corps en tant qu'il se raconte lui-même (ipséité).

En effet, nous dit Wittgenstein,
"il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet. [Mais] si l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier [comme objet], il y a donc possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible [bien que] ce que je veux dire par ‘je [comme sujet], c’est quelque chose que personne ne peut voir. [...] Dans le cas où ‘je’ est utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66-69).
Disons que ce type de récit auto-référentiel entremêle histoire objective et fiction subjective, la première étant susceptible d'erreur et, corrélativement, de rectification mais, par nature, pas la seconde. Au début de la Condition Humaine de Malraux, Tchen est au comble de l'épouvante parce qu'il a pour mission d'assassiner un opposant politique dans son lit. Après l'avoir poignardé, il se demande si c'est sur son bras ou sur celui de sa victime qu'il voit couler du sang, mais il ne se demande évidemment pas si c'est bien lui qui est en proie à un trouble profond. C'est en ce sens que la conscience de soi comme ipséité se nourrit de fiction, non pas dans le sens où ce qu'on dit (ce qu'on pense) de soi serait nécessairement faux ou mensonger, mais, justement, dans le sens où il n'y a pas de sens à se poser ce genre de problème. De sorte que l'application du critère moral ou éthique dans la constitution de la conscience subjective de soi est le type même du faux problème : la réponse à la question "ai-je vraiment agi, en telle circonstance, en conformité avec tel principe ?" n'admet pas de véritable réponse, contrairement à la question "ai-je vraiment du sang sur le bras ?". Mais alors, sur quoi portent les embarras moraux d'Agamemnon et les dilemmes éthiques de Polyeucte s'ils ne portent pas sur la vérification (privée) d'un critère (inobjectif) ? Ricoeur répond qu'ils portent sur la cohérence de leur identité narrative :
"j'ai formé l'hypothèse selon laquelle l'identité narrative [...] serait le lieu recherché de ce chiasme entre histoire et fiction. [...] Ne tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles lorsqu'elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires de vie ne sont-elles pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont appliqués des modèles narratifs, des intrigues, empruntés à l'histoire proprement dite ou à la fiction (drame ou roman) ?"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1).
Dès lors, le véritable problème moral ou éthique est un problème d'identité narrative qui se ramène aux deux questions suivantes : 1) après ce que je viens de faire (ou ce que je m'apprête à faire), le récit que je vais (me) faire de moi-même sera-t-il encore acceptable ? 2) à quel modèle narratif25 vais-je emprunter la structure de ce récit ? C'est pourquoi, ce que Spinoza appelle "conscience de soi" correspond à ce que Ricoeur nomme identité narrative. Certes, pour un même personnage ou une même personne, cette identité narrative peut être plus ou moins cohérente selon le narrateur et le moment de la narration, mais "à vrai dire, ces variations, le récit ne fait pas que les tolérer, il les engendre, il les recherche"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1). En d'autres termes, comme le dit Aristote, "le point le plus important, c'est la constitution des faits [pragmatôn sustasis]"(Aristote, Poétique, 1450a). C'est d'elle, de son arrangement, de son agencement par l'imagination du narrateur en un dosage de faits physiques et de "faits" psychiques, que dépend la possibilité d'une ipséité entendue, au sens de Ricoeur, comme perspective subjective de permanence de soi dans le temps, comme sentiment de sa propre identité. En ce sens, si la conscience de soi doit se confondre avec l'identité narrative et le degré de celle-ci avec le degré de cohérence d'un récit, comme le récit racinien est aussi bien construit que le récit cornélien, il n'y a plus aucune raison de dire, comme Spinoza, que l'"ignorant" (Agamemnon) est moins conscient de soi-même que le "sage" (Polyeucte). Bref, la notion ricordienne d'identité narrative suppose que, finalement, toute personne réelle, en tant qu'elle fait l'objet d'un récit, devient un personnage :
"le pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage. Est personnage celui qui fait l'action dans le récit"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, vi, 1).
Donc, dans la mesure où l'ipséité est toujours l'aspect subjectif de l'identité d'un personnage et où c'est "le récit [qui] construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée"(loc. cit.), c'est donc l'histoire et non l'éthique qui est le principe unificateur du moi. Doit-on dire alors que l'existence d'un principe unificateur (e.g. une éthique) autre que le récit lui-même est secondaire ?

En un sens oui. Il est clair qu'il faut toute l'habileté narrative d'un Racine, d'un Flaubert, d'un Dostoïevski ou d'une Emily Brontë pour donner une consistance à des personnages tels qu'Agamemnon, Emma Bovary, l'Homme du Sous-Sol ou Heathcliff. Toutefois, si ces personnages sont, à l'évidence dotés par le récit, d'une mêmeté physique26, leur ipséité reste fortement problématique au point que l'on se demande parfois s'ils sont dotés d'une psychologie et s'ils ne sont pas de simples "machines désirantes", pour parler comme Deleuze, qui réagissent de manière erratique et imprévisible aux événements extérieurs qui les atteignent. Descombes évoque le cas de ces jeunes soldats démobilisés mais traumatisés par leur expérience belliqueuse : "ils savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle. Mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion, et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Erikson, Childhood and Society, in Descombes, les Embarras de l'Identité, i). On ne peut pas, à ce propos, ne pas évoquer, au titre du parallèle que nous avons établi entre le récit fictionnel et le récit biographique ou historique, certaines pages des grands romanciers qui ont pris la Première Guerre Mondiale pour cadre, objet, thème ou prétexte. Par exemple Henri Barbusse : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Ou Maurice Genevoix : "nulle violence ne me soulève, nulle houle de chagrin, nul sursaut d'indignation virile. Ce n'est même pas du désespoir, cette sécheresse du coeur dont je sens le goût dans ma gorge ; de la résignation non plus ... Ce n'est que cela : une froideur dure, une indifférence desséchée, pareille à une contracture de l'âme [...]. Ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iii-iv). Pour celui qui narre une expérience de ce type, la vertu cathartique du récit, ne réside pas, comme on le croit souvent, dans le simple fait de raconter, d'extérioriser pour se "soulager", mais bel et bien dans la cohérence du récit achevé. Or, comme le dit Aristote,
"l'affaire du conteur [poïétès], ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité [kata to eïkos è to anangkaïon]"(Aristote, Poétique, 1451a).
