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samedi 22 mars 2014

LIRE VII : L'ENJEU ETHIQUE DE LA LITTERATURE (suite et fin).

(... suite et fin de l'Enjeu Ethique de la Littérature)

On a sans doute déjà tout dit sur ce type de relation présumée entre la littérature et la morale. Nous nous contenterons, ici, d'en souligner trois aspects. Un premier aspect de cet enjeu moral possible pour la littérature réside dans une contingence confinant à l'improbabilité. Nous voulions savoir s'il n'existait pas, entre la littérature et la vie humaine, une relation qui fût le jouet des circonstances et non pas une relation interne d'appartenance ou d'exclusion ; nous sommes servis. Et la littérature elle-même nous en offre le spectacle. Car, pour un Dante prenant Virgile pour guide dans les Enfers de la Divine Comédie, pour un Montaigne et un La Boétie nourris l'un et l'autre de littérature gréco-latine et s'éduquant l'un l'autre, combien de Des Esseintes ou d'Emma Bovary pour lesquels l'enjeu, soi-disant d'édification morale, de la littérature la plus classique et du meilleur goût n'aura pas eu tout à fait l'effet escompté. Au point qu'en dépit des gigantesques efforts d'érudition littéraire que son ami Bouvard a accomplis et qui n'ont rien à envier au méthodisme alphabétique de l'Autodidacte de la Nausée de Sartre, Pécuchet constate que "son vieux Bouvard tournait à la bédolle1, bref, ''n'y était plus du tout''"(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, v). Hegel remarque ironiquement dans ses Leçons d'Esthétique que le "roman d'apprentissage"2 (der Bildungsroman) cher aux romantiques finit toujours de la même façon : le héros devient "un philistin comme les autres [ein Philister so gut wie die anderen]" ! Un philistin quand ce n'est pas un cynique comme dans le Portrait de Dorian Gray dans lequel Oscar Wilde montre un héros dont les turpitudes morales affectent, certes, son "portrait" (qui, en l'occurrence, est peint mais qui pourrait, tout aussi bien, être écrit, biographique), lequel portrait n'influence toutefois nullement le comportement du personnage, voulant dire par là que si la stigmatisation picturale du mal n'a pas, sur l'auteur mêmes des actes répréhensibles, l'incidence rétroactive que d'aucuns3 lui supposent, combien moindre doit-elle être sur de simples spectateurs anonymes. En effet, la principale limite, me semble-t-il, d'une conception de l'enjeu de la littérature comme édification morale du lecteur en terme d'encouragement au bien et de détestation du mal réside, précisément, dans le statut littéraire du mal. Comme le dit Jacques Bouveresse, "le principe de la critique moraliste qui reconnaît, sans l'avouer, que le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, est que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §26). Sauf que, si la mise en scène littéraire du bien a quelques chances de le faire apparaître comme désirable4, en revanche, celle du mal s'avère être manifestement incapable de le rendre détestable.
Tous les procès en immoralité qui ont été intentés à Flaubert, à Baudelaire, à Wilde, etc., partent de cet aveu implicite d'impuissance et que Georges Bataille analyse de la façon suivante :
"seule la littérature pouvait mettre à nu le jeu de la transgression de la la loi -sans laquelle la loi n'aurait pas de fin- indépendamment d'un ordre à créer. La littérature ne peut assumer la tâche d'ordonner la nécessité collective [...]. Le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme5, n'est d'ailleurs l'objet que d'une condamnation ambiguë. C'est le Mal assumé glorieusement, comme l'est, de son côté, celui que la guerre assume [...]. Il serait, d'ailleurs, vain de dissimuler que, dans le Mal, toujours un glissement vers le pire apparaît, qui justifie l'angoisse et le dégoût. Il n'en est pas moins vrai que le Mal, envisagé sous le jour d'une attirance désintéressée vers la mort, diffère du mal dont le sens est l'intérêt égoïste. Une action criminelle ''crapuleuse'' s'oppose à la ''passionnelle''. La loi les rejette l'une et l'autre, mais la littérature la plus humaine est le haut lieu de la passion"(Bataille, la Littérature et le Mal, i). 
Bref, en admettant, comme le fait d'ailleurs Bergson, que "la littérature la plus humaine est le haut lieu de la passion6", le lecteur, loin de ne faire siennes que les plus nobles et les plus vertueuses parmi les passions, a une obscure tendance à glisser aussi et, peut-être même, avant tout, vers les plus perverses et les plus vicieuses. Ce qui est sans doute là un facteur d'universalité pour une pratique artistique qui serait, autrement, condamnée au relativisme si elle se bornait à ne promouvoir qu'une morale dont les normes sont diverses et changeantes. Voilà le second problème que nous voulions aborder. Il est clair que, ce qui fait la valeur des oeuvres de Rabelais, de Chaucer, de Sade ou, plus près, de nous d'Elfriede Jelinek, ce qui fait l'intérêt de certains romans policiers, ce n'est pas la promotion du Bien. Non plus, d'ailleurs que celle du Mal. Car au fond, nous sommes tous platoniciens : nous sommes bien convaincus que nul ne fait le mal volontairement et donc, que pour l'accomplir, il faut bien être mû par quelque ressort mystérieux autant qu'impérieux. Et c'est cet impératif mystérieux qui intéresse l'écrivain et qui nous fascine, ce que nous voyons être les motivations profondes des méchants et des coquins et dont l'évocation, sinon la description réaliste et détaillée, qui est toujours assimilée, par les moralistes, à de la complaisance pour le Mal7. Contrairement à ce qu'à l'air de croire Bergson, dans le théâtre de Molière, les figures de l'excès que sont Tartuffe, Alceste ou Don Juan, sont loin d'être univoques et, partant, répulsives car, si les personnages, par eux-mêmes, sont, certes, comiques, les figures du bon goût et de la modération qui leur sont opposée, par exemple, Orgon, Philinte ou Sganarelle apparaissent aussi comme passablement ridicules8. Le théâtre de Molière n'est pas un théâtre de Guignol car, comme le dit Bataille, "le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme, n'est d'ailleurs l'objet que d'une condamnation ambiguë". Et l'ambiguïté provient de ce que, sauf peut-être dans les romans de hall de gare ou de supermarché, la littérature est rarement manichéenne. La multiplication romanesque des points de vue donne souvent au Mal l'allure d'un problème plutôt que d'une évidence. C'est ce qui fait la puissance de l'oeuvre d'un Flaubert, d'un Dostoïevski, d'un Musil ou d'un Céline et qui justifie Oscar Wilde à écrire que "l'appellation de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un livre est bien écrit ou mal écrit. Et c'est tout"(Wilde, le Portrait de Dorian Gray, préf.). Or, troisième problème, à la limite, la seule attitude consistante pour un moraliste radical revient à comprendre la formule de Wilde selon laquelle "l'appellation de livre [...] immoral ne répond à rien" comme signifiant que c'est l'institution même du théâtre, voire de la littérature tout entière qui est immorale. Par exemple pour Pascal9 dont l'argument est que
"tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie [c'est-à-dire, ici, le théâtre en général]. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l'amour ; principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées ; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les mêmes effets, que l'on voit si bien représentés ; et l'on se fait en même temps une conscience fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y voit, qui ôtent la crainte des âmes pures, qui s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage. Ainsi l'on s'en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l'amour, et l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vus si bien dépeints dans la comédie"(Pascal, Pensées, B11).
Donc, contrairement à ce que dit Bergson, la "représentation si naturelle et si délicate des passions" dans la tragédie, loin d'en désamorcer les effets potentiellement destructeurs pour l'individu et la société, a plutôt l'effet inverse car "sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les mêmes effets". Donc, pour Pascal, c'est l'amour-propre et non l'amour du bien qui est flatté par le spectacle (ou la lecture) des passions sublimées. C'est l'amour-propre du lecteur-spectateur qui est le véritable enjeu de la représentation de l'amour, et "principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête". Or, l'amour-propre c'est, sinon le Mal, du moins l'immoralité absolue, celle qui, en nous faisant préférer ce "moi" haïssable à Dieu10, nous éloigne du Bien. Bref, pour le vrai moraliste, "la vraie morale se moque de la morale"(Pascal, Pensées, B4), à commencer par celle qui est dispensée par les oeuvres humaines. Donc effet moralisateur peu perceptible dans le meilleur des cas, voire trouble attirance pour le mal, et, dans le pire des cas, pour un simulacre de morale. Il est difficile, dans ces conditions, de parler d'un enjeu moral pour la littérature. Tout au plus parlera-t-on d'une intention morale (moralisatrice) de certaines oeuvres11.