En d'autres termes : chaque fois que l'on raconte quelque chose qui aurait pu se passer autrement ou, à la limite même, ne pas se passer du tout (ce qui est le cas pour tout événement extra-ordinaire), la difficulté ne consiste pas à convaincre le destinataire du récit de la réalité de l'événement mais plutôt de sa vraisemblance. D'où le prestige que, dans toutes les cultures, revêt la fonction de conteur, qu'il soit institutionnel (le prêtre, le journaliste, l'historien, le poète, le romancier) ou non (l'ancien dans les réunions familiales, le blagueur dans les réunions amicales). Il ne faut probablement pas chercher plus loin la raison du succès de la psychanalyse lorsqu'il s'agit de raconter au sujet sa propre histoire afin, éventuellement, de reconstituer son ipséité perdue :
"il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie éprouvent des troubles, des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud)27.
Pour Wittgenstein, le psychanalyste est, en effet, une sorte de conteur talentueux qui sait, intuitivement, construire une narration de tout ou partie de la biographie de son patient en faisant apparaître celui-ci comme un héros tragique victime de son destin. De fait, le praticien tente de reconstituer à la fois l'unité et la valeur d'un psychisme fragmenté et dévalorisé en introduisant, par abduction, à titre d'événements déterminants, des mécanismes inconscients incoercibles, incoercibles car inconscients, qui jouent le rôle du destin dans la tragédie grecque, le surmoi et le ça se substituant aux dieux de l'Olympe. Le patient s'identifie alors à un Agamemnon ou, mieux, à un Oedipe, dans le sens où il finit (si le récit est convaincant), par voir tout à fait clair dans son ipséité : "le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, III, 9). Avec, en prime, une estime de soi restaurée. D'abord par l'emprunt que le psychanalyste a fait à des schémas narratifs prestigieux et dont Freud vante l'efficacité : "le pouvoir de suggestion d'Oedipe-Roi devient intelligible [...]. Le mythe grec met en valeur une compulsion que chacun reconnaît pour avoir perçu en lui-même des traces de son existence"(Freud, Lettre à Fliess, 15 octobre 1897)28. Mais aussi, et, peut-être, surtout, parce que le destin, le fatum, n'est pas un déterminisme strict. Par exemple, pressé par Andromaque de renoncer à combattre les Achéens au nom de son amour conjugal et de son amour filial pour Astyanax, Hector répond, certes, à son épouse qu'il ne lui appartient pas d'aller à l'encontre de sa destinée : "certes, femme, ces inquiétudes me possèdent aussi [...]. Malheureuse, ne te désespère point à cause de moi. Aucun guerrier ne m'enverra chez Aïdès contre ma destinée, et nul homme vivant ne peut fuir sa destinée, qu'il soit lâche ou brave [...]. Le souci de la guerre appartient à tous les guerriers qui sont nés dans Ilios, et à moi surtout"(Homère, Iliade, ch.vi). Toutefois, l'argument de la supériorité de la destinée (moïra), et donc la confiance placée dans l'intervention providentielle des dieux, n'épargne nullement à Hector une délibération pratique à l'égard de ce qu'il convient de faire dans les moindres détails. La moïra n'est pas une prédestination : les dieux peuvent toujours être infléchis par des offrandes, des raisonnements, des comportements de séduction, ou encore par leurs propres caprices ou mutuelles dissensions. Donc, finalement, "dans les deux pratiques [tragédie et psychanalyse], il s'agit de « rendre conscient l'inconscient »"(Tadié, le Lac Inconnu, xviii), c'est-à-dire, tout à la fois, de faire prendre conscience à celui qui en est l'objet de la noblesse de cette force qui le dépasse et le détermine, mais en même temps, de lui faire prendre conscience aussi qu'il peut, dans une certaine mesure, apprivoiser cette force et, donc, qu'il n'en est pas nécessairement le jouet. En ce sens, "littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre"(ibid.). D'ailleurs, Freud lui-même ne reconnaît-il pas que "les récits de [ses] patients sont de véritables oeuvres d'art"(Freud, Lettre à Jung) ?