Notre problème est donc à présent de savoir dans quelle mesure la littérature peut être considérée comme une activité qui, non seulement a quelque chose à voir avec le bien vivre, contrairement à ce que prétendent Barthes, Foucault et les textualistes, mais aussi dont cet enjeu, sans être a priori nécessaire comme chez Heidegger ou Wittgenstein, ne doive pas pour autant sa contingence à une improbable connaissance du Bien comme pour Platon ou Plotin, ni à une tout aussi improbable connaissance de ce qui est bien, comme c'est le cas pour Bergson et les moralistes. Platon a sans doute raison sur un point important contre la plupart des conceptions que nous venons d'étudier : le texte littéraire nous apprend quelque chose, nous apporte (ou prétend nous apporter) une connaissance. En effet, comme Jacques Bouveresse le souligne, "il est difficile de renoncer à appliquer le terme de ''connaissance'' à ce que nous procure la littérature si elle nous permet d'accéder à quelque chose comme la vérité la plus importante de toutes, à savoir celle de la vie elle-même"(Bouveresse, la Connaissance de l'écrivain, §29). Pourtant cette vérité est contingente. Elle n'est pas a priori, elle n'est pas nécessaire, elle pourrait ne pas être. Non pas dans le sens où la littérature pourrait ne pas exister : on n'a pas d'exemple de civilisation sans littérature, fût-elle orale12. Mais dans le sens où toute littérature n'a pas le même pouvoir didactique, ainsi que Platon l'avait déjà remarqué. Sauf que ce n'est pas une question de tout-ou-rien mais une question de degré. Et l'enjeu de cette différence de degré dans la connaissance de la vie, c'est l'imagination du possible. Aristote nous dit, en effet, que
"l'affaire du poète, ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité [kata to eïkos è to anankaïon]. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne consiste pas en ce que l'un écrit en vers, et l'autre en prose. Quand l'ouvrage d'Hérodote serait écrit en vers, ce n'en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l'un parle de ce qui est arrivé, et l'autre de ce qui aurait pu arriver. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus précieux [spoudaïotéron] que l'histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers. Les généralités, ce sont les choses qu'il arrive à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la nécessité, et c'est à quoi réussit la poésie, en imposant des noms propres. Le détail particulier c'est, par exemple, ce qu'a fait Alcibiade ou ce qui lui a été fait"(Aristote, Poétique, 1451a-b).
Le poète (poïètès), c'est-à-dire l'écrivain, ne parle pas, nous dit Aristote, "de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité", voulant dire par là, que, même conduit par la nécessité (le destin), a fortiori par la vraisemblance (le hasard), il y a toujours un parti à prendre et que c'est ce parti qui, participant de la contingence des affaires humaines, constitue, par excellence, l'arrière plan éthique du récit :
"le caractère éthique, c'est ce qui est de nature à faire paraître le dessein [estin dé èthos mén to toïouton ho dèloï tèn proaïrésin]. Voilà pourquoi il n'y a pas de caractère éthique dans ceux des discours où ne se manifeste pas le parti que l'on adopte ou repousse, ni dans ceux qui ne renferment absolument rien comme parti adopté ou repoussé par celui qui parle"(Aristote, Poétique, 1450b).
Donc si "la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus précieux [spoudaïotéron] que l'histoire", ce n'est pas une question de style, ce n'est pas parce que la poésie est "belle". Un ouvrage historique pourrait être "beau", "écrit en vers, ce n'en serait pas moins une histoire". La différence spécifique de la littérature dans le genre du récit, nous dit Aristote, c'est que "la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers" : la poésie (la littérature), au rebours de l'histoire, généralise notre connaissance en l'ouvrant à la modalité du possible ou, plus précisément, du conditionnel irréel (ou contrefactuel), "de ce qui aurait pu arriver", sous-entendu "et qui n'est pas arrivé". Par là, la littérature se distingue à la fois de l'histoire qui relate l'événement particulier qui est réellement arrivé, mais aussi de la science qui énonce des lois générales faisant abstraction de tout cas particulier mais qui, s'il lui arrive de faire des hypothèses, ne conjecture que ce qui peut arriver (conditionnel potentiel ou factuel). L'enjeu éthique de la littérature, c'est donc qu'elle nous apprend tout ce que, ni l'histoire, ni la science ne peuvent nous apprendre. Elle nous apprend ce qu'il aurait été possible de faire, de penser, de percevoir ou de sentir lors même que nous ne l'avions pas imaginé pour la raison que ce n'est encore jamais arrivé, ou bien que c'est arrivé contre toute vraisemblance13. C'est ainsi que
"la bonne littérature est dérangeante14 d'une façon dont l'écriture de l'histoire et de la science sociale, dans bien des cas, ne l'est pas [...]. La structure même de l'interaction entre le texte et le lecteur imaginé invite le lecteur à voir comment les formes modifiables de la société et des circonstances ont une incidence sur la réalisation d'espérances et de désirs partagés"(Nusbaum, Poetic Justice, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §22).

Un des procédés contrefactuels les plus efficaces et, partant, les plus dérangeants de la (bonne) littérature consiste à inventer des situations telles que "la structure même de l'interaction entre le texte et le lecteur imaginé" permet à celui-ci de "voir" les ressorts des motivations des différents personnages, notamment les ressorts de pouvoir et de domination, qui, en règle générale, ne sont pas visibles dans la vie ordinaire. Par exemple, mettant à jour toute l'ambiguïté du personnage du marchand de tableaux Arnoux dans l'Éducation Sentimentale de Flaubert, Bourdieu écrit :
"Arnoux était, d'une certaine façon, prédisposé à remplir la fonction de marchand d'art, qui ne peut assurer le succès de son entreprise qu'en se dissimulant la vérité, c'est-à-dire l'exploitation, par un double jeu permanent entre l'art et l'argent. Cet être double ''alliage de mercantilisme et d'ingénuité''15, d'avarice calculatrice et de ''folie'' (au sens de Mme Arnoux, mais aussi de Rosanette), c'est-à-dire d'extravagance et de générosité autant que d'impudence et d'inconvenance, cumule à son profit, au moins pour un temps, les avantages des deux logiques antithétiques, celles de l'art désintéressé qui ne connaît que des profits symboliques, et celle du commerce : sa dualité, plus profonde que toutes les duplicités, lui permet de prendre les artistes à leur propre jeu, celui du désintéressement, de la confiance, de la générosité, de l'amitié (''Arnoux l'aimait -Pellerin- tout en l'exploitant'') et de leur laisser ainsi la meilleure part, les profits symboliques de ce qu'ils appellent eux-mêmes la ''gloire'', pour se réserver les profits matériels prélevés sur leur travail"(Bourdieu, les Règles de l'Art, pro.).
Et, d'une manière générale, "toute l'existence de Frédéric [Frédéric Moreau, le personnage principal du roman], comme tout l'univers du roman, va s'organiser autour de deux pôles, représentés par les Arnoux et les Dambreuse : d'un côté, l'art et la politique, de l'autre, la politique et les affaires"(op. cit.). Voilà pour les ingénus qui prendraient l'Éducation Sentimentale pour un Bildungsroman, voire un roman d'amour. On dira que c'est là le point de vue de l'interprète savant. Voire. Toujours est-il que le roman de Flaubert nous offre, entre autres lectures possibles16, celle-ci dont l'enjeu éthique a beau n'être que contingent, il n'en est pas moins, comme le dit Martha Nusbaum, "dérangeant" au sens où "l'oeuvre littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social17, que nombre d'écrits à prétention scientifique (surtout lorsque, comme ici, les difficultés qu'il s'agit de vaincre pour accéder à la connaissance sont moins des obstacles intellectuels que des résistances de la volonté"(op. cit.). Bourdieu met ici l'accent sur le noeud du problème : si nous ne "voyons" pas qu'un marchand de tableau est, avant tout, un marchand, c'est parce que nous ne "voulons" pas le voir, parce que des "forces de refoulement", comme dirait Freud, s'opposent à ce que nous puissions le voir. Et ces forces sont le résultat d'une certaine éducation qui nous a rendu familier le mythe d'un monde de l'art complètement désintéressé18, lequel n'est, pour Bourdieu, qu'un cas particulier de ce qu'il appelle "l'économie des biens symboliques", à savoir le déni de réalité économique dans le cas des biens dont la raison d'être n'est pas explicitement l'échange marchand19. Et ce que Bourdieu fait dans le domaine de l'économie, Girard le réalise dans la sphère de la métaphysique :
"seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se proclamaient les disciples des Anciens. Le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une nouvelle forme de copie [...]. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i).
Girard veut dire que l'enjeu éthique éminent de la (bonne) littérature, c'est de nous dessiller quant à une forme de domination plus insidieuse encore, car plus générale, que l'exploitation économique : l'hétéronomie du désir. L'un des dogmes les plus fondamentaux de notre société prétendument libérale est en effet celui du pouvoir absolu que chaque individu possède sur ses désirs20. Dogme qui trouve sa consécration littéraire dans la figure du héros romantique. Lorenzo : "Il faut que je sois un Brutus [...]. J’ai travaillé pour l’humanité [...]. Je voulais me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante"(Musset, Lorenzaccio, III, 3). Hernani : "parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves, je grandis, et demain, trois mille de ses braves, si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor, viendront"(Hugo, Hernani, I, 2). Etc. Tous les héros romantiques désirent faire quelque chose de grand. Et si l'objet (désiré) est grand, c'est que le sujet (désirant) l'est déjà : l'effet ne peut pas être plus parfait que sa cause. Or, nous dit René Girard,
"dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable21. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir"(Girard, la Violence et le Sacré).
Pour reprendre l'exemple de Bourdieu, Pellerin (le peintre) n'est pas seulement victime d'Arnoux (le marchand de tableaux) : il est aussi et avant tout victime de son désir inconscient d'imiter un modèle de vie bohème où le prestige artistique vaut mieux que l'argent. C'est pourquoi Girard suggère de réserver à la littérature qui se propose de révéler la présence du tiers désirant (qu'il appelle "le médiateur") le qualificatif de "romanesque" et celui de "romantique" à la littérature qui l'ignore ou feint de l'ignorer22. En ce sens, le paradigme romanesque lui paraît résider dans la Recherche du Temps Perdu où "le mimétisme du désir est tel [...] que les personnages sont dits jaloux ou snobs selon que leur médiateur est amoureux ou mondain [...]. Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire [...]. Le désir proustien est à chaque fois triomphe de la suggestion sur l'impression23"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). On voit bien en quoi les travaux de Bourdieu ou de Girard mettent en pleine lumière l'enjeu éthique possible (mais non nécessaire) d'un texte littéraire selon que celui-ci contribue plus ou moins à perfectionner en nous "ce mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison, détermine notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour l’homme en général"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b) tant il est vrai que l'attitude éthique par excellence consiste à "s’efforce[r] par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, [...] s’efforce[r] donc, par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de vivre heureux"(Spinoza, Éthique, IV, 73). Et il ne fait guère de doute que cette puissance d'émancipation collective de la littérature à travers la prise de conscience possible d'un certain nombre de faits possibles représente, en dépit de toute sa contingence, un danger pour tout ordre social inégalitaire24 qui a tôt fait d'euphémiser ses craintes, comme le dirait Bourdieu, en rebaptisant "défense de l'ordre moral" sous les auspices du Bien et du Mal ce qui n'est en réalité qu'une défense de l'ordre social caractérisé par la domination et l'exploitation.

Le problème majeur que pose cette conception de l'enjeu éthique de la littérature en termes d'émancipation collective possible sous l'effet de l'imagination sollicitée par l'évocation du possible contrefactuel, c'est que cet enjeu est plus attendu que réellement constaté. À partir de 1916, on pouvait lire ceci dans les tranchées :
"le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité : une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races : la division nette, tranchée -et vraiment irrémissible, celle-là- qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent ... ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres"(Barbusse, le Feu, xxii).
La dénonciation romanesque de la barbarie belliqueuse en contexte capitaliste par Henri Barbusse venait de recevoir le Prix Goncourt. Pour autant, aucune vague de rébellion ni de désertion n'a pu être corrélée avec la lecture de ce roman. Et de quels effets émancipateurs se sont accompagnées les ambitions de Balzac de bâtir, avec sa Comédie Humaine, une "cathédrale" avec "à la base de l'édifice : les Études de mœurs [qui] représentent les effets sociaux. La seconde assise est les Études philosophiques, car, après les effets viendront les causes. [...] Puis, après les effets et les causes, doivent se chercher les principes"(Balzac, Lettre à Ewelina Hanska), ou de Zola pour qui le romancier "dissèque l'homme, étudie le jeu des passions, interroge chaque fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a honte ni répugnance lorsqu'il fouille les plaies humaines. Il n'a souci que de vérité et étale devant nous le cadavre de notre coeur"(Zola, Écrits sur le Roman), ou encore celle de Flaubert qui voulait montrer que "nous crevons par la blague, par l'ignorance, par l'outrecuidance, par le mépris de la grandeur, par l'amour de la banalité, et le bavardage imbécile"(Flaubert, Lettre à George Sand), bref, par la bêtise ? Certes, changer la société n'était pas leur but. Mais dans quelle mesure peut-on dire qu'ils ont réussi à faire connaître les mécanismes profond de l'aliénation sociale à ceux qui ne les soupçonnaient pas déjà ? De sorte que, plutôt que de parler d'enjeu éthique possible, s'agissant de l'effet attendu d'un certain corpus littéraire, je préfère parler de cette prise de conscience collective comme d'une finalité, d'un télos, d'une "idée régulatrice" au sens kantien25. Cela dit, nous ne comprendrions pas l'engouement à peu près universel pour la littérature et, notamment, pour le roman, si ceux-ci ne comportaient pas, au-delà des fonctions, des intentions et des finalités, un véritable enjeu éthique pour le lecteur dans le sens où, littéralement, la présence de la littérature améliore la vie du lecteur ou, a contrario, dans le sens où son absence la rend moins bonne. Un exemple typique de cet effet attendu nous est fourni par la portée "morale" des contes de fées d'après Bruno Bettelheim :
"ce n’est pas seulement parce que le méchant est puni à la fin de l’histoire que les contes ont une portée morale ; dans les contes de fées, comme dans la vie, le châtiment, ou la peur qu’il inspire, n’a qu’un faible effet préventif contre le crime ; la conviction que le crime ne paie pas est beaucoup plus efficace, et c’est pourquoi les méchants des contes finissent toujours par perdre. Ce n’est pas le triomphe final de la vertu qui assure la moralité du conte mais le fait que l’enfant, séduit par le héros s’identifie avec lui à travers toutes ses épreuves. À cause de cette identification, l’enfant imagine qu’il partage toutes les souffrances du héros au cours de ses tribulations et qu’il triomphe avec lui au moment où la vertu l’emporte sur le mal. L’enfant accomplit tout seul cette identification, et les luttes intérieures et extérieures du héros impriment en lui le sens moral"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées).
Contrairement à ce qu'avancent les moralistes, la force didactique de la (bonne) littérature enfantine ne consiste pas à dresser l'inventaire des avantages du Bien ou des inconvénients du Mal : "dans les contes de fées, comme dans la vie, le châtiment, ou la peur qu’il inspire, n’a qu’un faible effet préventif contre le crime". D'un autre côté, si l'enjeu éthique ne consistait, comme nous l'avons évoqué supra, qu'à faire prendre conscience au lecteur des mécanismes d'aliénation sociale dont il a toutes les chances d'être le jouet, les contes de fées n'auraient aucune vertu éducative : d'une part parce que les destinataires de ces récits n'ont pas encore fait l'expérience des mécanismes sociaux apparents auxquels ils pourraient confronter les mécanismes réels suggérés par l'auteur, d'autre part parce que les situations contrefactuelles y dépeintes sont trop caricaturales pour qu'on puisse, même en tant qu'adulte averti, voir dans les personnages de l'ogre, de la sorcière, du géant, du loup, etc., des métaphores des figures de la domination sociale réelle. Pour Bettelheim, l'enjeu éthique (il dit "moral", mais on comprend en quel sens) est ailleurs, précisément dans "le fait que l’enfant, séduit par le héros s’identifie avec lui à travers toutes ses épreuves". Il ne s'agit pas seulement pour l'enfant, comme le pense Bergson, d'éprouver de la sympathie pour le bon ou le gentil et de vouloir lui ressembler, c'est-à-dire de copier consciemment ses actes, pensées, gestes et émotions, mais de s'identifier inconsciemment à lui, de s'imaginer être lui. Bettelheim est dans le droit fil de la psychanalyse freudienne dans le cadre de laquelle le phénomène psychique de l'identification inconsciente est une nécessité sociale. Ce qui est en jeu, c'est l'édification d'un idéal du moi : "l'attachement réciproque qui existe entre les individus doit résulter d'une identification fondée sur une communauté affective ; et nous pouvons supposer que cette communauté affective est constituée par la nature du lien qui rattache chaque individu à un chef comme substitut du père"(Freud, Psychologie Collective et Analyse du Moi, vii). Le héros mythique comme objet d'identification sociale précoce à travers la lecture des contes est donc, clairement, un substitut symbolique du père. En tout cas, pour Freud et Bettelheim, l'enjeu éthique de ce type de littérature est évident : sans elle26 la construction de la personnalité individuelle est fortement carencée. Est-ce à dire que tout l'enjeu éthique de la littérature réside dans ce processus psychologique d'identification du lecteur à un héros ? À lire certains critiques littéraires, notamment dans les grands media, on serait tenté de le croire : l'identification aux personnages serait l'alpha et l'oméga de l'intérêt porté par le lecteur au roman (ou à la pièce de théâtre, ou au film, etc.). Sauf que Bettelheim nous met en garde sur ce que
"les personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans la réalité. De même qu’une polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon ou tout méchant. Un frère est idiot, l’autre intelligent. Une sœur est vertueuse et active, les autres infâmes et indolentes. L’une est belle, les autres sont laides. L’un des parents est tout bon, l’autre tout méchant. La juxtaposition de ces personnages opposés n’a pas pour but de souligner le comportement le plus louable, comme ce serait vrai pour les contes de mise en garde […]. Ce contraste des personnages permet à l’enfant de comprendre facilement leurs différences, ce qu’il serait incapable de faire aussi facilement si les protagonistes, comme dans la vie réelle, se présentaient avec toute leur complexité. Pour comprendre les ambiguïtés, l’enfant doit attendre d’avoir solidement établi sa propre personnalité sur la base d’identifications positives"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées).