Cela dit, même en admettant que l'identité narrative d'un personnage se confond avec la cohérence du récit qui le met en scène, et implique, tout à la fois, mêmeté et ipséité du personnage, il n'est pas du tout évident que l'un des aspects les plus fondamentaux de ce qu'il est convenu d'appeler "la modernité" (ou "la post-modernité" au sens de Lyotard) ne soit pas, justement, l'abandon de la consonnance de l'ipséité avec la mêmeté, donc, in fine, de l'assimilation de l'identité narrative à la conscience de soi, à la conscience d'un moi. Si l'on en croit Jean-François Lyotard, "en simplifiant à l’extrême, on tient pour « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits"(Lyotard, la Condition Post-Moderne), et, tout particulièrement, le "métarécit" portant sur l'émancipation du sujet rationnel (au sens kantien) et, corrélativement, celui ayant l'Esprit Universel (au sens hégélien) pour objet. Il y a certainement quelque chose de profondément exact dans le constat que fait Lyotard de "la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation [à quoi] correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique"(op.cit.)29 : l'idéal d'une clôture sur lui-même d'un sujet pensant parfaitement maître de lui-même car conscient d'être auto-régulé par un principe transcendant (cosmologique et externe dans l'idéal antique, rationnel et interne dans l'idéal classique) a effectivement subi, comme Freud l'avait déjà remarqué, le sort qu'ont subi avant lui l'idéal de clôture cosmologique de l'univers et l'idéal de clôture biologique de l'espèce humaine : "le moi n'est pas le maître dans sa propre maison. Voilà la troisième humiliation infligée au narcissisme humain : l'humiliation psychologique"(Freud, Inquiétante Étrangeté). Du coup, comme le dit Lyotard, "chacun est renvoyé à soi. Et chacun sait que soi est peu"(Lyotard, la Condition Post-Moderne). Dans la tradition antique puis classique, la personnalité idéale est transparente : transparente à elle-même et transparente à autrui. L'ipséité et la mêmeté, les caractères métaphysiques et les caractères physiques sont en très forte corrélation les uns avec les autres, voire même "tendent à se recouvrir et à se confondre ; ainsi, compter sur quelqu'un, c'est à la fois faire fond sur la stabilité d'un caractère et s'attendre que l'autre tienne parole, quels que soient les changements susceptibles d'affecter les dispositions durables à quoi il se laisse reconnaître"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, vi, 1). Bref, "le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Non qu'une telle conception exclue la dissimulation, la lésine, le mensonge ou l'hypocrisie. Mais ils sont toujours traités comme des anomalies, des perversions ou des péchés, bref, des exceptions à une règle dont Kant nous a fourni l'expression formellement la plus pure30. Les héros antiques et classiques sont ce qu'ils font et font ce qu'ils sont. Au théâtre, les acteurs sont costumés et grimés dans le but d'objectiver leurs états d'âme (les états d'âme d'Agamemnon sont ceux d'un chef de guerre en armure, ceux de Polyeucte, d'un fidèle en tenue sacerdotale), lesquels, lorsqu'ils ne peuvent directement être manifestés par des caractères extérieurs, font l'objet d'un monologue, ou d'un entretien avec un(e) confident(e), ou encore d'un commentaire par le choeur, monologue, confidence et commentaire étant les vestiges techniques de la conception grecque de la visibilité de la psuchè (comme le rappelle, allégoriquement, le mythe de Psychè et d'Eros). Et, en cas, de dissonance entre l'"intérieur" et l'"extérieur", l'effet comique est assuré (qu'on songe à Tartuffe contant fleurette à Elmire en tenue de dévot)31. Il en va de même pour le roman où l'"extérieur" du personnage fait toujours l'objet d'une pseudo-description32 : M. de Nemours dérobe le portrait de Mme de Clèves, Fabrice del Dongo rougit, pâlit ou s'évanouit, les personnages de Dostoïevski pleurent, s'embrassent ou se tordent les mains, etc. Ce paradigme de l'harmonie de l'âme et du corps disparaît avec le romantisme. Dès lors, en effet,
"c'est par nos sentiments que nous parvenons aux vérités morales, et même cosmiques, les plus profondes : "das Herz ist der Schlüssel der Welt und des Lebens" ["le coeur est la clé du monde et de la vie" Herder -Teplitzer Fragmente-] [...]. Certains sentiments [...] sont tout aussi fondamentaux, sinon plus, pour définir la vie bonne, que certaines actions"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1).
L'idéal romantique, en tant qu'expression intellectuelle précoce de la modernité négocie un virage décisif "vers l'intérieur", en l'occurrence, vers un intérieur qui n'a plus, en droit, à se voir confirmer par des critères extérieurs33. Témoins le Lorenzo du Lorenzaccio de Musset dont la débauche physique et l'abjection morale contrastent avec la hauteur de son engagement à traquer la tyrannie34. Dans ce nouveau paradigme, donc, la mêmeté cesse de correspondre à une ipséité qui finit par se confondre, seule, avec la conscience de soi (l'identité narrative) d'un héros qui a le plus souvent une très haute idée de lui-même. Et, comme l'objet de cette conscience de soi consiste désormais, moins en ce que fait ou montre le sujet qu'en ce qu'il est au fond de lui-même, l'estime de soi que manifeste le personnage romantique est, derechef, le corrélat d'une vision éthique de sa propre nature intérieure : "Ô homme, resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, ii)35.  C'est alors la fidélité à une telle "nature" intimement éprouvée qui constitue le principe éthique fondamental du personnage romantique : "accomplir ma nature signifie épouser la voix, l'impulsion, ou l'élan intérieur. Et cela rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché. Mais cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit être réalisé"(Taylor, les Sources du Moi, 21.2).

Seulement, comme le dit aussi Taylor, "le virage vers l'intérieur peut nous emporter au-delà du moi tel qu'on l'entend généralement"(Taylor, les Sources du Moi, 24.1). En l'occurrence, la déchéance post-romantique du mythe d'un moi idéal sur le modèle antique ou classique peut, ainsi que l'a montré Georges Bataille dans la Littérature et le Mal, donner lieu à l'abandon de toute forme d'estime de soi et à une complaisance virtuose pour le Mal, partant aussi, à l'abandon de toute quête d'une vie bonne, autrement dit de tout souci éthique. C'est le cas pour l'Homme du Sous-Sol : "je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant [...]. J’ai mal au foie ! Tant mieux ! Et tant mieux encore si le mal empire [...]. C’est le désespoir qui recèle les voluptés les plus ardentes"(Dostoïevski, Carnets du Sous-Sol). Ou pour Heathcliff : "je suis sans pitié ! Je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive"(E. Brontë, les Hauts de Hurlevent, xiv). Pour ces personnages, le seul facteur d'identité personnelle, c'est, outre leur mêmeté physique, le glissement tendanciel vers le pire et, finalement, vers la mort :
"c'est le Mal assumé glorieusement, comme l'est, de son côté, celui que la guerre assume [...]. Il serait, d'ailleurs, vain de dissimuler que, dans le Mal, toujours un glissement vers le pire apparaît, qui justifie l'angoisse et le dégoût"(Bataille, la Littérature et le Mal, i).
Bien qu'en principe, leur identité soit impliquée par le récit qui est fait de cette tendance léthale, on répugne à l'assimiler à une conscience de soi dans la mesure où, justement, le soi (le moi) n'est plus, dans ces personnages, qu'un lent et inexorable processus d'auto-destruction, c'est-à-dire la négation même de toute forme de stabilité et de permanence que présuppose l'identité, et non un quelconque processus de synthèse et de récapitulation de leur vécu36. En quoi peut bien consister alors une identité narrative sans conscience de soi ? Eh bien, précisément, en une triste jouissance de ce lent processus d'auto-destruction :
"c'est le sadisme qui est le Mal : si l'on tue pour un avantage matériel, ce n'est le véritable Mal, le mal pur, que si le meurtrier, par-delà l'avantage escompté, jouit d'avoir frappé"(Bataille, la Littérature et le Mal, i).