Les personnages des contes de fée "ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans la réalité" : Bettelheim veut dire par là que les situations contrefactuelles qui y sont représentées sont encore plus invraisemblables que dans le reste de la littérature afin que les facultés cognitives de l'enfant puissent isoler des qualités humaines bien identifiables qui se trouvent ainsi, en quelque sorte, personnifiées (au lieu de dire "un frère est idiot, l’autre intelligent", Bettelheim aurait pu dire "l'intelligence est incarnée dans un frère, l'idiotie dans l'autre") pour plus de clarté. Mais ce côté caricatural, manichéen est évidemment voulu et nécessaire pour que l'enfant apprenne quelque chose au moyen d'un récit qui est à la portée de son discernement, "ce qu’il serait incapable de faire aussi facilement si les protagonistes, comme dans la vie réelle, se présentaient avec toute leur complexité". De sorte que l'identification à un héros n'est, en réalité, que la mémorisation inconsciente d'une attitude éthique simple (l'enfant n'a pas, pour le moment, à la rendre compatible avec d'autres attitudes possibles) et abstraite (l'enfant n'a pas, pour le moment, à s'en servir pour prendre des décisions qui engagent son existence). Sauf que, pour Bettelheim, ce que nous venons de dire ne vaut que pour un enfant. Et, pour lui, comme, d'ailleurs, pour Freud, l'enfance est un état transitoire27.

La littérature nous offre un magnifique exemple des effets néfastes de l'identification régressive de l'adulte à ses héros préférés avec le personnage d'Emma Bovary. Celle-ci, tout en ayant été élevée dans un couvent, est parvenue à se faire prêter quantité de romans qui ne sont pas, à proprement parler, dans la droite ligne des Évangiles, dans lesquels
"ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir"(Flaubert, Madame Bovary, I, vi). 
Si Emma Bovary née Rouault avait été une personne réelle au lieu de n'être qu'un personnage de roman, on aurait sans doute dit qu'elle a été une enfant intellectuellement précoce, quoiqu'un peu rêveuse et que, grâce à ses lectures, elle s'est construit une riche personnalité, sensible et ouverte au monde, dotée d'un "idéal du moi"28 très élevé. Oui mais voilà (et là, on n'est plus très loin de Bouvard et Pécuchet) : Emma est une "éponge". À force de s'identifier puis de se ré-identifier complètement et aléatoirement à des héros de légende, donc, comme nous l'avons dit supra, à mémoriser des attitudes éthiques caricaturales, simples et abstraites, sa personnalité n'a plus aucune cohérence et plus aucune capacité à s'adapter à la vie sociale qui exige, tout au contraire, un "moi" social complexe29. Bref, ce qui est un passage psychologique obligé, constitutif du polymorphisme infantile, devient une tare chez l'adulte. De sorte que l'identification aux personnages fictifs que présente la littérature, premièrement est plutôt une fonction qu'un enjeu30, secondement est psychologique plutôt qu'éthique, troisièmement est transitoire plutôt que contingente. Il semblerait même que, si enjeu éthique il peut y avoir pour la littérature, l'un des aspects les plus importants de cet enjeu soit de dépasser la tendance infantile à l'identification à des personnages fictifs monovalents. Toute la réflexion esthétique de Bertolt Brecht part de ce constat :
"[le plus souvent], les personnages principaux sont tenus dans le général afin que le spectateur puisse plus facilement s’identifier à eux. En tout cas, tous leurs traits proviennent de cette sphère limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire : "oui, c’est bien cela". [Par exemple], nous nous identifions à Œdipe car les tabous existent toujours et la méconnaissance ne protège pas du châtiment, à Othello car la jalousie nous donne toujours du fil à retordre et de la propriété tout dépend, à Wallenstein car nous devons être libres pour la concurrence et loyaux, sinon elle prendra fin. [Or] nous avons besoin d’un théâtre qui n’apporte pas seulement les sensations, les aperçus et les impulsions qu’autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines dans lequel les diverses actions se déroulent, mais qui emploie et engendre des idées et des sentiments qui jouent un rôle dans la transformation du champ lui-même. [Dans notre théâtre] il est difficile au spectateur de s’identifier. Il ne peut pas simplement sentir :"moi aussi, j’agirais ainsi", tout au plus peut-il dire :"si j’avais vécu dans de telles circonstances …" […] et c’est là le commencement de la critique. […] C’est ce regard aussi difficile que productif que le théâtre doit provoquer par ses reproductions de la vie en commun des hommes. Il doit amener son public à s’étonner, et cela se fait par une technique de distanciation du familier [Verfremdungseffekt]"(Brecht, Petit Organon pour le Théâtre).
Le risque de régression infantile, et donc, avec lui, le risque d'aliénation sociale par le spectacle31 et la lecture est tel que la littérature d'adulte, au rebours de la littérature enfantine, doit lutter contre le risque d'identification du lecteur ou du spectateur au moyen d'effets stylistiques de distanciation de nature à ménager l'étonnement. Le seul reproche que l'on adressera à cette conception brechtienne du théâtre (que l'on peut, sans trop de difficultés, me semble-t-il, étendre à l'ensemble de la littérature), c'est qu'elle se trompe de cible. En effet, elle est explicitement dirigée contre Aristote32. Ce qui repose, comme nous allons le montrer, sur une mésinterprétation de la Poétique. Certes, Aristote parle bien de la valeur éthique de la tragédie comme reposant sur cette tendance à la mimèsis qu'il dit inhérente à la nature humaine et dont l'enjeu est la katharsis des passions. Mais il ne veut pas dire, comme le croit Brecht, que la mimèsis est un processus psychologique et inconscient d'identification au sens où en parle la psychanalyse, par exemple. La mimèsis33 est même tout bonnement le contraire d'une identification en ce sens-ci. Elle est, avons-nous vu, une forme de connaissance : celle du possible contrefactuel, du conditionnel irréel, non celle du présent réel, encore moins celle du familier. Or, la connaissance d'un possible qui n'a jamais eu lieu, a fortiori d'un possible contraire à toute vraisemblance, voilà qui, précisément, du moins chez l'adulte qui comprend l'invraisemblable comme invraisemblable, doit susciter l'étonnement34, ce Verfremdungseffekt, "ce regard aussi difficile que productif" que Brecht appelle de ses voeux. Le théâtre, nous dit Brecht, "doit amener son public à s’étonner, et cela se fait par une technique de distanciation du familier". Mais celui d'Aristote a précisément
"pour objet [...] des événements qui suscitent crainte et pitié [phobos kaï éléos] sentiments [qui] naissent surtout lorsque ces événements, tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1452a).
Bref, Aristote est tout à fait d'accord avec Brecht pour refuser que la littérature pour adulte tombe dans la facilité infantilisante et aliénante de l'identification mais que, tout au contraire, elle aiguise le sens critique du lecteur-spectateur dont, nous dit-il, la crainte et la pitié sont le meilleur indice. Brecht a l'air de croire que de telles émotions et, en général la sympathie35 éprouvée pour le personnage suppose nécessairement l'identification au personnage. Or, s'il est exact que les personnages de Brecht, de Beckett, d'Ionesco etc. ne suscitent, en général, aucune sympathie et, partant, interdisent toute identification mimétique, pour autant, la sympathie mimétique éprouvée pour Oedipe, Othello ou Wallenstein ne consiste pas, comme le dit Brecht à penser "moi aussi, j’agirais ainsi", voire "moi aussi, je serais ainsi". Si de tels personnages nous sont, en effet, "sympathiques", c'est que "la tragédie est l'imitation [mimèsis] d'une action de caractère noble et complète [...] qui est faite par des personnages en action"(Aristote, Poétique, 1450a). C'est par ce qu'ils auraient pu faire ou être (conditionnel contrefactuel) qu'ils nous intéressent. Non par ce qu'ils font ou sont. Car, à proprement parler, ils ne sont rien et ne font rien. Aristote est très clair : la tragédie est "l'imitation [mimèsis] d'une action", non une action ; et, ce sont des personnages qui se démènent, non des personnes36, pour ne rien dire de l'"espace" dans lequel ils évoluent et qui est l'espace logique du livre ou l'espace scénique du théâtre, et non l'espace de la nature ou de la Cité. Encore une fois, la littérature s'adresse, en général, à des êtres humains suffisamment éduqués pour être capables d'établir spontanément ce genre de distinctions. À cet égard, la raison d'être du texte littéraire, qu'il soit écrit ou qu'il soit joué, est de parfaire notre éducation nous apporter une connaissance contrefactuelle. Et l'effet attendu d'une connaissance est l'intelligence critique, la compréhension consciente, non l'identification inconsciente. Si l'on demande alors comment il est possible qu'une connaissance, a fortiori contrefactuelle et critique, puisse "suscit[er] crainte et pitié [phobos kaï éléos]", on répondra que la question même suffit à définir ce qu'Aristote appelle "la purification [katharsis] propre à pareilles émotions"(op. cit.). Cette "purification", qu'on ferait mieux, sans doute, de traduire simplement par "perfectionnement", réside justement dans le fait d'éprouver, en situation contrefactuelle, des émotions que, normalement, nous n'éprouvons que lorsque nous sommes directement confrontés à des situations bien réelles dans lesquelles l'intégrité physique et/ou morale de nous mêmes ou de nos proches nous semblent menacées. Sauf que nous ne le sommes pas et que nous le savons. Et c'est ce en quoi, précisément, consiste ledit "perfectionnement" : sentir en l'absence même du stimulus réel qui, normalement, nous fait sentir et commencer de réagir en conséquence. Mais commencer seulement, car la contrefactualité notoire de la situation inhibe évidemment les mouvements qui, normalement, accompagnent, e.g., la crainte (fuir, se protéger) et la pitié (porter secours, consoler), inhibition qui elle aussi, participe de ce perfectionnement, car, nous dit Aristote, "des objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image la plus fidèle. C’est le cas des bêtes sauvages les plus repoussantes et des cadavres"(Aristote, Poétique, iv, 1448b). C'est donc dans cette manifestation de sympathie mimétique à l'égard d'une situation contrefactuelle que nous savons être telle que consiste la katharsis aristotélicienne. Et la nature de cette sympathie mimétique s'éclaire encore mieux si l'on considère avec Aristote que
"l'ami, qui est un autre soi-même, procure ce qu'on ne peut se procurer par soi-même [...]. L'homme est un être social fait pour vivre en communauté [...]. L'homme heureux a donc besoin d'amis"(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1169b).
Au fond, les personnages fictifs de nos romans et de nos pièces de théâtre sont nos amis virtuels. Et nous craignons ou souffrons pour eux, le temps d'une lecture ou d'un spectacle, d'une part parce que nous voyons en eux des alter ego37, et d'autre part parce que nous leur sommes reconnaissants de nous "procure[r] ce qu'on ne peut se procurer par soi-même", en l'occurrence la connaissance contrefactuelle d'une situation que nous n'aurions, autrement, jamais imaginée par nous-même. En somme, la katharsis propre à la littérature est cet enjeu éthique consistant à parfaire l'éducation d'un public pour qu'il se sente suffisamment concerné par des situations contrefactuelles qui impliquent des êtres fictifs et le préparer par là à l'être d'autant plus et mieux, par le sort des être réels, en l'occurrence, par leur bonheur ou leur malheur : 
"le point le plus important, c'est la constitution des faits, car la tragédie est une imitation non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans une action, et la fin est une action, non une qualité"(Aristote, Poétique, 1450a).
Raison pour laquelle l'impact de la connaissance contrefactuelle prodiguée dans ces conditions est toujours plus fort que celui de la connaissance du réel, qu'elle soit historique ou scientifique38.

À présent, pour peu que l'on ait suivi Aristote, l'enjeu éthique de la littérature saute aux yeux. Il consiste en effet à procurer à l'être social que nous sommes cette forme d'amitié particulièrement raffinée qui ne se réduit, ni à l'adoption d'un code de conduite morale, fût-il incarné en un maître, ni avec la (con)fusion de la nôtre avec une tierce personnalité (sauf à un stade précoce et bien déterminé de notre développement mental et psychologique), mais, tout au contraire, contribue à nous apporter une connaissance, et la connaissance la plus précieuse qui soit : celle du possible qui ouvre à l'infini nos possibilités d'interaction avec le monde, naturel ou social. Mais alors, quel est l'objet de cette connaissance, la plus importante de toutes, que nous apporte la littérature, si elle ne porte pas, principalement, sur les structures d'aliénation psycho-sociales diverses et variées qui entravent cette prise de conscience ? À cette question, Marcel Proust répond : la connaissance contrefactuelle de soi-même. Non la connaissance de soi-même comme être empirique réel (pour cela, nul besoin de littérature), mais la connaissance de soi-même comme sujet métaphysique possible39. Et ce type de connaissance, à portée éminemment éthique, suppose nécessairement la médiation du langage. À ce propos, Aristote fait remarquer que
"seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] ; le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, 1252b-1253a).
Les animaux tâchent de vivre. Nous nous évertuons à vivre bien, ou, en tout cas, mieux, le mieux possible. Et le caractère bon ou mauvais d'une vie humaine n'appartient pas, directement, à nos expériences empiriques vécues40, mais, indirectement, aux jugements de valeur dont nous assortissons de telles expériences. Pour Proust, comme pour Spinoza, Aristote ou Wittgenstein41, le caractère authentiquement humain, et donc aussi la valeur, de l'expérience vécue dépend de ce que nous en disons après-coup, et, en tout cas, du fait que nous en disions quelque chose ou, au contraire, que nous l'occultions. Ce qui est extrêmement problématique. Car, premier problème,
"cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste [...], ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés""(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).
Proust établit ici une analogie entre, d'une part, l'image photographique virtuelle causée par un bombardement bien déterminé de photons sur une plaque sensible et la photographie révélée et développée par un traitement approprié, d'autre part une banale expérience vécue au présent et la même expérience valorisée car remémorée après-coup. Prendre conscience de soi, c'est, chez Proust comme chez Freud, toujours réactiver un souvenir latent. Le caractère humain de l'expérience vécue ne réside donc pas dans l'interaction immédiate (au présent) entre notre corps et notre milieu extérieur que les empiristes analysent en termes de sensations et les phénoménologues en termes de flux de conscience42. Mais, second problème,
"si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d'œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ?"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280).
Si tel était le cas, nous dit Proust, il suffirait d'évoquer volontairement telle ou telle expérience vécue comme si nous déroulions "une sorte de film cinématographique" pour y avoir accès. Or ce n'est pas parce que nous nous comprenons lorsque "nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs" que de telle expressions évoquent nécessairement, pour chacun des interlocuteurs, la même réalité vécue43 :
"une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui"(op. cit.).
Voilà un des thèmes favoris de Proust : la madeleine n'est pas seulement "un de ces gâteaux courts et dodus [...] qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques"(Proust, du côté de chez Swann, I, i, 44), c'est aussi, pour parler comme Deleuze, le "signe" d'une réalité tout autre, celle d'une expérience unique mais passée, c'est-à-dire perdue dans le temps et dont la récognition possible par le sujet humain qui l'a vécue conditionne rien moins que sa propre conscience réflexive de soi, autrement dit l'effort éthique par excellence44. Et pour qu'une telle récognition soit possible, il importe que soit établi "un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément", en l'occurrence, entre les sensations présentes qu'il faut prendre pour ce qu'elles sont, à savoir les "signes" de la réalité vécue (et non la réalité elle-même) et les souvenirs passés dont ces sensations sont les causes occasionnelles d'une réminiscence possible mais difficile à obtenir dans la mesure où les "signes" susceptibles d'occasionner cette réminiscence ne sont pas nécessairement les mêmes pour tout le monde. Et puis, troisième problème, cette mise en relation ne peut, de toute façon, être volontaire ou bien, si elle l'est, le résultat sera décevant en ce qu'il ne conduira pas à l'essence de l'expérience réellement vécue :
"sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m'arrêtais pas [...]. Je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264).
Bref, seul le hasard des rencontres est à même d'établir cette relation, pourtant si essentielle, entre le temps présent mais perdu et donc sans valeur (l'expérience d'une dalle, d'une serviette, d'une madeleine) et le temps passé retrouvé et valorisé et, donc, constitutif d'une connaissance de soi comme sujet métaphysique. Valorisé par quoi, dira-t-on, si la mémoire volontaire ne nous est, en l'occurrence, d'aucun secours ? Eh bien par le hasard d'une autre rencontre, avec ce que Deleuze appelle un "signe". Lorsque le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, en laçant sa bottine, pense brusquement à sa grand-mère récemment disparue, qu'est-ce qui donne de la valeur à ce banal fait de la vie quotidienne ? C'est le fait qu'un simple objet usuel (une bottine) fasse spontanément surgir à la mémoire du sujet un tel flot de souvenirs qui le replongent dans son propre passé, donc dans son être possible, qui joue le rôle de signe, qui est en fait un signal, mais un signal de circonstance, non biologiquement institué. Ce qui explique que l'être ainsi signifié soit simplement possible. Car si l'attitude éthique doit consister, in fine, à prendre conscience de soi, alors cette connaissance est irrémédiablement suspendue à la fois au hasard des rencontres de la vie quotidienne, à l'improbabilité des rencontres avec les signes et, bien entendu, à la fragilité de l'interprétation subjective de "l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, [comme] critérium de vérité et [qui] à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit"(Proust, le Temps Retrouvé, 2273) qui s'ensuivra. D'où, quatrième et dernier problème, si, comme c'est le cas pour le Narrateur de la Recherche, nous n'avons accès, dans le meilleur des cas, qu'à une connaissance subjective et aléatoire de nous-même, combien plus improbable doit être cette prise de conscience lorsqu'elle dépend, en plus, d'un hasard supplémentaire, celui de la représentation littéraire de situations contrefactuelles susceptibles de réactiver en nous des souvenirs latents. Eh bien non, nous dit Proust, c'est le contraire qui se produit. Car, pour lui, la raison d'être et donc l'enjeu éthique de l'art en général, c'est justement de concentrer le hasard, d'augmenter la probabilité de telles rencontres :
"y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne [...]. Il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1721-1885).