Particulièrement éclairant est le parallèle que Bataille établit entre la fascination pour le Mal et la guerre. Contrairement à ce que pensait (très optimistement) Aristote, on ne fait pas la guerre pour obtenir la paix37 : autant dire que l'on fait le mal pour atteindre un bien. À propos de la Grande Guerre, le témoignage d'Ernst Jünger est saisissant : "c'est là, et au fond, de toute la guerre, c'est là que j'observai l'existence d'une sorte d'horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque, et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n'arrivais pas à contenir [...]. L'immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l'excès de bonheur"(Jünger, Orages d'Acier). Le Mal, c'est l'instinct de mort (Thanatos) non contrebalancé par l'instinct de vie (Éros), unilatéralité que, seule, manifeste l'espèce humaine. Pourtant, comme Hannah Arendt l'a objecté à Kant, il n'y a pas de mal radical inscrit au coeur de l'homme, comme dans une conception théologique classique : les méchants ne sont pas sataniques. Le Mal n'est pas non plus, à l'inverse, une exception, une infraction à l'ordre naturellement harmonieux des êtres, comme dans une conception cosmologique antique : les méchants ne sont pas monstrueux. Il y a plutôt une grande banalité du mal dans le sens où le Mal est ce que produit une existence humaine suffisamment "désolée" (lonely) pour ne plus aspirer ni à la vie bonne, ni même à la vie tout court, ce que, hélas, une certaine modernité a rendu possible, et même, en un certain sens, banal. Il y a donc, indiscutablement, une forme de tournant intimiste moderne ou post-moderne de l'ipséité qui exclut tout à la fois toute conscience de soi et tout souci éthique. Mais, pour autant qu'il nous entraîne effectivement "au-delà du moi", le même "virage vers l'intérieur" peut aussi déterminer, chez les post-romantiques, non pas une fascination pour le Mal, mais "une fragmentation de l'expérience qui remet en question nos notions ordinaires de l'identité comme chez Musil, ou [...] chez Proust, par exemple" (Taylor, les Sources du Moi, 24.1). De même, en effet, qu'Agamemnon et Polyeucte nous offrent deux modèles classiques d'identité narrative se confondant avec une conscience de soi transparente, de même, nous allons voir que l'Ulrich de l'Homme sans Qualités et le Narrateur de la Recherche du Temps Perdu nous proposent deux paradigmes modernes (ou post-modernes) d'identité narrative dépourvue de conscience de soi.

Le Narrateur de Proust se demande :
"comment [en se réveillant] cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité que l’antérieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d’êtres humains qu’on pourrait être, c’est sur celui qu’on était la veille qu’on met juste la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous) ?"(Proust, le Côté de Guermantes, II, i, 1012).
Question que Descartes se posait déjà ou, plutôt, feignait de se poser de manière toute rhétorique en ce que, pour lui, elle une réponse évidente : je suis un être pensant, une conscience, un moi38. Mais la question se pose réellement pour le Narrateur de la Recherche. Descartes dit : "je suis ce que, avec certitude, j'ai conscience d'être". Locke corrige : "je suis ce que, volontairement, je me rappelle avec certitude avoir été". Proust corrige à nouveau : "je suis ce que, involontairement, je me rappelle, avec autant d'étonnement que d'intensité, avoir été". Car "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). D'où les fascinantes expériences de réminiscence fortuites qui jalonnent la Recherche et dans lesquelles une madeleine, des clochers, une bottine, une petite cuillère, une serviette, des pavés, etc., jouent, comme le dit très justement Deleuze, le rôle de signes qui renvoient au passé, donc au temps perdu puis retrouvé, du Narrateur et, à chaque fois, lui procurent (même lorsqu'il s'agit de souvenirs pénibles, par exemple la mort de la grand-mère adorée) une indicible joie car, c'est, à chaque fois, tout un monde qui resurgit39. Je suis ce que je me rends compte d'avoir été, ce compte-rendu étant, bien entendu, une sorte de récit. Mais, un récit involontaire : "il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). Tout à la fois aléatoire et privé, ce récit de soi-même est donc nécessairement éclaté, voire non consistant avec d'autres récits que chacun peut être amené à faire de soi-même. Pour le Narrateur de la Recherche, je suis cette juxtaposition de points de vue virtuels40 sur le monde et qui me sont brusquement révélés à la faveur de rencontres fortuites. Ce qu'a bien vu René Girard :
"Marcel Proust appelle ''Moi'' les ''mondes'' projetés par [c]es médiations successives. Les ''Moi'' sont parfaitement isolés les uns des autres, incapables de se remémorer les ''Moi'' passés ou de pressentir les ''Moi'' futurs"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii).
Ainsi que le suggère fortement le passage du Côté de Guermantes cité supra, il y a une analogie entre la réminiscence et le rêve : dans les deux cas, c'est le hasard qui les fait surgir et c'est le récit en première personne qui leur donne une réalité tout à la fois intense et étonnante.Comme le fait remarquer Wittgenstein, "nous pourrions dire d’un rêve une fois interprété qu’il s’insère dans un contexte où il cesse d’être troublant. En un sens, le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environnement tel que le rêve change d’aspect"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Aussi, tout naturellement, le Narrateur de la Recherche devient-il écrivain. Car, "pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. [...] La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust, le Temps Retrouvé, 2281-2284). L'écriture est, pour Proust, non pas écriture de soi, mais écriture de la recherche de soi dans un improbable et mystérieux passé. On est donc bien là en présence d'une identité narrative engendrée par un récit qui n'équivaut jamais à une conscience de soi.

La démarche de Musil est très différente de celle de Proust :
"par exemple, l'Homme sans Qualités [...] devient à la limite non identifiable, [...] la décomposition de la forme narrative, parallèle à la perte d'identité du personnage, fait franchir les bornes du récit et attire l'œuvre littéraire dans le voisinage de l'essai"(Ricoeur, soi-même comme un Autre, vi, 1).
En effet, on a souvent reproché à Musil son "essayisme", c'est-à-dire sa tendance à brouiller les frontières entre roman et essai. C'est qu'
"un peu comme un essai [...] considère de nombreux aspects d'un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d'un coup son étendue et se change en concept), [Ulrich] pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu'autrement. La valeur d'une action ou d'une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient [...]. Dans ce système, ce qui avait l'apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations [...] et l'homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l'homme potentiel, le poème non écrit de la vie s'opposait à l'homme copie, à l'homme réalité, à l'homme caractère [...]. Un essai est la forme unique et inaltérable qu'une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d'un homme"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 62).
Le problème d'Ulrich, dans l'Homme sans Qualités est donc, en un sens, l'inverse de celui du Narrateur de Proust : il ne s'agit plus de ressaisir des fragments d'un moi problématique, mais, tout au contraire, de dissoudre un moi réel déjà bien constitué pour le diffracter en une infinité de possibilités. D'où le refus par Musil de l'ipséité comme conséquence de l'identité narrative du personnage, conséquence exigée par la nécessité éthique de rendre l'être du personnage prévisible pour soi-même et pour autrui. Pour Musil, la littérature pèche justement en ce qu'elle ne s'intéresse qu'à l'homme prévisible, ce qu'il appelle "l'homme réel" (ou l'homme "potentiellement réel"), et qu'elle néglige l'homme potentiel ou "réellement potentiel". L'homme prévisible, "l'homme réel", qu'il soit historique ou fictif, c'est l'homme moyen, l'homme statistique, bref, l'homme médiocre41 : "l’histoire du monde n’est une histoire du génie et de ses œuvres que dans ses extrémités, pour ne pas dire dans ses excroissances ; pour l’essentiel, c’est une histoire de l’homme moyen"(Musil, l'Homme sans Qualités, II, 44). L'"homme moyen", c'est l'homme doté de qualités moyennes, celui qui endosse les propriétés dont la probabilité d'apparition, dans un contexte socio-historique donné, est la plus forte possible. Et c'est bien cela qui le rend prévisible, donc qui le dote d'ipséité, au sens de Ricoeur,  comme promesse de et à soi-même. Déjà, Pascal se demandait : "qu'est-ce que le moi ? [ ...] Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? [...] On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités [...], on n'aime personne que pour des qualités empruntées"(Pascal, Pensées, B323). Mais, là encore, les questions de Pascal sont purement rhétoriques, car la réponse est présupposée42. Il en va différemment pour Musil qui a compris que "la littérature43 s'avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l'épreuve du récit les ressources de variation de l'identité narrative"(Ricoeur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Aussi, Musil fait-il faire à son lecteur l'expérience littéraire d'une identité narrative sans ipséité avec le personnage d'Ulrich qui est un "homme sans qualités", contrairement à l'homme moyen ou au personnage qui le représente en littérature, et qui sont réels, prévisibles, véritables concentrés de qualités identifiables. De fait, lire l'Homme sans Qualités est, pour cette raison, une expérience littéraire unique : rien, absolument rien n'y est prévisible ; le lecteur y est dérouté en permanence. Sauf que "ce que d’autres percevaient comme un simple désordre […], Musil le voyait au contraire comme une possibilité qui nous est peut-être offerte pour l’invention d’un homme nouveau ou de nouvelles possibilités d’être homme"(Bouveresse, l'Homme Probable). Musil fait donc fond sur la dissolution du moi de son personnage pour en faire le support d'une infinité de potentialités : "Ulrich se sentait capable de toutes les vertus et de toutes les bassesses"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 62). Car Ulrich n'est ni un Heathcliff, ni un Roquentin, ni un personnage beckettien : l'effacement de son moi n'est l'effet ni de la vacuité, ni du néant, ni de l'épuisement44 de celui-ci, mais, au contraire, d'un trop-plein de possibilités auquel il refuse, simplement, d'appliquer le principe leibnizien de raison suffisante pour se doter d'une ipséité en actualisant, pour ainsi dire, le "meilleur des moi possibles". Pour Musil, la tâche de l'écrivain est, au contraire, de
"découvrir sans cesse de nouvelles solutions, de nouvelles constellations, de nouvelles variables, établir des prototypes de déroulements d'événements, des images séduisantes des possibilités d'être un homme, inventer l'homme intérieur"(Musil, Essais).
Donc, Musil pousse plus loin que Proust l'entreprise de déconstruction de l'identité narrative en ce que celle-ci, encore et toujours engendrée par le récit, est désormais, non seulement dépourvue de conscience de soi mais aussi d'ipséité puisque le personnage ne projette plus rien et n'est plus doté que d'une simple mêmeté physique45. Une des différences les plus importantes entre l'Ulrich de Musil et le Narrateur de Proust, est en effet que, pour celui-ci, la littérature est une vocation, une sorte de promesse faite, sinon à un moi introuvable, du moins au moi du lecteur lisant. Ce qui, en un sens, sauve l'ipséité du personnage. Tandis que l'Homme sans qualités musilien, à travers sa propension à faire foisonner des hypothèses, embrasse la "profession" de mathématicien dès le début de la narration46, ce qui n'est donc plus un élément d'ipséité mais plutôt de mêmeté.

Et malgré tout, la mise à mal de l'identité narrative de ces deux personnages est, paradoxalement, compensée par l'horizon éthique offert par ces deux activités, la littérature et les mathématiques, qui sont, par excellence, les activités de conception des mondes possibles. La première a affaire au conditionnel irréel, à des événements contrefactuels47 qui auraient pu avoir lieu, à du vraisemblable invérifiable car à la fois passé et privé :
"l'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même"(Proust, le Temps Retrouvé, 2296).
La seconde a à voir avec le conditionnel potentiel, avec les événements hypothétiques48 dont elle est l'expression des conditions de de réalisation expérimentables car situées dans le présent et dans le futur :
"on peut considérer les mathématiques comme un appareil intellectuel idéal dont le but, et le succès, sont de prévoir, à partir des principes, tous les cas possibles"(Musil, Essais).