Tout le talent de l'artiste se résume à cela : intuitionner des formes de figuration qui sont capables de constituer un réseau de signes secondaires (les signes primaires étant ceux des rencontres spontanées) grâce auxquels "notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie"45. "Notre personnalité", dit Proust. C'est-à-dire ensemble, celle de l'artiste et celle de son public. On comprend alors que, parmi les formes d'art, aucune n'est plus adéquate à valoriser l'expérience vécue que celle dont les signes sont des signes par nature et non par destination : la littérature. Signes qui, ipso facto, ne sont plus dès lors tout à fait subjectifs et privés, même s'ils ne sont pas, loin de là, objectifs et publics comme ceux du langage scientifique46.

Ce qui explique que le Narrateur de la Recherche du Temps Perdu finit par devenir écrivain au terme d'un parcours initiatique compliqué. Pendant tout ce temps (perdu puis retrouvé), il aura évidemment vécu ces expériences diverses et variées que vit, ordinairement, tout être humain, mais qui attendent d'être valorisées pour être constituées en réalité consciente. Ensuite, il a longtemps tergiversé sur la nature de l'activité littéraire avant de comprendre que
"pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2281).
Tâche colossale et terriblement aléatoire que celle consistant à "traduire" dans un langage vernaculaire un "texte" des signes dont le sens n'est que virtuel, puisque l'écrivain ne sait pas, a priori, lesquelles vont être "révélées" parmi ses propres expériences "perdues" et, a fortiori, parmi celles de ses lecteurs potentiels. L'écrivain ne décrit pas la réalité au sens où le scientifique le fait : il ne part pas de ce qu'il croit être une réalité pour en dresser un tableau, mais, à l'inverse47, il peint un tableau de ce qu'il espère devoir correspondre à une réalité : "une fois devant son papier, [Jean] écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru intelligent et beau"(Proust, Jean Santeuil, 701). Mais l'enjeu n'en vaut-il pas la chandelle ? C'est, aujourd'hui, devenu un lieu commun de la critique littéraire, que d'affirmer que toute écriture est écriture de soi-même, que tout récit est, au fond, auto-biographique. Si cela veut dire que, pour écrire son livre, l'écrivain n'a, à sa disposition que l'alphabet qu'il connaît, à savoir celui de sa langue et celui de ses propres expériences conscientes, c'est un truisme : "notre vie n'est absolument pas séparée de nos oeuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues"(Proust, Jean Santeuil, 345). Mais si cela veut dire que l'écrivain, en usant de ce qu'il sait de sa langue et de sa vie (et comment pourrait-il en être autrement ?) décrit la réalité de sa propre vie, c'est faux : "écrire un roman et en vivre un n'est pas du tout la même chose, quoi qu'on dise. [...] Comment donc [les scènes racontées] pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ? C'est que, au moment où je les vivais, c'est ma volonté qui les connaissais dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m'échappait"(op. cit.). Encore une fois, la matière littéraire (romanesque, poétique, théâtrale, etc.) n'est que le signe de cette réalité, non la réalité elle-même, c'est le signifiant, non le signifié. Le problème qui se pose à l'écrivain, avons-nous dit, c'est de signifier la vraie vie, la vie authentiquement humaine, celle du "temps perdu", des expériences vécues par les uns et les autres et qui sont occultées aux yeux de leurs propres sujets aussi longtemps qu'elles n'auront pas été révélées par le hasard des rencontres. "Et à ce problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, I, 444). L'artiste et, plus particulièrement, l'écrivain, c'est donc celui qui sait que la "vraie vie" est d'autant meilleure qu'elle nous procure plus d'occasions de prendre conscience de nous-même et que, pour cela, il faut forcer la main au hasard à travers "une solution générale, littéraire". Du coup, l'enjeu éthique se double d'un enjeu clairement épistémique :
"par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285).
Mais il n'y a, en réalité, qu'un seul enjeu. Car cette multiplication des "mondes possibles" n'est autre que la diffraction des points des vue possibles sur le monde à partir du fractionnement des "moi" pensants qui sont ceux des différents personnages48, fractionnement qui augmente le nombre de situations contrefactuelles susceptibles de révéler le "moi" de l'auteur comme celui du lecteur. René Girard insiste sur le fait que
"Marcel Proust appelle ''Moi'' les ''mondes'' projetés par les médiations successives [c'est-à-dire par les diverses contraintes imposées par la présence des tiers]. Les ''Moi'' sont parfaitement isolés les uns des autres, incapables de se remémorer les ''Moi'' passés ou de pressentir les ''Moi'' futurs"(Girard, Mensonge Romantique, Vérité Romanesque, iii).
À propos de l'un de ses peintres favoris, Proust remarque que "la barrière du moi individuel dans lequel il était un homme comme les autres est tombée"(Proust, Notes sur le Monde Mystérieux de Gustave Moreau). Par où l'on rejoint à la fois le thème brechtien de la nécessité du Verfremdungseffekt et le thème aristotélicien de la nécessité de la philia dans la quête de soi-même. On pourrait objecter à Proust que l'on ne sait pas très bien qui, de l'écrivain ou du personnage romanesque, est ici l'ami virtuel49. Bien que l'on puisse trouver, chez Proust, des arguments pour étayer chacune des deux hypothèses, il semble cependant pencher pour la dernière : "ses personnages nous apparaissent si vivants que nous n'aimons pas à songer que c'est une invention artificielle qui les a fabriqués plutôt que d'autres"(Proust, Jean Santeuil, 200). La preuve en est que nous sommes chagrinés à l'idée de les quitter :
"alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l’air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. [...] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l’amour qu’ils nous avaient inspiré et dont l’objet nous faisait tout à coup défaut"(Proust, sur la Lecture). 
Il reste que, ce qui nous importe, dans cette forme d'amitié "pure" et silencieuse, c'est que notre puissance d'être, en termes de "moi" possibles50, avons-nous dit, se trouve accrue et perfectionnée par cette relation mimétique51 que nous entretenons avec nos "amis" littéraires. Lesquels nous sont d'autant plus indispensables qu'ils nous révèlent à nous-mêmes. Pas seulement, comme chez Aristote, en nous faisant imaginer ce que nous aurions pu faire ou être dans les situations contrefactuelles qu'ils nous font explicitement connaître. Mais aussi, et peut-être surtout, en nous faisant éprouver ces sentiments souvent étranges et qui fussent restés insoupçonnés s'ils n'avaient été suscités par l'heureuse évocation de quelque souvenir latent, c'est-à-dire perdu puis, miraculeusement, retrouvé (qu'on songe à l'étonnement du Narrateur en découvrant ce sentiment d'étrangeté qu'il éprouve lui-même devant les deux clochers de Martinville dans du côté de chez Swann). Grâce à Médée, la Princesse de Clèves, Rastignac, Fabrice del Dongo, Ulrich ou le père Karamazov,
"nous pouvons déjà être capables de grandes passions pour les personnes vivantes et pour les personnages des livres, sans savoir encore rien de la vie, sans en comprendre la plupart des rapports"(Proust, Jean Santeuil, 201),
C'est en ce sens qu'ils rendent meilleur le lecteur, qu'ils permettent "de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2273)52. Perfection que Proust, à la notable différence d'Aristote, n'envisage que par et dans la littérature, au point de soutenir que "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284). Ce qui se comprend aisément : si pour Aristote, il n'est d'amitié réelle que publique et discursive, en revanche, pour Proust, "l’atmosphère de cette pure amitié [qu'est la lecture] est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes"(Proust, sur la Lecture). Or, en l'occurrence, c'est bien sur nous-même qu'il s'agit de discourir en donnant l'occasion au texte littéraire de stimuler notre mémoire involontaire. L'enjeu éthique d'une oeuvre littéraire se présente donc sous un double aspect : la recherche du "temps perdu", c'est-à-dire la quête métaphysique de soi-même pour l'écrivain comme pour son lecteur et, pour l'un comme pour l'autre, l'exploration imaginative de nouveaux mondes possibles, c'est-à-dire, in fine, de nouveaux "moi" possibles. Et, en tant qu'il fonde une éthique de la sérendipité53 comme art de tirer le meilleur parti possible du hasard des circonstances, nous pensons avoir montré combien cet enjeu est contingent.

1Devenait complètement idiot.