La démarche éthique de Proust rappelle celle de Spinoza49 lorsqu'il fait dire à Jean (le prototype du Narrateur de la Recherche) que
"ce plaisir profond [de la littérature], en justifiant que nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust, Jean Santeuil, 462-465).
Et celle de Musil de Leibniz50 quand il fait dire à Ulrich qu'
"il doit bien y avoir quelque chose que l'on appelle le sens du possible. L'homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s'est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 4).
Mais ce seraient un Spinoza et un Leibniz qui eussent admis que, au rebours de l'âge classique, la modernité met l'imagination au-dessus de la raison et la contingence au-dessus de la nécessité. De sorte que les modèles d'identité narrative sans conscience de soi que promeuvent Proust ou Musil procèdent, néanmoins, d'un enjeu éthique aristotélicien :
"l'homme vraiment vertueux [agathon] [...] sait toujours tirer des circonstances [tas tukhas] le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres, comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir qu'on lui donne, comme font, chacun en leur genre, tous les autres artistes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1101a).
En d'autres termes, le Narrateur de Proust et l'Homme sans qualités de Musil manifestent une éthique de la sérendipité51 : le morcellement ou l'évanescence de leur moi n'est pas, comme chez Agamemnon ou Heathcliff, le corrélat d'une acrasie (faiblesse de la volonté) ou d'une aboulie (absence de volonté), mais procèdent, tout au contraire, d'une volonté formelle de vivre bien, dans un environnement moderne ou post-moderne caractérisé, comme le dit Hannah Arendt, par le fait que le facteur humain est, dans le meilleur de cas, devenu inutile et, dans le pire des cas, nuisible à la marche des affaires. D'où le ton humoristique, ironique, satirique, sarcastique que le Narrateur ou Ulrich emploient en permanence lorsqu'il s'agit, pour eux, de manifester cette capacité à éprouver de la joie par gros temps. On pourrait presque dire que l'un et l'autre démocratisent, en quelque sorte, cette virtù principesca dont Machiavel fait l'éloge52 : "le bonheur de ces grands hommes naquit donc des occasions. [...] Sans cette occasion, leur virtù serait demeurée inutile ; mais aussi, sans cette virtù, l'occasion se serait vainement présentée"(Machiavel, le Prince, vi).

1Le terme grec mimèsis est, en général, traduit par "imitation". Nous corrigeons et traduisons, avec Ricoeur, par "représentation" au sens de la représentation d'un spectacle, d'une mise en scène (cf. l'Enjeu Ethique de la Littérature).
2En témoignent suffisamment, me semble-t-il, les éloges que Boileau adresse à Racine, et, tout particulièrement à son Iphigénie, à la fois dans l'Art Poétique et dans l'Épître à Racine.
3Le dénouement, dans la tragédie classique, repose toujours sur la suppression providentielle de l'une au moins des sources du conflit moral. D'où l'importance de la mort du ou des personnages qui incarnent ces sources de conflit. Par exemple, pour rester dans la tragédie racinienne, dans Phèdre, Phèdre et Hyppolite disparaissent, dans Andromaque, c'est Pyrrhus, dans Britannicus, ce sont Narcisse et Britannicus, etc.
4Comme l'écrit Musil, "la morale remplace l'âme par la logique : quand une âme a de la morale, il n'y a plus pour elle aucun problème moral mais seulement des problèmes logiques ; elle se demande simplement si ce qu'elle veut faire tombe sous le coup de tel ou tel commandement"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 106).
5Compréhension si claire qu'elle est partagée au moins par Pauline et par Félix qui, suite au martyre de Polyeucte, se convertissent à leur tour à la foi du martyr.
6Celle-ci prend, toutefois, à mesure qu'on s'approche du dénouement, chez Polyeucte, les accents d'une exaltation lyrique, mais celle d'un sourd désespoir chez Agamemnon.
7En tout cas la rationalité dans sa finalité pratique au sens de Kant : "la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 396) ; ce que l'on désigne par "prudence" ou "sagacité" ou "sagesse pratique" lorsqu'on traduit Aristote : "la sagesse théorique [sophia] consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire, […] tandis que la sagesse pratique [phronèsis] consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b).
8Peu importe que la foi de Polyeucte soit une foi religieuse. Si l'on suit Wittgenstein, il se pourrait même que la connexion entre l'éthique et la religion fût une connexion conceptuelle (donc a priori) et non pas empirique : "si quelque chose est bon, alors c'est également divin. Voilà qui, étrangement, résume mon éthique"(Remarques Mêlées, 3). Cf. les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de Wittgenstein : l'Ethique. Il en va de même pour Durkheim : "une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des choses profanes, interdites"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Cf. les Croyances Religieuses sont-elles Irrationnelles ?
9Comme le dit Wittgenstein, "l'éthique est transcendantale"(Wittgenstein, Tractatus, 6.421). Pour lui, aussi l'éthique, c'est "le supérieur" (das Höhere).
10Il en va de même du "combat" de l'amour et de l'honneur chez Rodrigue dans le Cid : "Que je sens de rudes combats ! /Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : /Il faut venger un père, et perdre une maîtresse. /L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras. /Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, /Ou de vire en infâme, /Des deux côtés mon mal est infini. /Ô Dieu, l'étrange peine ! /Faut-il laisser un affront impuni ? /Faut-il punir le père de Chimène ? /Père, maîtresse, honneur, amour, /Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, /Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. /L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. /Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, /Mais ensemble amoureuse, /Digne ennemi de mon plus grand bonheur, /Fer qui cause ma peine, /M'es-tu donné pour venger mon honneur ? /M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?"(Corneille, le Cid, I, 6). On pourrait citer aussi l'enchevêtrement des dilemmes dans Horace : amour conjugal versus honneur chez Horace et chez Curiace, amour conjugal versus amour de la patrie chez Sabine et chez Camille, amour filial versus amour de la grandeur chez le vieil Horace, amour de la justice versus raison d'État chez le Roi.
11L'un des deux principes moraux pourrait, bien entendu, être un principe supérieur. Que l'on pense à Camus lorsqu'il dit que, s'il faut choisir entre sa mère et la justice, il opte pour sa mère. Mais le principe supérieur ne deviendrait pas, ipso facto, un principe éthique pour autant. Dans le roman éponyme de Charlotte Brontë, Jane Eyre est écartelée entre deux principes chrétiens : aimer conjugalement Rochester, se détourner de Rochester qui est déjà marié. Après délibération, c'est le deuxième principe qui l'emporte : "je serai fidèle aux principes que j'ai reçus quand j'avais ma raison, quand je n'étais pas folle comme je le suis maintenant. [Mais] le coeur accablé de souffrance, faisant de frénétiques efforts pour m'en tenir à mes principes, je me [fais] horreur. Je n'[ai] pas la consolation que donne l'approbation de soi, et, pas davantage, celle de mon amour-propre"(op. cit., xxvii). La délibération de Jane Eyre ne s'inscrit donc même pas dans une morale kantienne puisque, non seulement elle ne rend pas l'héroïne heureuse, mais elle s'effectue en plus dans la déraison et la mésestime de soi.
12"Aristote est le premier à avoir rapproché caractère et habitude à la faveur de la quasi-homonymie entre èthos (caractère) et éthos (habitude, coutume). Du terme éthos, il passe à hexis (disposition acquise), qui est le concept anthropologique de base sur lequel il édifie son éthique, dans la mesure où les vertus sont de telles dispositions acquises, en conformité à la règle droite, et sous le contrôle du jugement du phronimos, de l'homme prudent"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1).
13Ricoeur emploie manifestement le terme "caractère" dans le sens objectif frégéen (cf. Frege et le Sens des Noms Propres). Mais il n'est pas du tout certain qu'Aristote n'ait pas eu, présente à l'esprit, l'ambiguïté de ce terme, jouant à la fois sur l'objectivité logique et sur la subjectivité psychologique de ce qu'on appelle, ordinairement, y compris en grec ancien, èthos ou "caractère" (par exemple quand on dit que quelqu’un "a du caractère"). Ces deux acceptions sont, notoirement, co-présentes dans les Caractères de La Bruyère.
14Il existe au moins un x tel que {F(x) et [pour tout y, F(y) implique (x=y)]}. C'est le fait, pour un objet, d'exister comme un (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions).
15Pour tout objet x, pour tout instant t, si tt', l'identité qualitative de x consiste en ce que F(x)t =F(x)t'. L'identité qualitative est la propriété qui rend possible la substitution salva veritate (cf. Leibniz et l'Identité des Indiscernables). C'est le fait, pour un objet, d'être vu comme le même.
16"L'identité de quelqu’un se présente comme une liste d'attributs variés tels que la nationalité, éventuellement les origines, la profession, l'affiliation religieuse, le statut familial, le sexe, les opinions, les engagements, les goûts esthétiques, etc."(Descombes, les Embarras de l'Identité, i).
17Par exemple Locke lorsqu'il dit que "partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii).
18"Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre [...]. Croire que l’on respecte des critères, ce n’est pas respecter des critères"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §202).
19C'est le cas, par exemple, de Rudolf Höller, ancien directeur adjoint d'un camp de concentration qui, dans la pièce de Thomas Bernhard avant la Retraite (sous-titrée malicieusement "une comédie de l'âme allemande" !), s'évertue à afficher tous les attributs de la respectabilité, y compris à ses propres yeux.
20On aurait alors, à la tartufferie religieuse près, la trame narrative de la comédie (de Corneille !) la Place Royale, avec Alidor qui entend se "débarrasser" d'Angélique en la précipitant dans les bras de Cléandre.
23"Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale"(Dummett, les Origines de la Philosophie Analytique).
24"Quand nous rentrons à la maison et ''racontons notre journée'', nous mettons de façon artistique un matériau dans une forme narrative [...]. Par conséquent, en tant qu'utilisateurs des mots, d'une certaine façon, nous existons tous dans une atmosphère littéraire, nous vivons et respirons la littérature"(Murdoch, Philosophy and Literature, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §10).
25Cf. La Bruyère : "il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide"(La Bruyère, Caractères, I, 54).
26Identité objective à laquelle participe certainement, comme le remarque Barthes dans l'Effet de Réel, le cadre extérieur du personnage (accumulation de détails matériels chez Flaubert, la maison et les alentours de Wuthering Heights pour Brontë, etc.). On pourrait, à partir de cette considération, esquisser une "narratologie" ricordienne qui ne dépendrait que de "cette fonction médiatrice que l'identité narrative du personnage exerce entre les pôles de la mêmeté et de l'ipséité"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, v, 1) : aux deux pôles extrêmes, on aurait, d'une part l'Histoire (avec un grand H) où les personnages ont une mêmeté factuelle, d'autre part les contes, les légendes et les mythes où les personnages ont une mêmeté imaginaire. Et, entre les deux, tout un continuum de récits (le récit spontané que font les gens d'eux-mêmes, le roman, le journalisme, la biographie, etc.) dans lesquels la mêmeté du personnage est, à des degrés divers, plus ou moins factuelle et plus ou moins imaginaire.
28On pourrait sans doute réinterpréter la mauvaise foi sartrienne, au sens où "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3) en s'inventant un destin, comme une sorte d'auto-psychanalyse. Sartre fait l'inverse : "la psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1). Pour lui, la psychanalyse est une mauvaise foi qui ne dit pas son nom. Sans nier la possibilité, ni même la valeur d'une telle auto-psychanalyse, la supériorité d'une allo-psychanalyse apparaît cependant, non seulement dans la fonction socialisante du thérapeute (le patient, outre les problèmes qu'il a avec lui-même, a aussi, le plus souvent et par voie de conséquence, des problèmes avec autrui), mais également dans la pertinence du choix d'un schéma narratif adapté au cas du patient. Il va de soi qu'un exercice honnête et efficace de la psychanalyse exige une immense culture littéraire.