2C'est ainsi que l'on qualifie certains romans, essentiellement de veine romantique, après la parution et le succès des Souffrances du Jeune Werther de Goethe. À ne pas confondre avec le roman pour la jeunesse.
4En tout cas, consciemment désirable. Ce qui ne présume évidemment pas de sa réalisabilité, encore moins de sa réalisation, contrairement à l'optimisme platonicien : "je vois le meilleur et je l'approuve, mais j'accomplis le pire [video meliora proboque, deteriora sequor]"(Ovide, Métamorphoses). Cf. pour bien agir, doit-on savoir ce qu'est le Bien ?
5Bataille se réfère aux deux pulsions fondamentales qui sont la base de la psychanalyse freudienne : la pulsion de vie, de construction, Eros, et la pulsion de mort, de destruction, Thanatos.
6Ce qui n'implique d'ailleurs pas que "toute poésie exprime des états d'âmes", en tout cas qu'elle n'exprime que cela et que lesdits états soient conscients. Nous y reviendrons avec Aristote et Proust.
7"Au procès de Flaubert [à la suite de la publication de Madame Bovary], le réquisitoire du procureur Pinard dénonce la ''peinture réaliste'' et invoque la morale qui ''stigmatise la littérature réaliste'' [...]. Les attendus du jugement reprennent les termes de l'accusation par deux fois et insistent sur ''le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères''. De même, dans les attendus de la condamnation des Fleurs du Mal [après réquisitoire du même procureur Pinard !], on lit que Baudelaire s'est rendu coupable d'un ''réalisme grossier et offensant pour la pudeur'' qui conduit à ''l'excitation des sens''"(Bourdieu, les Règles de l'Art, I, i). Encore récemment, après l'obtention du Prix Goncourt en 2006, Jonathan Littell a été soupçonné de complaisance avec le nazisme dans les Bienveillantes, au motif que son roman met en scène de façon trop "réaliste" un haut responsable SS (Maximilien Aue) pendant la dernière guerre, ses états d'âmes, ses réflexions, sa culture, bref, sa vie.
8Pour le cas particulier d'Alceste, cf. Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les Spectacles et Musset, une Soirée Perdue.
9Mais aussi, avec des argument différents, pour Calvin, Bossuet et même Rousseau. Rappelons aussi que, dans le chant V de l'Enfer de Dante, nous trouvons, relégués dans les Limbes (plus précisément dans le 2° cercle, celui réservé aux luxurieux), Paolo et Francesca da Rimini, coupables de s'être aimés après ... avoir pris connaissance des exploits, pourtant édifiants, des Chevaliers de la Table Ronde ! Pour ne rien dire de la diabolisation du théâtre comique par les moralistes (cf. Eco, le Nom de la Rose) ...
10"La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi [...]. Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé"(Pascal, Pensées, B100-492).
11Pour reprendre la catégorisation austinienne que nous utilisions supra pour l'analyse du textualisme, la morale interviendra peut-être dans la force illocutoire du texte littéraire, mais certainement pas dans son effet perlocutoire. Or, il n'y a pas enjeu s'il n'y a pas d'effet attendu, sinon constaté.
12Ce qui relance le débat entre Platon et Derrida sur la priorité de l'oral sur l'écrit.
13"Comme le dit Agathon, il est vraisemblable que bien des choses arrivent contre toute vraisemblance" (Aristote, Poétique, 1456a).
14Les régimes totalitaires l'ont bien compris, comme le montre, par exemple, le tristement célèbre autodafé du 10 mai 1933 à Berlin contre die entartete Literatur, "la littérature dégénérée". Cela dit, si "la bonne littérature est dérangeante", en rapprochant Aristote et Martha Nusbaum, on comprend aisément en quoi le (mauvais) journalisme est, lui, arrangeant qui se complaît dans l'anecdote, le fait divers, le happening, autant de façons parcellaires et désarticulées de faire connaître l'ordre social et, en rendant impossible une vision globale de l'essentiel, d'en interdire toute forme de critique. Jacques Bouveresse rappelle à ce sujet qu'"un des reproches principaux que Karl Kraus adresse à la presse est précisément d'avoir tué l'imagination et, du même coup, la sensibilité, ce qui a rendu possibles des catastrophes qui pouvaient sembler à première vue inconcevables comme celles de la Première Guerre Mondiale, pour ne rien dire de celles qui ont suivi"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §23).
15Bourdieu cite, bien entendu, des fragments du texte de Flaubert.
16Autre lecture possible : Sartre, dans l'Idiot de la Famille, suggère que l'amour de Frédéric pour Marie Arnoux pourrait n'être qu'une forme sublimée de l'amour homosexuel refoulé qu'il porterait à son ami Deslauriers. Cf. Compréhension, Interprétation et Autorité chez Arendt, Bourdieu et Wittgenstein.
17Sartre semble aller dans le même sens lorsqu'il remarque que "les différentes formes de l'oppression, en cachant aux hommes qu'ils étaient libres, ont masqué aux auteurs tout ou partie de cette essence [émancipatrice de la littérature]"(Sartre, qu'est-ce que la Littérature ?, iii). Mais c'est pour ajouter aussitôt que "la littérature d'une époque déterminée est aliénée lorsqu'elle n'est pas parvenue à la conscience explicite de son autonomie et qu'elle se soumet aux puissances temporelles ou à une idéologie, en un mot, lorsqu'elle se considère elle-même comme un moyen et non comme une fin inconditionnée"(op. cit.). Or, s'il faut attendre qu'une oeuvre littéraire ait atteint cette "conscience explicite de son autonomie" qu'exige Sartre, quelle littérature, de quelle époque et de quel pays, serait-elle à même de nous émanciper ? Si les oeuvres de Bossuet, Jünger ou Céline ont une valeur littéraire et, donc, peut-être, un certain enjeu éthique, c'est précisément en ce qu'elles recèlent, malgré tout, des détails susceptibles de nous faire "voir" quelque chose qu'elles ne peuvent ou ne veulent "dire", et qui, partant, échappe à l'aliénation idéologique. Daniel Arasse dit, à propos de la peinture : "il est fort possible que l'artiste ait caché, dans l'intimité du tableau, quelque chose que le commanditaire n'a pas à voir ou, qu'au contraire, à la demande du commanditaire, il y a quelque chose que le spectateur ne verra pas"(Arasse, Histoires de Peintures, §20). Simplement, ce qu'Arasse appelle "le commanditaire", c'est ce que Sartre nomme "les puissances temporelles ou idéologiques".
18"Le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet [...] par une satisfaction ou un déplaisir indépendant de tout intérêt"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 211).
19"L’économie des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être caché ou, du moins, laissé dans le vague"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi).
20"Le libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés, nous rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes"(Descartes, Traité des Passions, art.152) ; "l’esprit a, dans la plupart des cas, un pouvoir de suspendre l’exécution et la satisfaction de l’un quelconque de ses désirs et ainsi, de tous, l’un après l’autre"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxi, 47).
21La démarche de René Girard est très spinozienne : "les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquels ils sont déterminés"(Spinoza, Éthique, III, 2).
22De ce point de vue, les présupposés des moralistes sont, typiquement, romantiques : c'est de son propre fonds (vertueux ou pervers) que le lecteur-spectateur tire son inclination pour le bien ou pour le mal.
23"Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça !", "enfonçait" à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain"(Proust, du Côté de chez Swann, II, 157).
24C'est-à-dire, jusqu'à preuve du contraire, pour tout ordre social !
25"Cet usage [...] régulateur [...] sert à mettre, autant qu'il est possible, de l'unité dans les connaissances particulières et à approcher ainsi la règle de l'universalité"(Kant, Critique de la Raison Pure, AK III-429) ; "ce faisant, nous obtenons seulement un fil conducteur pour considérer les choses naturelles en rapport avec une raison déterminante déjà donnée"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, AK V-379). Une finalité est donc quelque chose de plus qu'une simple intention, puisque c'est un principe d'organisation systématique de la pensée ou de l'action, mais l'engagement y est moindre que dans un enjeu qui envisage toujours les conséquences attendues de ce qui est fait ou pensé.
26On objectera que la lecture des contes n'est pas universelle et que, même dans notre culture, sa pratique est assez récente. À quoi Bettelheim répond que "pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la vie intellectuelle de l’enfant, à part ses expériences immédiates au sein de sa famille, reposait sur les histoires mythiques et religieuses et sur les contes de fées. Cette littérature traditionnelle alimentait l’imagination de l’enfant et la stimulait. En même temps, comme ces histoires répondaient aux questions les plus importantes qu’il pouvait se poser, elles apparaissaient comme un agent primordial de sa socialisation. Les mythes et les légendes religieuses, qui leur sont très proches, présentaient à l’enfant un matériel qui lui permettait de former ses concepts sur l’origine et les fins du monde et sur les idéaux sociaux auxquels il pouvait se conformer"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées). On pourrait juste ajouter que "pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la vie intellectuelle de l’enfant" ainsi que celle de la plupart des adultes "reposait sur les histoires mythiques et religieuses et sur les contes de fées" !