29Cette assimilation de la métaphysique à une forme de littérature est, depuis longtemps actée (avec des enjeux très différents) par les positivistes logiques et par les heideggeriens. En revanche, nous ne saurions le suivre lorsqu'il met, pêle-mêle, dans la catégorie des "méta-récits", la métaphysique, la littérature, l'histoire et la science. Depuis la distinction platonicienne entre le muthos et le logos, il n'y a plus beaucoup de sens à dire que la science est un "récit" (cf. Bouveresse, Rationalité et Cynisme, notamment ch. iii). Quant à l'histoire, à supposer qu'elle se réduise à un récit (cf. le Récit Historique peut-il être Objectif ?), confondre récit historique et récit fictif, c'est, encore une fois, ignorer l'enseignement des Grecs (Hérodote et Thucydide) et retomber à nouveau dans le mythe (cf. note 26).
30"Accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir ? Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs).
31Raison pour laquelle, dans la préface de Cromwell, Victor Hugo voit dans le genre comique les signes annonciateurs de la modernité et fait du drame "moderne" la synthèse de la tragédie et de la comédie.
32"Pseudo" parce que l'auteur n'a pas, réellement, les objets et les faits sous les yeux. Mais il aurait pu les avoir. D'où l'effet de vraisemblance.
33"Les romantiques proclamaient les droits de l'individu, de l'imagination et du sentiment à l'encontre de l'importance que le classicisme accordait à la rationalité, à la tradition et à l'harmonie formelle"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1). Comme le dit aussi Robert Musil, dans une telle conception "les sensations ne renvoient plus à des objets situés hors du moi, mais signifient des états intérieurs. Le monde est ressenti non plus comme un ensemble de significations objectales, mais comme une suite d'expériences vécues par le moi"(Musil, Essais).
34Hauteur qui est, toutefois, parfaitement objectivée dans le tableau romantique de Caspar Friedrich intitulé Voyageur contemplant une Mer de Nuages et qui montre un personnage dont la simplicité de la mise (il n'a rien d'un alpiniste !) contraste avec l'audace de sa position acrobatique au sommet d'un rocher.
35Conception de la vie bonne qui va, notamment, être exaltée par le romantisme allemand : "Herder proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie qui traversait toute chose : "siehe die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben" ["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie se réverbère dans la vie" -vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-]. L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde" ["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1). Accents qui évoquent irrésistiblement Rousseau : "Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard).
36En ce sens, leur vacuité n'est pas un simple malaise existentiel dérivant d'une conception métaphysique de la conscience comme d'"un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3). Ainsi se confesse Roquentin : "la Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ou une quinte passagère : c'est moi [...]. De trop : c'était le seul rapport que je pusse établir entre les arbres, ces grilles, ces cailloux [...]. Et moi -veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées- moi aussi j'étais de trop [...]. Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l'eût reçue, et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j'étais de trop pour l'éternité"(Sartre, la Nausée). De sorte que sa "nausée", la conscience du néant actuel de son moi, l'empêche d'être attiré vers une mort qui serait, à l'instar de sa vie, "de trop".
37"On ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que pour obtenir la paix"(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1177b).
38"J’ai quelquefois éprouvé que mes sens étaient trompeurs. […] Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? […] Il n’y a point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil"(Descartes, Méditations Métaphysiques, I, 3-5). "Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, je fusse quelque chose"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Cf. de quoi est-il Impossible de Douter ?
40"Virtuels" dans le sens de l'image virtuelle d'une photographie argentique non encore trempée dans un bain de révélateur. Cette analogie revient fréquemment dans la Recherche.
41Du latin mediocris, "de qualité ou de quantité moyenne".
42"Le moi est haïssable [...]. Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, il croit ne dépendre que de soi [...]. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous [...]. Or, le royaume de Dieu est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B455-483-485). Cf. doit-on chercher le Bonheur en nous ou hors de nous ?
43En tout cas, la littérature moderne qui, de même que "le tableau moderne [...] serait moderne en ce qu'il interrogerait le lecteur : suis-je encore un tableau alors que j'ai renoncé aux conventions de la tradition picturale (le fini, la perspective, l'anecdote, la figuration elle-même) ? De même, nous dit-on, la fiction moderne est essentiellement problématique et nous défie de répondre : suis-je encore de la littérature, alors que je n'obéis plus aux conventions gouvernant l'intrigue, la vraisemblance, les personnages, la lisibilité, etc"(Descombes, Proust et le Roman, vii). Comme le dit encore Danto, "le modernisme étant à la recherche de l'essence, de la spécificité et de la vérité de l'art, il s'agi[r]ait donc de la quête d'une sorte d'art pur, d'un genre de précipité alchimique dont toutes les impuretés auraient été éliminées. D'où l'existence d'un récit du type quête du Graal [...], œuvre au-delà de laquelle il [serait] impossible d'aller"(Danto, la Fin de l'Art).
44"L'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification. [...] Il est bien forcé de remplacer les projets par des tables et des programmes dénués de sens [...]. Toute l'œuvre de Beckett sera parcourue de séries exhaustives, c'est-à-dire épuisantes"(Deleuze, l’Épuisé in Beckett, Quad).
45Et encore, cette mêmeté se réduit-elle à des considérations de sexe, d'âge, de cadre de vie et de fréquentations sociales. Il en va d'ailleurs de même pour le Narrateur de la Recherche. On ne sait presque rien des traits physiques de l'un et de l'autre.
46Le lecteur le sait dès le §11 (les deux tomes de l'Homme sans Qualités en comptent 251). Le lecteur apprend, à cette occasion, que c'est, pour Ulrich, la "troisième tentative pour devenir un grand homme" (après l'armée et la technique).
49"Plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine"(Spinoza, Éthique, IV, 45).
50"L'entendement peut déterminer la volonté suivant la prévalence des perceptions et raisons d'une manière qui, lors même qu'elle est certaine et infaillible, incline sans nécessiter"(Leibniz, Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, II, xxi).
51Ce mot, forgé par Horace Walpole, "vous le comprendrez mieux par l'origine que par la définition. J'ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu'elles ne cherchaient pas du tout"(Walpole, Lettre à Horace Mann, 28 janv. 1754). L'historien Carlo Ginzburg l'appelle aussi la "vertu de Zadig", rappelant par là que le conte philosophique de Voltaire (Zadig ou la Destinée) s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion.

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