27Toute la psychanalyse peut d'ailleurs être lue comme le tableau effrayant des désastres qu'entraînent la stagnation, voire la régression des adultes aux stades infantiles. Cf., par exemple, l'Avenir d'une Illusion et Malaise dans la Civilisation de Freud, ainsi qu'Éros et Civilisation de Marcuse.
28"Quand sa mère mourut, [...] Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne parviennent jamais les coeurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et les voix de l'Éternel discourant dans les vallons"(Flaubert, Madame Bovary, I, vi) ; "les sentiments sociaux reposent en effet sur des identifications avec d’autres membres de la collectivité ayant le même idéal du moi"(Freud, Essais de Psychanalyse).
29La personnalité d'Emma Bovary est, en ce sens, très différente de celle de l'Anna Karénine de Tolstoï en dépit des similitudes de surface entre les deux "histoires" (sensualité, mésalliance, adultère, suicide).
30Cf. note 38.
31Entre autres, Guy Debord dans la Société du Spectacle ou Ray Bradbury dans Farenheit 451, distinguent l'effet aliénant du spectacle collectif de celui de la lecture solitaire, ce que nous ferons pas ici.
32"Ce que les Anciens font faire, selon Aristote, à leur tragédie, ne peut être qualifié de plus élevé ni de plus bas que de divertir les gens [...]. Et cette katharsis d'Aristote, purification par la crainte et la pitié, ou de la crainte et de la pitié, est une purgation qui n'était pas seulement organisée de manière plaisante, mais très expressément pour donner du plaisir"(op. cit.). Il est tout à fait saisissant que Brecht reprenne à son compte la condamnation platonicienne de la mimèsis (notamment en réhabilitant l'épopée et sa diègèsis au détriment de la tragédie) comme activité futile de divertissement destinée à des foules ignares en mal de divertissement.
33Le terme grec est traduit, selon les cas, par "imitation", "image" ou ... "représentation théâtrale". Notons cependant que le suffixe -sis de mimèsis suggère un processus plutôt que le résultat de celui-ci (le résultat de la mimèsis étant la mimèma).
34Le merveilleux fascine l'enfant, mais étonne l'adulte. Rappelons que "ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques"(Aristote, Métaphysique, 982b).
35Au sens étymologique de sun pathéïa, d'"émotion partagée". Il va de soi que l'effet de ce partage peut être aussi cet asservissement dont parlent Brecht, Bourdieu ou Girard, ou la vénération comme chez Bergson, ou encore l'identification dont fait état Bettelheim. Mais, dans le cadre de la mimèsis aristotélicienne propre à la littérature, la sympathie aboutit à tout autre chose.
36Un personnage est l'exemple d'un faisceau de caractères, propriétés et relations, dont l'ensemble est, en général (mais pas toujours), identifié par un nom propre. Le nom propre a donc, en l'occurrence, une référence (cet ensemble de caractères) qui n'est pas une dénotation (un objet extérieur réel). Cf. Philosophie Anaytique, Littérature et Sémantique.
37J'en profite pour faire remarquer que la langue latine dispose de deux termes pour désigner l'altérité : alter et alius. Le premier connote une complémentarité (l'alter, c'est l'autre parmi deux), le second une extranéité (l'alius, c'est le complètement autre, l'étranger). En ce sens, l'alter ego n'est pas l'alius ego. Ce n'est pas un "moi étranger", voire étrange. C'est mon complément, ce qui me manque encore pour être pleinement "moi". L'alter ego, c'est ce qui m'altère et non ce qui m'aliène !
38La mauvaise littérature et les media l'ont bien compris qui n'hésitent pas à détourner cet effet catarthique de son enjeu éthique en le transformant en enjeu commercial : il faut et il suffit, en effet, de susciter du sentiment par des moyens rhétoriques ou mécaniques plutôt que par une démarche littéraire toujours beaucoup plus compliquée et, surtout, terriblement aléatoire !
39Comme le dit aussi Wittgenstein, "le sujet n'appartient pas au monde mais est une frontière du monde [...]. Le moi n’appartient pas au monde mais est une limite du monde [...]. Le moi n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine, mais le sujet métaphysique qui est limite et non partie du monde"(Wittgenstein, Tractatus, 5.631-5.632-5.641). De sorte qu'"il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66).
40De même, pour Spinoza, le bien ou le mal "n'est rien par [lui]-même, ce n'est rien qu'un être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous comparons les choses entre elles"(Spinoza, Lettre à Blyenbergh, 28 janv. 2665).
41"Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux [...]. La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps [...]. Dieu ne se révèle pas dans le monde [...]. Les faits appartiennent tous seulement au problème, non pas à la solution"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43-6.4312-6.432-6.4321).
42"Une impression frappe tout d’abord les sens [...], de cette impression l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a cessé [...], cette idée [...] en revenant à notre âme produit une impression nouvelle"(Hume, Traité de la Nature Humaine I, i, 2) ; "Dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu'on a d'en faire la synthèse"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i).
43D'où le (faux) problème (soi-disant) philosophique consistant à se demander comment les hommes peuvent se comprendre dès lors que les expériences vécues par les uns et les autres lors de leur apprentissage du langage sont nécessairement différentes. Aporie classique qui, d'une manière ou d'une autre, débouche toujours sur cette reductio ad absurdum : le langage n'est pas adéquat à la communication humaine (cf., par exemple, dans quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?) et dont les solutions, tout aussi classiques, reposent sur la distinction de la valeur et de l'origine (Kant), de la dénotation et de la connotation (Mill), du sens et de la représentation (Frege), de l'indication et de l'expression (Russell), de la description et de la manifestation (Wittgenstein), etc., mais qui exerce, encore aujourd'hui, en tant qu'argument sceptique, une attraction irrésistible.
44Spinoza résume l'attitude éthique en disant que "notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant [...] en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 39).
45Au point que le connaisseur va être tenté d'effectuer le chemin inverse : au lieu d'attendre que son vécu soit valorisé, a posteriori, par les signes de l'oeuvre d'art, il va établir, a priori, une relation entre ces signes et une expérience vécue possible : "depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des "natures mortes""(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 681-682). Attitude qui correspond, typiquement, au dandysme, par exemple, d'Oscar Wilde lorsqu'il déclare que "la vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie"(Wilde, le Déclin du Mensonge).
46De là cette source inépuisable d'apories philosophiques à propos de la soi-disant valeur universelle de l'oeuvre d'art.
47"L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après : ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres"(Proust, le Temps Retrouvé, 2273)
48En ce sens, on peut sans doute dire que, de même que la musique "moderne" promeut la polyphonie jusqu'à la discordance, le roman "moderne" ne craint pas la pluralité des points de vue : ainsi chez Proust, mais aussi chez Dostoïevski, Joyce, Beckett, Brecht, Woolf, Musil, etc. Remarquons que c'est moins le dogme des "trois unités" (de lieu, de temps et d'action) cher au théâtre classique, que celui de de l'unité de la conscience pensante propre à la philosophie classique qui est remis en question.
49L'ambiguïté ressurgit inévitablement chaque fois que le récit, tout en n'étant pas explicitement auto-biographique, est néanmoins écrit à la première personne.
50C'est-à-dire d'"essence" du moi. Proust, tout comme Leibniz (cf. Proust, Leibniz et les Monades Lisantes), tout comme Spinoza, assimile l'essence et le possible.
51Relation mimétique qui n'exclut pas le désir mimétique asservissant dont parle René Girard. Comme le dit Spinoza, "l'homme est un Dieu pour l'homme [...]. Le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment aussi"(Spinoza, Éthique, IV, 35-37). À quoi Bourdieu ajoute que "c’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). En l'occurrence, s'agissant de l'enjeu éthique possible de la littérature, entre le Dieu et le loup, il y a toute la différence entre la bonne et la mauvaise littérature, celle qui perfectionne les hommes et celle qui les infantilise, celle qui contribue à les éduquer et celle qui exerce sur eux une "désublimation répressive", selon l'expression de Marcuse.
52Comme chez Spinoza, pour Proust, la joie se confond avec ce surcroît de perfection : "plus nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 45). Et, comme chez Spinoza aussi, ce perfectionnement est la conséquence d'une fréquentation amicale aléatoire et non pas d'une relation pédagogique institutionnalisée comme pour Platon ou Bergson.
53Ce mot, forgé par Horace Walpole, "vous le comprendrez mieux par l'origine que par la définition. J'ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu'elles ne cherchaient pas du tout"(Walpole, Lettre à Horace Mann, 28 janv. 1754). L'historien Carlo Ginzburg l'appelle aussi la "vertu de Zadig", rappelant par là que le conte philosophique de Voltaire (Zadig ou la Destinée) s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion. La sérendipité peut aussi être rapprochée de ce que Machiavel nomme la virtù (cf. la Politique n'est-elle pas l'exercice de la virtuosité plutôt que de la souveraineté ?).

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